Compacts de Jazz Belge :
Les Nouveautés




Eve Beuvens : Inner Geography (Igloo Records), Belgique, 17 Septembre 2021
Eve Beuvens : Inner Geography
1. Phagocyte (4:57)- 2. Super Nina's (3:37) - 3. Jolene (4:43) - 4. Rain Drops Moving On A Window (5:56) - 5. Snow Wind and Wings (5:48) - 6. Your Own Title To This Song (2:55) - 7. L'auditorium de Ténériffe (5:57) - 8. Caravan (3:52)

Eve Beuvens (piano Steinway D-274). Enregistré les 26, 27 mars et les 14, 15 avril par Daniel Léon au Studio Igloo, Bruxelles.

La pianiste Eve Beuvens s'est lancée en solo au Gaume Jazz Festival il y a deux ans, une expérience rééditée à Flagey il y a quelques mois et qui a finalement débouché sur un premier album en solo. Ainsi après Noordzee en trio sorti en 2009, Heptatomic en septet en 2015 et deux enregistrements en quartet réalisés en collaboration avec le saxophoniste suédois Mikael Godée, Inner Geography présente un voyage plus introspectif en solitaire sur le prestigieux Steinway du studio Igloo.

Des deux reprises au répertoire, Jolene, le tube de Dolly Parton, est celle qui surprend le plus mais cette version ralentie aux harmonies rêveuses, dont le thème reste néanmoins immédiatement reconnaissable, s'inscrit à merveille dans l'univers poétique de la pianiste. La déconstruction de la mélodie vers la fin de la pièce évoque avec ses résonances habitées une lente et fascinante décomposition, se transformant peu à peu en un éloge de l'informe. Caravan est lui aussi transcendé, son exotisme moyen-oriental étant altéré au profit d'une errance dans un paysage sonore indéfini d'où finira par surgir de manière inattendue la mélodie originale de Juan Tizol.

Les six compositions originales s'inscrivent dans la même thématique d'un voyage intérieur et leurs intitulés sont autant d'indices pour en comprendre le sens. Phagocyte est l'histoire de deux thèmes qui s'entrechoquent et cherchent à s'imposer : l'un très sombre avec un emploi prédominant de notes graves et l'autre plus volatile et aérien. Rain Drops Moving On A Window est l'évocation des gouttes de pluie qui rebondissent sur une surface, créant une danse syncopée qui se prolonge, dans la seconde partie du morceau, par une belle improvisation. Quant à Snow Wind & Wings, il se rattache aux beautés hivernales, à ses sonorités cotonneuses ainsi qu'au mouvement des désormais célèbres perruches vertes de Bruxelles. On pense parfois à Debussy dont l'œuvre pour piano est pointilliste et légère, comme en absence de gravité : à l'instar de ce compositeur français, Eve Beuvens ouvre, elle aussi, des portes qui permettent d'accéder à une vision du monde plus contemplative et poétique.

La maîtrise d'Eve Beuvens, son toucher raffiné et ses nuances subtiles font merveille. Seule au clavier, elle crée des vibrations à partir de mélodies reprises ou inventées et les module comme un peintre joue avec les effets de la lumière sur les couleurs et les formes. C'est là une définition de l'art pictural impressionniste dont la pianiste vient de délivrer une parfaite illustration musicale.

[ Chronique de Pierre Dulieu ]

[ Eve Beuvens sur Igloo Records ]

Peter Hertmans Quintet : Live at Dommelhof (El Negocito Records) 2020
Peter Hertmans Quintet : Live at Dommelhof
1. Up-Town (8:48) - 2. Racconti (7:25) - 3. The One Step (11:29) - 4. One Chance (10:17) - 5. Merci Philip (14:21) - 6. Is That You? (5:29)

Peter Hertmans (guitare); Steven Delannoye (saxophone tenor); Nicola Andrioli (piano); Jos Machtel (contrebasse); Marek Patrman (drums). Enregistré live par Piet Vermonden le 18 octobre 2012 au Dommelhof, Pelt.

En octobre 2012, Peter Hertmans, à la tête d'un quintet, fut invité à se produire dans le beau domaine de Dommelhof dans la province du Limbourg et, par chance, le concert fut enregistré et est maintenant édité, huit années plus tard, par le label El Negocito. De toutes façons, cette musique ne se démode pas et sonne aussi fraîche aujourd'hui qu'elle l'était le soir du concert.

Le répertoire comprend une composition de Nicola Andrioli, Racconti, sur laquelle le pianiste dévoile déjà un lyrisme naturel qu'il aura l'occasion d'approfondir plus tard sur ses productions personnelles. Deux autres pièces ont été écrites par le saxophoniste Steven Delannoye. La première, Up-Town, qui ouvre l'album est un bop moderne qui permet au quintet de réchauffer l'atmosphère : après le thème exposé au ténor, les solos de piano, de guitare, de saxophone et finalement de contrebasse se succèdent sur un rythme efficace assuré par le tandem Jos Machtel / Marek Patrman. La seconde, One Chance, sonne comme une lamentation délivrée dans le silence d'un public respectueux. On en profitera pour souligner la qualité de cet enregistrement dont le son chaleureux flatte les oreilles de l'auditeur.

Les trois dernières compositions sont de Peter Hertmans. On épinglera le splendide Merci Philip, sans doute un hommage à Philip Catherine, qui figurait sur l'album Cadences du guitariste sorti en 2007 sur Mogno. Le leader y délivre une improvisation élégante qui séduit par ses qualités mélodiques mais aussi la fluidité de son phrasé, son enveloppe sonore et sa dynamique exceptionnelle. En ce qui concerne les deux autre titres, The One Step figurait également sur Cadences tandis que Is That You? est repris de l'album The Other Side, enregistré initialement en trio et paru en 2004 chez Quetzal Records. L'écouter dans ce contexte, réarrangé pour un quintet, est un vrai régal.

Ce disque qui est le témoignage d'un moment live exceptionnel est en soi un sacré album qui ravira tout fan de jazz surtout en cette période difficile où les concerts sont devenus très rares, voire impossibles. Faites-vous plaisir !

[ Chronique de Pierre Dulieu ]

[ Peter Hertmans et El Negocito Records sur Bandcamp ] [ Live at Dommelhof (CD / Digital) ]

Phil Abraham Quartet : Beauty First (Autoproduction), 2020
Beauty First
1. I'll Remember April (7:15) - 2. Charlie Et Le Pam (4:49) - 3. Watermelon Man (8:44) - 4. Vals Para Mani (5:46) - 5. New Orleans Comphilation (6:22) - 6. Esquisse (6:33) - 7. Up Jumped Spring (6:35) - 8. Faut Voir (7:10)

Phil Abraham (trombone), Fabien Degryse (guitare), Sal La Rocca (contrebasse), Thomas Grimmonprez (drums). Enregistré les 30 et 31 mai 2019 au Studio Pyramide, Beersel, Belgique.

