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René Thomas Quintet : Guitar Groove (Jazzland / OJC), 1960. A l’époque, René Thomas réside à Montréal et c’est entouré de musiciens américains qu’il enregistre son premier et unique LP sous son nom aux USA, devenu depuis un disque culte. A la basse, Teddy Kotick, qui joua autrefois avec Charlie Parker et Horace Silver, est le gardien infaillible du temps au même titre que le batteur Albert « Tootie » Heath (le frère de Percy Heath) qui fut l’un piliers du hard bop et qui venait de conclure une collaboration fructueuse avec le tromboniste J.J. Johnson. Le piano est tenu par Hod O'Brien, un musicien au nom moins connu mais qui s’avère ici un improvisateur talentueux ne perdant jamais le fil de la mélodie. Le quintet est complété par le saxophoniste ténor J.R. Monterose, surtout connu pour sa participation au fameux Pithecanthropus Erectus de Charlie Mingus et qui enregistra pour Blue Note en 1956 un superbe album de bop intense dans un style vigoureux à la Sonny Rollins. Tous ces musiciens de session avertis participent évidemment à la qualité globale de cet album mais ils ont aussi l’élégance de se mettre totalement au service du leader du jour : le guitariste belge René Thomas dont le phrasé fluide et totalement maîtrisé est phénoménal. Il faut l’entendre s’envoler sur Like Someone In Love (un standard composé en 1944 par Jimmy Van Heusen), littéralement porté par la caisse claire bondissante de Tootie Health, pour comprendre le groove que ce musicien, né à Liège le 25 février 1926, porte en lui. Inspiré au départ par Django Reinhardt et, plus encore, par le guitariste Jimmy Raney, et à travers lui par l’esthétique froide du pianiste Lennie Tristano, son jeu legato a évolué et est désormais parfaitement adapté à l’approche bop de sa musique. Sur ce disque, Thomas transcende ses diverses influences et délivre sur sa Gibson ES-150 (le modèle de Charlie Christian) de longues phrases sinueuses, sans silence, lâchées parfois tel un flot de notes avec un minimum d’accentuation, imposant un style unique et sophistiqué qui a assuré sa réputation des deux côtés de l’Atlantique. Sur How Long Has This Been Going On? composé par Gershwin, Thomas, uniquement accompagné par la basse et la batterie, fait en outre preuve d’un profond lyrisme avec un jeu tout en nuances qui influencera à son tour Philip Catherine et Larry Coryell. En plus des standards anciens précités, le répertoire comprend deux reprises modernes (la ballade Ruby My Dear de Thelonious Monk avec un accompagnement en accords magnifique du guitariste et Milestones de Miles Davis) ainsi que trois titres originaux composés par Monterose dont le superbe Spontaneous Effort, emblématique d’un be-bop débridé et swinguant. A noter que Thomas fut l’un des premiers guitaristes à adapter pour l’instrument une reprise de Monk autre que ’Round Midnight. Enregistré aux Nola Penthouse studios de New York les 7 et 8 septembre 1970 et produit par Orrin Keepnews, le LP original, qui bénéficiait déjà d’une excellente qualité sonore, a été remastérisé pour une réédition en CD sur le label Original Jazz Classics. Toujours en attente d’une vraie reconnaissance, Guitar Groove n’en est pourtant pas moins l’un des albums les plus essentiels dans l’histoire de la guitare jazz. [ Guitar Groove ] |
Jaspar / Coltrane : Interplay For 2 Trumpets And 2 Tenors (Prestige / OJC), 1957. Le 21 mars 1957, après avoir enregistré plusieurs titres qui paraîtront sur les albums Flûte Flight (Prestige) et Flûte Soufflé (ce dernier édité sous le nom de Herbie Mann, Prestige / OJC), Bobby Jaspar passe la nuit à Hackensack (NJ, New York) en vue de participer le lendemain à une nouvelle session qui sera gravée par Rudy Van Gelder. Elle sortira également sur Prestige sous le nom de Interplay For 2 Trumpets And 2 Tenors et, pour Jaspar, c’est un moment historique. Il y est en effet confronté à l’un des plus grands saxophonistes ténors de l’histoire du jazz : John Coltrane. Mais le reste du casting est tout aussi alléchant avec Idrees Sulieman et Webster Young aux trompettes, Mal Waldon au piano, le guitariste Kenny Burrell, le contrebassiste Paul Chambers et le batteur Art Taylor. Certes, Interplay est resté longtemps confidentiel et il y a sans doute plusieurs raisons à cela : il s’agit d’une de ces