Chronique

Etablie en Allemagne, Sophie Tassignon est d’origine belge. Alors, pourquoi un disque chanté en arabe ? Apprendre une langue étrangère n’est jamais simple surtout quand elle est basée sur un autre alphabet mais être capable de la parler est encore bien plus difficile car il faut en maîtriser les sons spécifiques et les différentes musicalités. Une explication sur la genèse de ce projet qui s’inscrit dans une perspective humaniste fournit une réponse. C’est dans le contexte de la crise migratoire en Europe et plus particulièrement de l’afflux des réfugiés de la guerre civile syrienne que la chanteuse, résidant à proximité d’un centre d’accueil à Berlin, a décidé d’apprendre l’arabe afin de créer une passerelle entre deux cultures distinctes et d’amorcer ainsi un rapprochement allant au-delà de l’assistance puisqu’y est ici greffée une éthique du respect et de la dignité.

Sophie Tassignon a écrit les paroles de la moitié des chansons qui ont été traduites en arabe, le reste des textes étant de la plume du Syrien Mohammad Mallak. Ainsi, après cinq années d’apprentissage de la langue, elle s’est finalement lancée dans la quête d’un univers différent qui lui a demandé beaucoup d’efforts. J’ai eu la curiosité de faire passer un test d’écoute de son album auprès de deux amies mélomanes dont l’arabe est la langue maternelle et qui ont été élevées dans une culture musicale orientale. Le verdict est sans appel : Sophie chante « comme une artiste libanaise » même si les mélodies et les rythmes de ses chansons, qui empruntent au jazz moderne, sont bien différents de ce qu’on écoute habituellement au Levant. Et non seulement elle chante en arabe, avec sa forte identité et sa voix au timbre unique, mais elle en maîtrise si bien les nuances dans le cadre du large ambitus des mélodies qu’elle fait passer une intense émotion au travers des textes poétiques qu’elle interprète.

Quant à la musique, entièrement composée par Sophie, elle affiche parfois des nuances orientales mais reste globalement inclassable tout en étant ancrée dans la musique européenne improvisée. En plus du guitariste Hub Hildenbrand et de la trompettiste canadienne Lina Allemano en invitée (magistrale sur Everybody Knows et Khial), elle a bénéficié de la collaboration du saxophoniste Peter Van Huffel très présent à l’alto mais aussi au baryton (Everybody Knows, The Card Game) : soutenu par une rythmique dynamique, composée du contrebassiste Roland Fidezius (Gorilla Mask) et du batteur autrichien Mathias Ruppnig (Scopes), ses chorus habités sur le titre éponyme, sur Kiteback ou sur Tes'al emportent et enchantent.

Sophie Tassignon est une citoyenne active dont la philosophie pragmatique, contrairement à beaucoup de discours politiques creux, met en évidence une réalité : une rencontre durable entre des civilisations distinctes est toujours en partie culturelle. Elle nécessite une décision, une volonté, une démarche et des actions concrètes dont cette production artistique est un splendide reflet. Recommandé !

[ Chronique par Pierre Dulieu ]