Agrémenté d'une belle pochette, ce nouveau disque du tromboniste Phil Abraham est une autoproduction, un choix délibéré de son auteur qui a ainsi opté pour une totale liberté artistique. Beauty First a été enregistré en quartet avec trois vétérans de la scène jazz : le guitariste Fabien Degryse, le contrebassiste Sal La Rocca et le batteur français Thomas Grimmonprez. Comprenant huit titres, dont cinq de la plume du leader, le répertoire affiche une belle diversité, chaque morceau ayant son style propre.

Prenez Watermelon Man par exemple, ce titre culte de Herbie Hancock, inspiré par le rythme des carrioles des vendeurs ambulants de pastèques, est ici interprété dans une approche totalement différente de l'original : plus lente, plus bluesy, plus noire, plus moite, la mélodie s'étire sur une basse indolente en évoquant plutôt la déambulation nocturne d'un marcheur solitaire. Ce qu'on perd en exotisme, on le gagne en trouble et en mystère, celui d'une jungle urbaine peuplée par des bruits mystérieux modulés par le trombone. Cette volonté d'expérimenter tout en suggérant des images est poursuivie sur le standard I'll Remember April qui se voit lui-aussi doté d'un arrangement très original avec, en introduction, des effets imitant les cris des animaux qui sont intégrés avec cohérence dans le reste de l'expression artistique. C'est inattendu mais frais et totalement jouissif. Et l'interaction entre la guitare et le trombone, joué avec une belle maîtrise de l'intonation, est une pure délectation.

Les compositions originales ont aussi des histoires à raconter. Comme ce sympathique New Orleans Comphilation qui vogue sur la tradition tel un orchestre de parade dans le Faubourg Tremé. Vals Para Mani est un titre plus classique mais plein d'émotion avec un trombone mélancolique qui s'épanche sur un bel accompagnement de guitare. Quant à Faut Voir, autre ballade au tempo ralenti qui clôture le disque, elle est l'occasion pour Phil Abraham de rappeler quel musicien émérite il est : triturant la mélodie qu'il a inventée et tournant autour jusqu'à épuisement des possibilités, le tromboniste, bien épaulé par des complices, délivre un morceau atmosphérique qui nous laisse, une fois la dernière note éteinte, sur une impression de totale apesanteur.

Beauty First réussit l'exploit d'être à la fois classique, moderne et divertissant : ce n'est pas rien !

[ Chronique de Pierre Dulieu ]

[ Beauty First sur le site de Phil Abraham ]
[ Beauty First (CD / Digital) ]
[ A écouter : Beauty First (Teaser) - Watermelon Man ]

Hermia Ceccaldi Darrifourcq : Kaiju Eats Cheeseburgers (Indépendant), septembre 2020
Hermia Ceccaldi Darrifourcq
1. Ma-Rie Antoi-Nette (10:23) - 2. Kaiju Eats Cheeseburgers (7:47); 3. Disruption (12:51); 4. Charbon (5:11); 5. Collapse In Sportswear (5:49)

Manuel Hermia (ts, as, ss), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Sylvain Darrifourcq (drums, percussions). Enregistré en octobre 2019 au Studio Daft, Belgique.

Ce trio est né d'une rencontre dans un festival français entre le violoncelliste français Valentin Ceccaldi et le saxophoniste belge Manuel Hermia. Après s'être adjoint le batteur Sylvain Darrifourcq, le nouveau trio a enregistré un disque en 2013, God At The Casino, qui est sorti deux années plus tard sur le label anglais Babel. Les revoici avec un deuxième essai au nom étrange, Kaiju Eats Cheeseburgers, qui développe leur approche musicale commune pour le moins originale.

Le premier morceau donne le ton : un rock explosif qui m'évoque l'esprit de l'école R.I.O. d'Univers Zero par ses dissonances d'abord, mais aussi par le riche alliage de ses sonorités auquel succède, dans un grand écart, une longue plainte portée par un motif de basse qui va en accélérant comme une locomotive. Alors que le trio prend sa vitesse de croisière, le souffleur fait naître des paysages surréalistes qui se succèdent en rafale jusqu'à l'extinction des moteurs. Cette pièce fort bien agencée entre rock, jazz et orchestre de chambre a beau multiplier les incursions dans l'atonalité, elle n'en est pas moins aussi fascinante qu'une peinture expressionniste abstraite dont le propos est d'inviter chacun à trouver ce qu'il porte déjà en lui.

Les autres pièces du répertoire donnent libre cours à la fantaisie des trois musiciens en reprenant plus ou moins la même recette : explorer dans des investigations sonores, parfois "ambient" et minimalistes et parfois extrêmes et intenses, les forces chtoniennes qui se cachent sous les mélodies et les harmonies. De ces bruissements qui se transforment à l'occasion en fureur naît une poésie qui ne sera toutefois accessible qu'à ceux qui accepteront d'abandonner leurs repères pour s'engager sur des chemins obscurs et incertains. Les autres pourront toujours se délecter de l'expression libertaire de ces trois musiciens audacieux, de leurs étranges ostinatos, de leurs rythmes obsessionnels et de leur intense dynamique partagée. Comme il existait autrefois des cultes à mystères, Kaiju Eats Cheeseburgers est un disque à mystères !

[ Hermia Ceccaldi Darrifourcq sur le site de Manuel Hermia ]
[ A écouter : Hermia Ceccaldi Darrifourcq live at Tampere Jazz festival, 2019 ]

Sabin Todorov : Archaeology (Igloo IGL 315), 17 avril 2020
Archaeology
1. Archaeology (5:27) - 2. Kurosawa's fox wedding (5:57) - 3. Game of fear (4:12) - 4. My name is Sadness (8:03) - 5. What a mess (2:56) - 6. A piece of your soul (6:27) - 7. Flight over the ocean (5:41) - 8. El hierro (5:04) - 9. East (4:24) - 10. Unexpected rain (5:21)

Sabin Todorov (piano); Sal La Rocca (contrebasse); Lionel Beuvens (batterie)

Depuis qu'il s'est installé en Belgique en 1997, le pianiste bulgare Sabin Todorov a enregistré quatre albums sous son nom dont celui-ci, Archaeology, est le dernier en date. Il y est accompagné par le batteur Lionel Beuvens et le contrebassiste Sal La Rocca déjà présents sur ses deux disques Inside Story Vol. 1 et 2 sortis respectivement en 2008 et 2010.