multiples « blowing sessions » enregistrées quasiment sans préparation, comme on en trouvait des dizaines à l’époque, tandis qu’un peu plus tard la même année, Coltrane sortira Blue Train, son unique album chez Blue Note qui est, lui, considéré comme un indispensable. En plus, Interplay est affublé d’une pochette banale en noir et blanc (on est bien loin de l’art graphique de Reid Miles et des brillantes photos de Francis Wolff) sur laquelle on distingue à peine les caractères composant les noms des musiciens. Pourtant, la musique est superbe avec un Coltrane impérial qui repousse constamment les limites de l’improvisation, le sommet étant atteint avec la superbe ballade Soul Eyes, composée par Mal Waldron « avec Coltrane à l’esprit », qui deviendra par la suite un classique du répertoire du saxophoniste. Et Jaspar dans tout ça ? Pas de souci de ce côté-là, le Belge impose son propre style sans tomber dans le piège du caméléon. Certes, son jeu est plus hard bop que d’habitude et certaines inflexions laissent penser qu’il n’est pas insensible à la formidable présence de son acolyte mais, la plupart du temps, il choisit de se cantonner dans un jeu sobre et émotionnel qui répond avec sagesse au feu intérieur de Coltrane. Dans les notes de pochette écrites par le célèbre journaliste et historien du jazz, Ira Gitler, on peut lire : ce qu’on entend dans les solos et les nombreux échanges, ces derniers allant d’un chorus complet à quatre mesures, c’est une étude en « hot » et « cool » avec Idrees Sulieman et John Coltrane comme représentants du premier style, et Webster Young et Bobby Jaspar comme représentants du second. Ainsi, si Coltrane et Sulieman évoquent respectivement les écoles de Dizzy Gillespie et de Dexter Gordon, Young se réfère plutôt à Miles Davis et Jaspar à Zoot Sims. Pour les non initiés qui auraient un peu de mal à s’y retrouver, écoutez le premier titre éponyme : les chorus qui s’y succèdent sont à chaque fois dans l’ordre suivant : Sulieman, Coltrane, Young et Jaspar. Une fois les tonalités et les styles mémorisés, chaque soliste devient immédiatement reconnaissable quand il intervient. Interplay est donc aussi un disque idéal pour s’exercer l’oreille. Le CD offre un cinquième titre en bonus : le fameux C.T.A. de Jimmy Heath sur lequel Coltrane s’envole en compagnie cette fois du pianiste Red Garland mais, malheureusement, Bobby Jaspar ne fait pas partie de la session. Tout amateur de jazz belge se doit évidemment d'écouter ce disque : après tout, quel autre musicien de par chez nous a entrepris un aussi long et difficile voyage pour réussir, malgré les pièges d'une société en mal d'humanité, à se faire une place au soleil américain ? [ Interplay For 2 Trumpets And 2 Tenors ] |
Jazz In Little Belgium - La Collection Robert Pernet (Fondation Roi Baudouin / MIM), 1927-1968. Ce précieux coffret, édité par la Fondation Roi Baudouin en collaboration avec le Musée des Instruments de Musique, est une aubaine pour les amateurs de jazz vivant en Belgique souhaitant en savoir plus sur les racines historiques et même préhistoriques de ce genre musical qui jouit aujourd’hui d’une réputation de qualité bien au-delà des frontières de notre petit pays. Les éditeurs ont réuni dans un double compact une sélection de titres puisés dans l’incroyable collection d’enregistrements, dont beaucoup restent inédits, amassés au fil des ans par un homme qui avec une patience d’entomologiste réussit à rassembler pratiquement tout ce qui a été produit en Belgique ou ailleurs pourvu que ça puisse être apparenté à du jazz ou à des jazzmen belges. Mais Robert Pernet, qui fut au jazz ce que Stéphane Steeman est à Tintin, ne se limita pas à collectionner des disques. En plus d’être batteur lui-même, il réussit à amonceler une quantité de magazines, d’articles, de partitions, de photographies, d’affiches de concerts et d’autres documents divers qui, mis bout à bout, auraient constitué une colonne de 15 mètres de long. Quoi de plus étonnant dès lors si le coffret comprend aussi un livret d’une centaine de pages fourmillant de photographies et de détails divers sur l’histoire du petit monde du jazz en Belgique. On y remonte ainsi jusqu’en 1846, l’année au cours de laquelle Adolphe Sax inventa le saxophone influençant ainsi à son insu toute l’histoire de la musique improvisée. Après, on