David Linx, Guillaume de Chassy, Matteo Pastorino : On Shoulders We Stand - Transcriptions (Enja Records), 2022
1. Drown Out The Noise – 2. Souls Astray – 3. Of Mankind, Sun And Flames – 4. Daunting The Task – 5. Prelude N°10 Op 87 – 6. A Dragon's Might – 7. The Very Concept O You – 8. The riptide – 9. New Life's At Hand – 10. Through The Night Guillaume de Chassy (piano) ; David Linx (voix) ; Matteo Pastorino (clarinettes)
Ce disque est le produit d'une idée originale. S'inspirant, ou - pour paraphraser le titre de l'album - « s'appuyant sur les épaules » des maîtres de la musique classique, le pianiste français Guillaume de Chassy a retranscrit quelques-unes de leurs compositions en proposant au chanteur David Linx d'écrire et de chanter des paroles dessus. Un exercice a priori périlleux dont la réussite est liée aux nombreux choix opérés par les deux musiciens auxquels est venu s'adjoindre un troisième homme : le clarinettiste d'origine sarde Matteo Pastorino qui ponctue ces chansons en accentuant quelque peu leur aspect jazz. Neuf titres sont ainsi proposés qu'on peut écouter dans n'importe quel ordre tant chacun a sa propre histoire et sa poésie. Débutant le répertoire, Drown Out The Noise est une adaptation de l'Étude-tableau op. 39 n°5 de Sergueï Rachmaninov, une pièce d'une rare beauté harmonique, à l'origine zébrée d'accents tragiques à l'aube de la Révolution russe, à laquelle le texte de David ajoute une poésie bâtie sur l'espérance d'un monde meilleur à venir. Premier morceau, premier grand frisson suivi par Souls Astray, une transcription de la Sonate pour piano D537 de Schubert qui est un pur moment de romantisme sublimé par une clarinette virevoltante et douce comme un rayon de soleil. Vient ensuite Of Mankind, Sun And Flames basé sur le Clavier Bien Tempéré I- prélude n°24 de Jean-Sébastien Bach. La rigueur du piano y est adoucie par le son velouté de la clarinette tandis que le texte célèbre la puissance de l'Astre du jour, si souvent divinisé par les civilisations, qui poursuit sa course solitaire et imperturbable dans le ciel des Hommes. Ravel, Chostakovitch, Chopin, Federico Mompou et Scriabine sont également convoqués dans d'autres interprétations où les beautés harmoniques côtoient celle de la poésie des mots. Le matériau puisé dans notre héritage et retravaillé avec amour se savoure avec une délectation de tous les instants. En sachant bien qu'il est chimérique de prétendre encenser un morceau plutôt qu'un autre, je ne saurais refermer cette chronique sans citer A Dragon's Might, retranscrit d'après le Prelude op 87 n° 18 de Chostakovitch : un texte hanté à propos de l'homme mis à nu et de ses tourments sur une musique lancinante déchirée par les traits acérés d'une clarinette basse. On Shoulders We Stand est un projet ambitieux, ni simple ni complexe, mais qu'écouter d'une oreille distraite ne suffit pas : il faut s'y investir, en chercher les ultimes beautés, s'imprégner de la vapeur des harmonies, déchiffrer les textes au-delà de leur immédiate poésie. Ce n'est qu'après cet investissement personnel que viendra la révélation des choses invisibles. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ On Shoulders We Stand sur Bandcamp ] [ On Shoulders We Stand sur Amazon ] [ A écouter : Mixology live (teaser) - Drown Out The Noise ] |
Stéphane Mercier Belgian Jazz All Stars : Mixology Live (GAM Records), 2022
1. Nat Queen Cole – 2. Samsara – 3. Alone Together – 4. Ma Elle – 5. Fifth Aven. – 6. Serial Series – 7. I Get Along Without You Very Well – 8. Don't Butt In Line Stéphane Mercier (sax alto, flûte) + invités (personnel détaillé sur la pochette)
En 2013, le saxophoniste Stéphane Mercier avait sorti l'album Duology qui regroupait une collection de duos enregistrés en studio avec différents artistes de jazz belge. L'infinie variété de la musique et le plaisir multiple qu'elle procurait avaient suscité un beau succès pour ce projet original (par ailleurs mis en sélection du mois dans ce magazine à l'époque de sa parution). Quatre années plus tard, à l'occasion d'une carte blanche pour le Tournai Jazz Festival, Stéphane revint à une idée similaire en proposant huit morceaux interprétés « live » avec la plupart de ses anciens complices impliqués sur Duology. La différence toutefois réside ici dans le fait que le programme n'est plus constitué de tandems mais résulte plutôt d'une évolution qui, en partant d'un duo sax-piano, a conduit le leader à jouer avec des formations de plus en plus élargies jusqu'à constituer un grand orchestre réunissant tous les participants dans une glorieuse célébration finale. Le voyage commence ainsi par Nat Queen Cool, une composition mélodique et raffinée du pianiste Charles Loos interprétée par le duo Mercier/Loos. Ce dernier est rejoint par une seconde pianiste (Nathalie Loriers) pour un Samsara bien lyrique. Le mélange des claviers (pianos acoustique et électrique) est agréable, jamais chargé, laissant toute la place au saxophoniste pour s'exprimer et à l'émotion pour s'installer durablement. Le chanteur David Linx et le bassiste Nic Thys viennent ensuite rejoindre Nathalie et Stéphane pour interpréter le standard d'Arthur Schwartz, Alone Together. La même formation sans piano est étoffée par le guitariste Jeanfrançois