Le titre Archaeology ne se réfère pas à une quelconque étude scientifique de civilisations disparues mais est plutôt une métaphore du voyage intérieur, le trio ayant choisi de nous emmener dans l’univers poétique du pianiste. On y rencontre donc des images rémanentes de ce qui a touché intimement le leader, images qui sont transcrites en mélodies et improvisations. Ici, une petite ritournelle entendue jadis au pays qui devient un thème mélancolique (Archaeology) propice à diverses ruminations ; là, le souvenir d'un film du réalisateur japonais Akira Kurosawa (Dreams); ailleurs, quelques notes sans doute inspirées par la magie des éléments et de la nature (Flight Over The Ocean). Le trio fraie son chemin en souplesse faisant naître à son tour d'autres souvenirs dans l'esprit de celui qui l'écoute.

La musique reste globalement sobre dans un registre nostalgique. Tout est dans la nuance, le clair-obscur, l'émotion. Parfois, une petite saute d'humeur vient perturber cette promenade mélancolique dans les replis de la mémoire. C'est le cas sur What A Mess, comme si le leader s'était soudain rappelé d'un évènement perturbant dont il aurait tenu à nous faire part.

Archaeology ravira les amateurs de piano jazz romantique ainsi que ceux qui aiment ralentir le temps, afin de méditer un peu sur les choses de la vie qui en valent vraiment la peine.

[ Archaeology (CD / Digital) ] [ Archaeology sur Igloo Records ]
[ A écouter : Archaeology ]

Igor Gehenot : Cursiv (Igloo Records), 24 janvier 2020
Cursiv
1. The Faith - 2. Cursiv - 3. Little Boy - 4. Hopeful - 5. Fat Cat - 6. Julia - 7. Yaï - 8. I remember Clifford - 9. Julia (Alternative Live Take)

Igor Gehenot (piano); Alex Tassel (bugle); Viktor Nyberg (contrebasse); Jérôme Klein (drums); David El-Malek sax (1, 2, 4, 5 & 9)

Sous cette couverture sans titre se niche Cursiv, deuxième album en quartet du pianiste liégeois Igor Géhénot avec le trompettiste français Alex Tassel qui n'y intervient plus comme invité mais bien comme un membre à part entière. Cette fois, l'invité est un autre jazzman français : le saxophoniste David El-Malek, surtout connu pour ses projets avec le pianiste Baptiste Trotignon, qui joue ici sur quatre titres (cinq si l'on ajoute la prise alternative de Julia).

Outre le standard I Remember Clifford écrit par Benny Golson, le répertoire comprend sept nouvelles compositions dues pour cinq d'entre elles à la plume du pianiste et, pour les deux autres, à celle du bugliste. Les inspirations des deux hommes sont admirablement croisées : la musique suggère tout du long une unité de pensée qui, comme c'était déjà le cas sur le disque précédent, n'est pas étrangère à la cohérence et à la qualité de l'album. Le style général reste un jazz moderne tendance post-bop mais entre les différents morceaux existent de grandes variations d'ambiance. Ainsi, le splendide The Faith est-il un moment intime de réflexion où le bugle soyeux délivre des phrases poétiques au-dessus des accords délicats du piano. La mélodie belle, parfaitement lisible et guidée par un profond lyrisme rend ce morceau concis très attachant. D'un autre côté, Yaï, écrit par le bugliste, est un pur bop au groove prononcé sur lequel il est difficile de ne pas hocher la tête en rythme avec la pulsation. Et c'est d'ailleurs le moment de souligner l'excellente contribution d'une section rythmique particulièrement dynamique composée du contrebassiste Viktor Nyberg et du batteur Jérôme Klein.

Ainsi de pièces mélancoliques et tendres en morceaux plus enlevés et virevoltants, le disque reflète les différentes facettes de ses interprètes, ce qui permet incidemment de l'écouter d'une traite avec un immense plaisir. Quant à David El-Malek, on appréciera tout particulièrement son jeu sur le titre éponyme marqué par son très beau solo et ses interventions en contrepoint du bugle d'Alex Tassel.

Le précédent opus, leur avait déjà rapporté un Octave en 2018 et Cursiv, qui est pétri dans le même moule, pourrait fort bien lui succéder.

[ Cursiv (CD / Digital) ]
[ A écouter : Cursiv ]

Anne Wolf Quatuor : Danse Avec Les Anges (Igloo Records), 16 août 2019
Danse Avec Les Anges
1. Légitime Désir (6:35) - 2. Blues Bubbles (6:39) - 3. Petite Pièce En Faux Mineur (9:12) - 4. Danse Avec Les Anges (a song for Anthony) (5:41) - 5. Sixte, Sept And Fun (5:47) - 6. 500 Miles High (6:20) - 7. Very Early (5:29) - 8. Intimacy (6:08) - 9. December In New-York (5:16)

Anne Wolf (piano); Sigrid Vandenbogaerde (violoncelle); Theo de Jong (guitare basse acoustique); Lionel Beuvens (drums) + Fabrice Alleman (sax soprano : 4). Enregistré en avril et mai 2019 au Synsound Studio à Bruxelles, Belgique

L'emploi de quatuor au lieu de quartet le suggère et les deux instruments solistes, piano acoustique et violoncelle, le confirment : ce disque serait plus proche du classique que du jazz. Pourtant, à l'écoute du premier titre, Légitime Désir, c'est bien du jazz qu'on écoute avec sa part d'improvisation et sa rythmique légère, toute en retenue certes, mais quand même bien présente. Bien sûr c'est d'un jazz européanisé qu'on parle, plus sophistiqué, plus écrit et plus tendre aussi, ornementé et teinté de romantisme. La référence au jazz américain est pourtant toujours présente, ne serait-ce que par la reprise de deux standards. 500 Miles High, jadis enregistré au piano électrique par Chick Corea avec Return To Forever sur l'album Light As A Feather, est ici rendu dans une version aérienne où l'improvisation incendiaire du saxophoniste Joe Farrell est omise au profit d'un échange serein entre guitare basse acoustique et violoncelle. En revanche, la ballade de Bill Evans, Very Early, est un choix beaucoup plus évident puisque cette valse écrite dans sa jeunesse était déjà à l'origine une composition classicisante d'inspiration lyrique.