rencontre des noms peu connus comme John Philip Sousa qui lança la mode du cake-walk à Bruxelles au début du vingtième siècle, James Reese Europe ou les Mitchell’s Jazz Kings qui en 1920 inspirèrent la création des premiers orchestres du cru. Sait-on encore aujourd’hui que le Bistrouille Amateurs Dance Orchestra fut en 1920 le premier Big Band européen ou que la revue belge Music constitua le premier magazine de jazz au monde ? Déjà, alors que personne ne sait encore ce que veut dire le mot « jazz », le pianiste Clément Doucet enchante les nuits bruxelloises tandis que d’autres compositeurs et interprètes se font remarquer sur scène et bientôt sur disque : Peter Packay, David Bee, Chas Remue, Stan Brenders ou Fud Candrix. Le premier compact est rempli de ces enregistrements historiques tous datés entre 1927 et 1943. Hormis deux ou trois personnages très célèbres comme Django Reinhardt (qui joue ici de la guitare et du violon sur Blues en Mineur) ou l’accordéoniste Gus Viseur, la plupart des noms du répertoire de ce premier disque ne diront probablement rien aux amateurs et n’évoqueront aucun souvenir. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la musique elle est exceptionnelle et en plus, elle est présentée avec une qualité sonore irréprochable compte tenu des moyens de l’époque où elle fut enregistrée. Franchement, vous allez vous régaler à écouter ces grands moments de swing que sont Studio 24 du batteur Jeff de Boeck et son Metro Band, Truckin’ de Jack Lowens et son Swing Quartet ou Porte de Namur gravé par l’orchestre de Jean Omer pendant l’occupation. Sinon, il est aussi amusant de rechercher dans le jeu des solistes l’influence incontournable des musiciens américains comme Benny Carter, Count Basie ou le grand Coleman Hawkins qui passa plusieurs fois par la Belgique avant de regagner les Etats-Unis pour y graver son célèbre Body And Soul. Le second compact continue d’explorer les ensembles qui, en dépit de l’occupation, n’ont jamais cessé de faire swinguer la capitale. Mais après la libération, les choses changent et certains jazzmen, dont les noms sont encore dans la mémoire des jazzophiles, injectent dans leur musique de nouvelles sonorités en provenance des USA. Le guitariste Bill Alexandre, en compagnie du bassiste Jean Warland, enregistre Ornithology de Charlie Parker en 1946 : le repiquage à partir d’un acétate craque mais c’est l’un des premiers témoignages enregistrés du Bebop en Europe. Viennent ensuite le sextet de Jack Sels avec un Toots Thielemans déjà remarquable à la guitare, le super groupe des Bob Shots, Toots en quartet, Bobby Jaspar, Sadi avec et sans Django, Jacques Pelzer avec René Thomas et pour finir Philip Catherine avec Robert Pernet lui-même, alors âgé de 28 ans, à la batterie dans une interprétation enlevée d’un titre de Charlie Mingus : Slop. Ce deuxième CD se referme en forme de clin d’œil sur Tobbogan, un enregistrement historique, effectué vers 1910, d’une composition de Louis Frémaux qui tient aussi bien de la marche que du ragtime. Ces enregistrements montrent que le jazz en Belgique a suivi une évolution parallèle à celui des Etats-Unis avec ses périodes successives de ragtime, dixieland, hot jazz, swing et bebop assimilant les influences au fur et à mesure qu’elles traversaient l’Atlantique. Mais ils montrent aussi et surtout l’incroyable foisonnement d’orchestres et d’artistes qui ont contribué à faire vivre cette musique et à la diffuser en Europe, introduisant au cœur des rythmes une sensibilité et des harmonies occidentales. C’est ce jazz belge aussi qui a révélé des artistes majeurs reconnus au niveau international comme Jacques Pelzer, Sadi, Francy Boland, Bobby Jaspar, René Thomas, Toots Thielemans, Philip Catherine… Sans eux, le jazz européen ne serait pas ce qu’il est maintenant : un formidable creuset de jeunes musiciens inventifs qui ont plus que leur mot à dire dans le développement de la musique improvisée contemporaine. Pour ça et parce que ces disques au charme suranné engendrent la gaieté et l'insouciance, faites l’acquisition de ce coffret et priez pour que beaucoup d’autres soient encore exhumés de cette manne sans fond de trésors rarissimes collectés par cet étonnant archiviste que fut Robert Pernet. |
Bibliographie sur le Jazz en Belgique:
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