Les autres titres, tous de la plume d'Anne Wolf, incitent le temps à suspendre son vol. La pianiste y fait constamment miroiter les mélodies auxquelles la violoncelliste apporte des nuances délicates. Comme dans une peinture de Monet qui exalte la couleur et rend visible la lumière, les notes ondoyantes dansent dans l'air en se mélangeant et invitent l'auditeur à recréer sa propre image du monde. Le quatuor se fait quintette sur le merveilleux Danse Avec Les Anges où un saxophone soprano vient souligner la mélodie avant de s'envoler comme une plume dans l'air frais du matin : c'est celui de Fabrice Alleman qui joue ici comme d'habitude avec une aisance qui laisse pantois. Le répertoire se referme sur December In NY, une composition où le swing émerge avec un entrain et une fraîcheur qui évoquent l'esprit du duo jadis composé par Stéphane Grappelli et Michel Petrucciani.

Danse Avec Les Anges est un disque purement poétique dont on profitera le mieux à l'aube, au crépuscule ou en plein jour au fil de l'eau, en tout cas dans un espace naturel où aucun bruit parasite ne viendra perturber la splendide harmonie des sons qui en émanent. Un bien bel ouvrage par un quatuor (ou un quartet, à vous de choisir) en état de grâce !

[ Danse Avec Les Anges (CD / Digital) ]
[ A écouter : Anne Wolf Quatuor (teaser) - Danse Avec Les Anges ]

Tristan Driessens & Robbe Kieckens : Blue Silence (Homerecords), Janvier 2019
Blue Silence
1. In Rosario (3:31) - 2. Amira (4:52) - 3. Elias' Dancing Tale (4:34) - 4. Larissa (De Fluisterende Engel) (4:38) - 5. Als Twee Vrienden (3:29) - 6. Evening Light In Rigny (3:20) - 7. Lueurs (4:24) - 8. Konik's Longa (3:11) - 9. Blue Silence (4:23) - 10. Fortetza (3:23) - 11. Danza Del Sol (5:38) - 12. L'orient Luit (4:49)

Tristan Driessens (luth, lavta); Robbe Kieckens (percussions) + Invités.

Au cours d’une vie, il arrive qu'on croise des personnes avec lesquelles il est possible de faire un bout de route commune, voire de coopérer dans la création artistique. C'est manifestement le cas pour ces deux musiciens tellement passionnés par la musique orientale qu'ils en ont assimilé non seulement les codes mais aussi la manière d'exprimer sentiments et idées.

Tristan Driessens, à qui l'on doit toutes les compositions de cet album, joue du luth, un instrument qu'il a travaillé avec des maîtres de la musique ottomane et qui lui permet d'explorer toutes les subtilités tonales ainsi que leurs modes d'organisation qu'on appelle maqams. Son partenaire de longue date est Robbe Kieckens qui, sur ses percussions, prend en charge les rythmes complexes permettant aux mélodies de se dérouler à l'infini et de gravir progressivement les degrés vers un état de totale apesanteur. Mais d'autres musiciens ont aussi été conviés à l'enregistrement et leurs apports diversifient le projet, l'ancrant parfois dans une approche plus jazz ou lui donnant simplement une palette de couleurs élargie. C'est le cas par exemple dans le superbe Amira agrémenté d'un saxophone ténor et de subtiles vocalises. Ney (flûte orientale), baglama (une sorte de luth à manche long utilisé en Iran ou en Turquie), kemençe, violons et même une Vieille à roue apparaissent ainsi au fil des plages en complétant des toiles aux tonalités ondoyantes qui invitent au voyage.

Cette musique qui vient du fond des âges renvoie à des notions de géographie en évoquant la Méditerranée et, plus loin, les steppes d'Asie mais aussi à des considérations astrales, cosmologiques ou simplement liées à la Nature qui se devinent d'ailleurs dans certains titres donnés aux compositions : Danza Del Sol, Blue Silence, Lueurs, Evening Light In Rigny … En se prêtant au jeu de l'improvisation, Tristan Driessens et Robbe Kieckens ont puisé dans la tradition orientale des éléments qu'ils ont ensuite assemblés selon leurs propres désirs et à partir desquels ils ont imaginé des variations qui les ont enrichies.

La pureté mélodique et l'envoûtement des rythmes sont ici au-delà de tout esthétisme et, bien sûr, de tout exotisme. Que des musiciens européens aient à ce point compris et assimilé l'expression culturelle d'autres civilisations dont les racines remontent à l'aube de l'humanité constitue l'antithèse du repli sur soi. En ce sens, ce splendide album participe pleinement à l'interculturalité et, bien au-delà, à l'utopie possible d'un monde stable et apaisé.

[ Blue Silence sur Bandcamp ]
[ A écouter : In Rosario - Blue Silence ]

Loris Tils : Presents One Take II (Indépendant), 11 janvier 2019
One Take II
1. Last Round (8:49) - 2. Flyin High (10:07) - 3. Arid Land (4:52) - 4. Classy 2.0 (5:39) - 5. Make No Mistake (5:27) - 6. Sensual Serenade (8:43) - 7. Interlude (2:31) - 8. Parallel Worlds & Dreams (5:56)

Loris Tils (basse électrique); Hervé Letor (sax); Igor Géhénot (claviers); Xavier Bouillon (synthés); Patrick Dorcean (drums) + Invités : Alex Tassel (tp : Arid Land); Michel Seba (percussions : Arid Land & Flyin high); Dynamic (rap : Make No Mistake, Sensual Serenade, Interlude); Adrien Verderame (drums : Last Round); Jeremy Dumont (claviers : Last Round). Enregistré live en 2018 à différents endroits en Belgique.

Après un emballant premier volume "One Take" paru l'année dernière, le bassiste de La Louvière remet le couvert avec un "One Take II" capté live à différents endroits en Belgique. L'objectif est le même : monter sur scène sans préparation, se donner un accord de départ et faire naître le groove comme il vient, au gré de la fantaisie des musiciens et de la réponse du public qu'on entend parfois manifester son excitation derrière la musique. L'équipage aussi est le même excepté un détail qui a son importance : les titres de ce second disque bénéficient de la participation d'invités dont le rapper d'origine mauritanienne Dynamic qui chante sur Make No Mistake. Sa voix s'intègre bien au son du groupe. Les codes du hip hop sont respectés : la parole est scandée et le rythme hypnotise mais la mise en place est soignée et des solos viennent relever la musique entre les couplets. Dynamic apparaît aussi beaucoup plus brièvement sur le lancinant Sensual Serenade ainsi que sur le court Interlude.

La plus belle surprise vient toutefois d'Alex Tassel qui, présent au Festival de Dinant en juillet 2018, est venu poser sa trompette sur Arid Land. Souplesse totale et maîtrise sonore caractérisent sa fabuleuse improvisation qui démarre sur les chapeaux de roue sans prévenir tandis que le percussionniste Michel Seba prend le relai avec un tapis de percussions qui conduit le morceau à son terme. Tout cela est fort bien joué en variant les angles d'approche et si le funk est permanent, la manière de le faire éclore est absolument captivante. Enfin, on notera aussi Last Round qui, outre un excitant solo de basse du leader, permet d'entendre Jeremy Dumont aux claviers et Adrien Verderame, le frère de Mimi, qui renforce encore l'aspect tribal de cette musique à haut indice d'octane.

Si vous avez déjà le disque précédent, autant investir aussi dans celui-ci : à eux deux, ils constituent une paire inséparable et un formidable souvenir de concerts incandescents qu'on aurait aimé avoir tous vécus.

[ Loris Tils sur Bandcamp ]
[ A écouter : Flyin High - Arid Land ]

Stéphane Galland : (the mystery of) Kem (Outhere Music/Outnote Records), 28 octobre 2018
(the mystery of) Kem
1. Lava (1:57) - 2. Opening (5:54) - 3. Black Sand (3:53) - 4. Symbiosis (5:04) - 5. Soils (3:16) - 6. Memetics (4:02) - 7. Archetype (6:12) - 8. Hitectonic (4:26) - 9. The Fuze (7:27) - 10. Maelström (5:52) - 11. Morphogenesis (5:59)

Stéphane Galland (dms), Sylvain Debaisieux (ts), Bram de Looze (p), Federico Socchi (b) + Invités : Ravi Kulur (fl), Ibrahim Maalouf (tp)

Dans l'ancienne Egypte, le mot kem signifiait la couleur noire. D'ailleurs, leur pays était parfois appelé Kemet en référence à la bande fertile de limon noir déposé chaque année par la crue du Nil. Il n'en faut guère plus pour donner une connotation symbolique à ce disque qui fait pousser de nouvelles fleurs musicales alimentées par les nombreuses expériences auxquelles Stéphane Galland a participé.

Évidemment, la première qualité qui saute aux oreilles est le travail rythmique exceptionnel du batteur (voir notamment la vidéo du titre Soils dans laquelle il explique une partie de son travail) mais c'est sans doute parce qu'on est conditionné par sa réputation acquise au fil de deux décennies derrière les fûts d'Aka Moon avec qui il a donné tant de concerts pyrotechniques et allumé tant d'incendies. Car cet album qui s'avère bien plus qu'une orgie rythmique ne fait l'impasse ni sur les mélodies ni sur les harmonies.

Il faut dire que Stéphane Galland s'est entouré pour l'occasion de partenaires belges qui, sans être (encore) de grandes vedettes, n'en sont pas moins exceptionnels. Au piano, le jeune Bram de Looze, dont on vient d'apprécier son propre disque Switch The Stream, fait part d'une grande expressivité, son jeu poussé dans le dos par la section rythmique devenant à l'occasion d'une folle arborescence (Symbiosis, Maelstrom). Repéré dans Heptatomic de Eve Beuvens, le saxophoniste ténor Sylvain Debaisieux s'impose comme un improvisateur inspiré, nullement dérangé par le foisonnement de styles et de pulsations. Mais le batteur a aussi invité le flûtiste indien Ravichandra Kulu, ancien compagnon de route du regretté Ravi Shankar, qui emmène la musique vers l'Orient, dans des régions que Stéphane Galland connaît bien pour les avoir visitées autrefois en compagnie de Fabrizio Cassol et de musiciens indiens (sur Akasha entre autres). Et sur un titre (Memetics), il a convié à la fête son actuel patron, le trompettiste Ibrahim Maalouf qui tout en jouant dans un contexte différent de ce qu'il fait d'habitude, met quand même tout le monde dans sa poche.

(The Mystery of) Kem est un disque ouvert, mystérieux, envoûtant et qui rayonne d'énergie. Après son projet Lobi avec Magic Malik et Tigran Hamasyan qui date déjà de 2012, ce n'est que le second album du batteur maintenant âgé de 50 ans à paraître sous son nom mais, franchement, au vu de ses qualités, on espère qu'il y en aura beaucoup d'autres.

[ Stéphane Galland and (the mystery of) Kem (CD / Digital) ]
[ A écouter : Soils - The Fuze (Live @ Théâtre Marni, Septembre 2017) ]

Cécile Broché, Jacques Pirotton, Antoine Cirri - Kartinka : Tableaux d'Une Exposition (Indépendant), 5 octobre 2018
Kartinka : Tableaux d'une Exposition
1. Prelude (1:10) - 2. Promenade 1 (2:04) - 3. Gnomus (3:29) - 4. Promenade 2 (1:01) - 5. Il Vecchio Castello (5:44) - 6. Promenade 3 (0:54) - 7. Tuileries (3:20) - 8. Bydlo (4:40) - 9. Promenade 4 (1:45) - 10. Ballet Des Poussins (Chick's dance) (1:01) - 11. 2 jews, The Rich And The Poor (8:07) - 12. Promenade 5 (1:01) - 13. Marché De Limoges (3:23) - 14. Catacombae I Con Mortuis (2:28) - 15. Baba Yaga (3:05) - 16. La Grande Porte De Kiev (5:11)

Cécile Broché (violon électrique, effets, voix); Jacques Pirotton (guitare); Antoine Cirri (batterie, électronique)

KartinkaLe trio Kartinka se compose de trois musiciens individuellement bien connus de la scène jazz en Belgique mais dont cet album est la première réalisation commune. Cette dernière présente leur version des Tableaux d'une Exposition de Moussorgski. Auteur de deux disques sous son nom dont le splendide Soundscapes déjà présenté dans ce magazine, la violoniste Cécile Broché qui peut se prévaloir de solides connaissances en musique classique, contemporaine et jazz est parfaitement à l'aise dans ces interprétations qui font appel à ces différents styles. Le guitariste vétéran Jacques Pirotton est également un musicien imprévisible rencontré dans de multiples projets à géométrie variable (Octurn, Al Orkesta ou son trio avec Steve Houben et Stephan Pougin) et l'entendre jouer dans ce contexte n'est au fond pas si surprenant. Quant à Antoine Cirri, ses études polyvalentes et expériences percussives, notamment avec Barre Philips et Garrett List, le prédisposaient sans doute à s'associer à cette entreprise.

Ceux qui ont écouté la version rock de cette œuvre classique par le trio Emerson, Lake et Palmer n'y retrouveront pas la même vision. Cette version-ci sans clavier ni synthétiseur est plus jazz, encore qu'elle combine des sonorités franchement rock et électriques (sur Baba Yaga par exemple) ainsi que d'autres parfois dissonantes qui font penser très brièvement à de la musique contemporaine (Promenade, pt. 4). L'ensemble est toutefois bien loin d'être hermétique et s'écoute même d'une traite avec grand plaisir tant chaque tableau parvient à installer des ambiances différentes. Il arrive même que tous ces styles se croisent dans un seul titre comme sur La Grande Porte De Kiev qui offre successivement une introduction parlée en russe, un thème joué à la façon d'Emerson, Lake & Palmer justement, un passage lyrique qui se fond inopinément dans un pur blues-rock électrique à la manière d'Eric Clapton au temps de Cream, pour finalement revenir au thème du début qui atteint son apothéose dans une grandiose version symphonique à la Maurice Ravel. C'est certes étonnant mais ça fonctionne.

Tuileries est le titre le plus jazz, marqué par de belles interactions entre guitare et violon tandis que 2 Jews, The Rich And The Poor est le plus long titre, également jazzy avec de chouettes improvisations de violon et de guitare électrique sur fond de percussions. L'évolution de l'œuvre originale, qui décrit la visite imaginaire d'une collection d'art, est respectée incluant diverses promenades suggérant la marche du visiteur et peut-être ses réflexions entre deux tableaux. Enfin, Il Vecchio Castello est également très réussi en ce qu'il évoque parfaitement l'ambiance de l'aquarelle d'origine de Viktor Hartmann décrite comme représentant un troubadour jouant du luth devant un château médiéval.

De Maurice Ravel à Vladimir Ashkenazy en passant par Tomita et Jean Guillou, la liste des interprétations de l'œuvre de Moussorgski est déjà bien longue. Mais nul doute que celle-ci saura s'y faire remarquer par son originalité teintée d'humour et sa grande expressivité.

[ A écouter : Kartinka Teaser ]

Nasser Houari / Jean-Philippe Collard-Neven : Yalla (Igloo Records / Label Igloo Mondo), 21 septembre 2018
Yalla
1. Son Bati (Nasser Houari) (7:11) - 2. Piet-Achmed (Jean-Philppe Collard-Neven) (6 :54) - 3. Souk al Abid (Farid el Atrache) (11:06) - 4. Limada (Nasser Houari) (9:03) - 5. Mamouche (Jean-Philippe Collard-Neven) (7:04) - 6. Raqsat al Jamal (Farid el Atrache) (6:08) - 7. Jedba (Nasser Houari) (9:15)- 8. Gulnara (Jean-Philippe Collard-Neven) (8:30) - 9. Longa Farahfaza (Riad al Sumbati) (3:50)

Jean-Philippe Collard-Neven (piano); Nasser Haouri (oud)

Avec leur album Yalla, Jean-Philippe Collard-Neven et Nasser Houari invitent l'auditeur à un voyage que même les avions les plus performants ne permettent pas.

Le duo Jean-Philippe Collard-Neven / Nasser Houari est composé de deux artistes dont les parcours ne sont plus à présenter, tant au niveau de leur formation (conservatoire, prix de luth et de virtuosité pour le Marocain Nasser Houari ; nombreuses productions en musique classique, jazz et contemporaine pour le Belge Jean-Philippe Collard-Neven) qu'au niveau de leurs créations et participations, dont le festival "Takassim wa Mawawil" pour l'oudiste et l'ensemble "La Fête Etrange" pour le pianiste. Les voici aujourd'hui réunis dans un album plus original, difficile à classer. Le réflexe initial serait de le référencer dans les "musiques du monde". Mais la première écoute ne le permet pas : nos oreilles entendent du classique, du contemporain, un répertoire arabe traditionnel. Dans le premier morceau Son Bati, l'oud invite à voyager dans le désert, avec la même intensité que le célèbre trio Joubran. Puis le piano arrive avec des gammes arabo-andalouses ; la main droite de Jean-Philippe Collard-Neven décrit alors des arabesques, tandis que sa main gauche joue rapidement des dissonances, proches des musiques contemporaines. Et le voyage proposé ne s'arrête pas là : l'oudiste répond à la sombre mélodie du piano, dans une gamme blues pentatonique, qui emmène l'auditeur un court instant dans le Tennessee, pour enfin revenir dans des tonalités orientales. Même les avions les plus performants ne permettent pas un changement aussi rapide de destination.

L'album est constitué de nouvelles compositions et d'improvisations sur des classiques de la musique arabe, comme Longa Farahfaza écrit par Riad Mohammed Al Sumbati, compositeur d'Oum Kalthoum. Le duo Jean-Philippe Collard-Neven / Nasser Houari propose également une très belle et singulière reprise du morceau Raqsat al Jamal écrit par le musicien égyptien Farid el Atrache. Dans cette pièce, le piano et l'oud engagent un dialogue où leur symbiose est telle qu'il est difficile de les distinguer ; la traduction française du titre de cette piste "la danse de la beauté" reflète leur performance.

L'audition de cette musique ne permet pas de répondre à la question du choix de sa classification. Pour autant, est-ce essentiel ? L'essence même de l'album est dans son titre, Yalla. Au Moyen-Orient, ce terme est une injonction qui signifie "allons-y vite". Donc, ne perdez plus de temps à vous poser des questions, "yalla, dépêchez-vous" plutôt d'écouter ce disque …

[ Chronique de Jean-Constantin Colletto ]

[ Yalla (CD / Digital) ]
[ A écouter : Son Bati (live) - Souk al Abid (live) - Raqsat al Jamal (live) ]

Phil Abraham : 4 for Brothers +1 (Hypnote Records), 11 mai 2018
4 for Brothers +1
1. Never Regret the Things That Made You Smile (5:44) - 2. Dab-Die-Dabedodab-Die (5:14) - 3. Mister Jones (6:22) - 4. Lush Life (4:20) - 5. For Four Brothers (6:42) - 6. Dancing on a Cloud (7:10) - 7. Igor (5:19) - 8. Oui Mais Bon ! (6:03)

Phil Abraham (trombone); Bas Bulteel (piano : 1,5), Johan Clement (piano : 2, 8), Ivan Paduart (piano : 3, 7), Christoph Mudrich (piano : 4, 6), Luc Vanden Bosh (percussions). Enregistré au studio Pyramide les 1 et 2 juin 2017, Beersel.

Clark Terry & Phil Abraham (Brosella Jazz Festival, 12 juillet 1998)Il y a 20 ans exactement, je me trouvais au Théâtre de Verdure du Parc d'Osseghem à Bruxelles pour y entendre l'une des légendes du jazz : le trompettiste Clark Terry. Sur scène, un tromboniste de 28 ans prenait quelques chorus à côté du grand maître assis au soleil dont le visage souriant, masqué en partie par des lunettes noires, reflétait sa satisfaction. Depuis, Phil Abraham a fait beaucoup de chemin. Non seulement, après le lointain et remarquable Stapler de 1991, a-t-il remporté quelques palmes et enregistré sous son nom une dizaine d'albums mais il a aussi côtoyé quelques-uns de grands noms du jazz européen comme Didier Lockwood, Dee Dee Bridgewater, Henri Texier, Michel Petrucciani ou Toots Thielemans et joué pour Charles Aznavour et Claude Nougaro sans parler de sa participation à l'Orchestre National de Jazz de Laurent Cugny d'abord (1994 à 1997) et de Didier Levallet ensuite (1997 à 2000).

Le revoici aujourd'hui sur cet album sobrement intitulé, à l'ancienne, 4 Brothers +1. Les frères en question, ce sont quatre pianistes conviés à jouer chacun sur deux morceaux : un choisi par Phil Abraham et l'autre par le pianiste invité. Quant au "+1", il s'agit du batteur percussionniste Luc Vanden Bosh, membre du Phil Abraham Quartet depuis plusieurs années. Déjà, la sonorité de cet ensemble sans contrebassiste est distincte, les harmonies étant uniquement le fait des pianistes mais le répertoire est aussi varié, chaque invité perfusant les compositions dans lesquelles il est impliqué par sa propre sensibilité et son style personnel. Igor composé et interprété par Ivan Paduart est ainsi conforme au romantisme de ce musicien célébré pour avoir écrit quelques une des plus belles mélodies du jazz belge. Surtout connu en Flandres où il a enregistré en trio un excellent album pour De Werf (Coming Home), Bas Bulteel a amené Never Regret the Things That Made You Smile, tellement mélodique qu'on souhaiterait qu'un auteur lui écrive un jour des paroles. L'Allemand Christoph Mudrich, que le tromboniste a rencontré jadis au sein du Europool Jazz Orchestra, a composé Dancing On A Cloud qui installe l'atmosphère en apesanteur promise par le titre. Quant au Hollandais Johan Clement, qui fit partie du New Look Trio de Roger Vanhaverbeke, il fait honneur à sa réputation de pianiste swinguant à la Oscar Peterson en choisissant Dab-Die-Dabedodab-Die, un titre plein d'allant qui met tout le monde de bonne humeur. Le reste, composé ou sélectionné par le tromboniste, s'inscrit harmonieusement dans la même ligne très jazz et très cool où sensibilité et musicalité sont reines.

Globalement, ce disque échappe à toute mode et s'inscrit dans la tradition du jazz classique. Le swing, la mélodie, les improvisations sont au cœur de cette musique tranquille, généreuse et ensoleillée qui coule comme la crème glacée vendue sur le Théâtre de Verdure en été. Nul doute que Clark Terry aurait adoré cet album qui permettra déjà de se détendre un peu en avance en attendant d'aborder la période (f)estivale...

[ Hypnote Records ]
[ A écouter : For 4 Brothers +1 (Album Teaser) ]

Loris Tils : Presents One Take - Live at Trente Trois Tours (Indépendant), 1er février 2018
One Take
1. Here We Go (12:26) - 2. Classy part 1&2 (11.22) - 3. Hotter Than Hell (5:29) - 4. Pink Candy (10:14) - 5. Sunset Road (11:28)

Loris Tills (basse électrique); Hervé Letor (sax); Igor Gehenot (claviers); Xavier Bouillon (synthés); Patrick Dorcéan (drums). Enregistré le 1er juin 2017 live au Trente-Trois-Tours, La Louvière.

Basé à La Louvière, le bassiste électrique Loris Tils a joué dans le groupe jazz funky & soul de Dominic Ntoumos ainsi qu'avec le guitariste Jean-Michel Veneziano au sein de Six Ways to Funk. Il s'est ici investi dans un projet personnel construit autour d'une idée simple mais efficace : enregistrer en une seule prise, sans artifice ni préparation d'aucune sorte, une jam session organisée au bar Trente Trois Tours à La Louvière. Histoire de retrouver dans cette approche le côté tribal propre à certaines musiques noires telles que les pratiquaient jadis les J.B.'s, Bootsy Collins, Maceo Parker ou, plus récemment, Soulive.

Evidemment, le résultat d'une telle démarche dépend énormément des musiciens invités à participer mais, dans ce cas, Loris Tils a visé juste. D'abord, son partenaire de rythmique est Patrick Dorcéan, batteur polymorphe aussi à l'aise dans la pop (Soulsister, Zap Mama, Khadja Nin), que dans le funk (Ida Nielsen), le rap (Guru/Jazzmatazz) ou la fusion (avec Sam Vloemans et Reggie Washington). Avec Tils, l'entente est parfaite : sur le groovissime Here We Go qui démarre le répertoire sur les chapeaux de roue, ça sent déjà la fumée qui monte en volutes derrière le tandem rythmique en combustion spontanée.

Aux claviers, on trouve Igor Géhénot, ici bien loin de son trio acoustique de jazz moderne où il excelle habituellement. Mais Igor, quand il n'introduit pas un peu de mélancolie comme sur le moelleux Sunset Road, sait aussi jouer funky sur son piano électrique comme on s'en convaincra en écoutant l'excellent Pink Candy. Il est en quelque sorte épaulé par Xavier Bouillon aux synthés qui assure à l'ensemble un côté urbain, électronique et actuel. Quant au saxophoniste, le choix s'est porté sur Hervé Letor qui s'octroie quelques improvisations décapantes notamment sur Hotter Than Hell où il s'impose en héro souffleur du jazz funk. Grâce à ces musiciens qui parviennent à donner du relief et de l'amplitude à leurs interventions ainsi qu'aux tempos variés des différentes plages, la lassitude n'a pas le temps de s'installer. Mieux, l'écoute s'avère jouissive de la première à la dernière mesure.

L'album n'existe pas (encore) sous la forme d'un CD physique ou d'un vinyle mais il est disponible sur plusieurs plateformes digitales dont l'incontournable Bandcamp qui permet de l'écouter en intégralité avant d'éventuellement acheter. Ne résistez-pas à cette invitation à la danse et, surtout, poussez le volume à fond pour que les vibrations actionnent ces mécanismes physiologiques qui vous feront inconsciemment taper du pied, tortiller les fesses et remuer la tête. Résultat 100% garanti !

[ One Take sur Bandcamp ]
[ A écouter : Classy Part 1 & 2 ]

Sophie Tassignon : Licht-Raum-Erkundungen (Indépendant), septembre 2017
Licht-Raum-Erkundungen
Sophie Tassignon (chant, électronique, compositions); Margareta Hesse (installation lumineuse). Enregistré live le 15 septembre 2017 à la Galerie Historischer Keller.

1. Incandescence (8:27) - 2. Obscurité (7:34) - 3. L'impalpable (7:18)

Margareta Hesse est une artiste berlinoise dont les expositions, difficiles à catégoriser, reposent sur des contrastes entre des espaces sombres et des rayons laser rouges intenses qui sont autant de fils d'Ariane pour les visiteurs. L'atmosphère étrange qui s'en dégage, dont on peut se faire une idée en regardant une vidéo de l'un de ses évènements, est amplifiée à l'occasion d'une nouvelle exposition par la musique tout aussi abstraite de Sophie Tassignon. Grande prêtresse d'anciennes incantations qui vont si bien à la pénombre des temples érodés, la chanteuse a marié son art à cet univers visuel futuriste. On ne doute pas un seul instant que la convergence entre lumière et musique sera profitable puisque, comme l'affirmait jadis Baudelaire dans son poème Correspondances, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent ». Mais le fait est que cette bande sonore peut aussi bien s'affranchir de son support visuel et, par la seule force de ses vibrations sonores, suggérer une infinité de mondes sensoriels avec une puissance effarante.

D'une durée de 24 minutes, l'œuvre intitulée Licht-Raum-Erkundungen, que l'on traduira en inversant les mots par "Exploration de l'espace de lumière", est découpée en trois phases. La première, Incandescence, s'inscrit dans un champ de référence qui s'étend de la musique classique à celle d'avant-garde. Sans être opératiques, les onomatopées vocales se superposent en draperies grandioses d'où s'échappent des gouttes sonores qui éclatent dans un fracas scintillant sur les vieilles pierres mangées de mousse. Sophie Tassignon accomplit ainsi le sacre de la lumière qui par une explosion primordiale au cœur des ténèbres, libéra l'énergie incandescente dont nous sommes les enfants. L'obscurité, sans qui la lumière n'existerait pas, est le pôle opposé du morceau précédent. Ce titre est moins abstrait en ce qu'il est le seul à se définir explicitement par des paroles chantées en français : la nuit a envahi les lieux. Elle a gagné la bataille contre la lumière …. Dans sa seconde partie, l'atmosphère se fait plus ésotérique, entraînant l'auditeur dans les arcanes d'un labyrinthe occulte conçu comme un rite d'initiation. Quant à L'impalpable, c'est une qualité que la lumière partage avec les rêves. Normal dès lors que l'ambiance y soit onirique et les sons en apesanteur.

Quelque part entre Meredith Monk et György Ligeti mais sans reposer sur un quelconque appui instrumental autre que des effets électroniques, Sophie Tassignon utilise des techniques de jeu étendues pour la voix, inventant des fresques sonores inédites qui laissent l'auditeur ébloui tant par leur splendeur que par leur hardiesse inouïe. Et insidieusement, cet album rappellera à ceux qui cherchent à apprivoiser la musique qu'elle est d'abord, au-delà de toute théorie savante, l'art des sons arrangés selon un mystère désincarné.

[ Sophie Tassignon website ]

Lisa Rosillo & Michel Mainil Quartet : The Christmas Songbook (Travers Emotion), novembre 2017
The Christmas Songbook
Lisa Rosillo (Chant), Michel Mainil (Sax), Alain Rochette (Piano), Nicholas Yates (Contrebasse), Christian Verlent (Drums). Enregistré en février 2017 aux studiox Aram à La Louvière (Belgique).

1. Have Yourself a Merry Little Christmas (3:36) - 2. Santa Baby (5:05) - 3. God Bless the Child (6:48) - 4. Here Comes Santa Claus (3:14) - 5. Christmas Song (4:53) - 6. Let it Snow ! Let it Snow ! Let it Snow ! (3:27) - 7. White Christmas (3:32) - 8. Jingle Bell Rock (2:52) - 9. Nature Boy (4:49) - 10. Silent Night (4:02) - 11. Santa Claus is Coming to Town (5:46) - Durée Toale : 48'31"

Voici déjà que nous arrive, bien en avance, un disque de Noël. Doté d'une pochette vintage digne de celles des disques Decca, RCA Victor ou Capitol dans les années 50, cet album offre quelques incontournables comme White Christmas, Silent Night ou Santa Claus Is Coming To Town autrefois chantés et popularisés par Bing Crosby mais aussi quelques titres moins connus ou oubliés. Parmi ces derniers, l'amusant Santa Baby de Javits et Springer jadis chanté par Eartha Kitt qui déroule malicieusement, à l'intention du père Noël, une interminable liste de cadeaux saugrenus comme une zibeline, une Chevy 54 convertible bleu clair, un yacht et une bague (Santa Baby I do believe in you) ou encore le nostalgique Nature Boy de Nat King Cole et son message d'amour éternel (The greatest thing you'll ever learn is just to love and be loved in return).

Lisa Rosillo a une diction élégante et une voix chantante bien adaptée à l'interprétation de ces rengaines désuètes qui, en dépit de leur longue existence, font toujours rêver. Elle prend un accent insouciant à la Marilyn Monroe sur Santa Baby tandis que sur God Bless The Child, sa voix se laisse aller à des intonations à la Billie Holiday, retrouvant ainsi cette sorte de tristesse et de solitude qui était l'apanage de la plus grande chanteuse de jazz de tous les temps. Alain Rochette, compagnon de longue date de Michel Mainil, est au piano acoustique ou électrique pour une prestation imprégnée de jazz classique qui n'exclut pas de subtiles nuances. Par contre, la rythmique a été confiée à un nouveau tandem comprenant le contrebassiste Nicholas Yates (membre des Sidewinders avec Thomas Champagne) et le batteur Christian Verlent qui s'en tirent fort bien en délivrant un soutien frais et dynamique, quand il n'est pas carrément propulsif comme sur le joyeux Here Comes Santa Claus. Quant au leader du quartet, son jeu de saxophone est comme d'habitude d'une grande maturité même s'il est ici plus cool et velouté que d'habitude, beaucoup plus proche par l'esprit d'un Lester Young que d'un Sonny Rollins. On peut aussi l'entendre virevolter à la clarinette sur Silent Night, un autre morceau au tempo enlevé des plus agréables.

Cet album, qui fait honneur à l'ambiance sereine des jours de Noël, suscite un bonheur semblable à celui ressenti quand, une fois par an autour du sapin illuminé, on ouvre un bon champagne entouré d'amis. Pour l'originalité du projet, ça se discute mais quant au plaisir qu'on en retire, il est irrécusable.

[ A écouter : White Christmas ]



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