Prins et le batteur Bruno Castellucci pour la composition Ma Elle du leader. Sur Fifth Ave., ce sont les guitaristes Paolo Loveri et Jeanfrançois Prins qui sont à l'honneur, créant un tapis d'accords et de « single notes » propices à l'envol du saxophoniste. Jeanfrançois, qui a écrit le thème, y prend un beau solo caractérisé par une sonorité bien pleine qui est sa marque de fabrique. Changement de décor à nouveau pour les titres Serial Series et le standard I Get Along Without You Very Well joués par un mini big-band (respectivement de 9 et 12 musiciens) qui permet d'entendre de nouveaux solistes avec le saxophoniste soprano Daniel Stokart, le pianiste Vincent Bruyninckx et le contrebassiste Jean-Louis Rassinfosse. Et c'est déjà la finale avec un Don't Butt In Line bien funky délivré par un « Belgian All Stars » débridé incluant les saxophonistes Fabrice Alleman et Toine Thys. Sur disque, ce récital qui va crescendo passionne déjà, alors imaginez l'ambiance de ce spectacle hors norme sur scène. Si vous y étiez, c'est tant mieux et l'album vous en préservera le souvenir. Et si vous l'avez manqué, il ne reste plus qu'à vous ruer sur cet enregistrement, bien capté et édité sur le label GAM records, pour en avoir une bonne idée. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Mixology Live sur Bandcamp ] [ A écouter : Mixology live (teaser) - Mixology, finale (live au Marni, Bruxelles, 24 novembre 2022) ] |
Margaux Vranken : Songbook (Igloo Records), 2022
1. Ballade - 2. Oneiro - 3. A Light Within - 4. Songbook - 5. Back in Schaerbeek - 6. Untitled - 7. Good to See You - 8. Distance - 9. Song For Tamara - 10. Goodbye Margaux Vranken (piano, voix, compositions, arrangements); Fil Caporali (basse); Daniel Jonkers (batterie); Lior Tzemach (guitare); Tom Bourgeois (saxophone); Stacy Claire (voix); Aneta Nayan (voix et paroles); Flavio Spampinato (voix); Tamara Jokic (voix et paroles);Erini (voix et paroles); Eleni Tornesaki (paroles)
Enregistré au Jet Studio à Bruxelles en mai 2021, Songbook est, après Purpose (2021) et sa séquelle captée en concert au Gaume Jazz Festival (Purpose: La Suite, 2021), le troisième album de la pianiste Margaux Vranken pour le label Igloo. Il s'inscrit dans la continuité des deux précédents. D'ailleurs, quatre des dix titres offerts dans ce nouvel opus figuraient déjà en « avant-première » au programme de l'album live : A Light Within, Songbook, Back in Schaerbeek et Goodbye. Dès le premier titre, Ballade, on replonge dans une musique aérienne et sereine, claire comme une épure, qui séduit par la beauté de sa mélodie égrenée au piano et que Margaux double en chantant quelques onomatopées. A partir du second morceau, Oneiro, on retrouve sa section rythmique composée du bassiste Fil Caporali et du batteur Daniel Jonkers que viendront compléter au fil du répertoire d'autres instrumentistes invités. Ici, encore, le chant est essentiel dans l'esthétique du leader qui a fait appel à pas moins de cinq vocalistes parmi lesquels on épinglera Stacy Claire et Aneta Nayan qui entremêlent leurs voix avec grâce sur trois titres dont le lumineux et bien nommé A Light Within. Le guitariste Lior Tzemach ajoute du contraste à Back in Schaerbeek en délivrant un solo aussi inattendu que parfaitement intégré. Sur Distance, c'est Tom Bourgeois qui accentue l'atmosphère vaporeuse par des interventions évanescentes de saxophone, transcendant cette errance en une promenade ensorcelante au cœur de la brume. Entre plages instrumentales et chansons à l'esthétique affirmée, ce nouvel album confirme la voie singulière de Margaux Vranken, une artiste talentueuse que sa musique laisse imaginer comme une amoureuse des contrastes pourvue d'une grande sensibilité. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Songbook sur Amazon ] [ Songbook sur le site d'Igloo Records ] [ A écouter : Songbook ] |
Trio Bravo : Pas De Nain + Hi-O-Ba (Remastered Edition) (Igloo Records), 2022
1. Blythologie – 2. Pas de nain - 3. Dédé d'Anvers - 4. Osdorf - 5. X-Mus - 6. Out there Straight up and down - 7. Mr and Mrs Jonathan - 8. Red Monk - 9. Fulton Street Station - 10. Minoque - 11. Lou et c'est Max! - 12. Hi-O-Ba (The Will Of Moderation) - 13. Rue Américaine - 14. Lonely Woman - 15. Vertige Michel Debrulle (batterie, voix); Fabrizio Cassol (sax alto, voix); Michel Massot (tuba, trombone, voix).
Sorti en 1985, Pas De Nain est le premier album de Trio Bravo, une sorte d'ancêtre de Trio Grande, avec Fabrizio Cassol au sax alto, Michel Massot au tuba et Michel Debrulle à la batterie. Un disque bien hétérogène qui témoignait déjà à l'époque des goûts éclectiques des trois musiciens impliqués. Ce disque fut suivi deux années plus tard par Hi-O-Ba par le même trio. Cette fois, Michel Massot ajoutait un trombone au tuba mais la musique restait la même : originale, énergique et free mais aussi festive avec une pointe indispensable d'humour. Quarante années plus tard, Igloo présente une réédition sur un seul CD, agrémenté d'un nouveau livret, de ces deux albums entièrement remastérisés par Daniel Léon. Le son y gagne évidemment beaucoup en qualité tandis que la musique, au carrefour de diverses influences, n'a pas pris une ride. Mieux, elle s'inscrit peut-être encore davantage dans l'air du temps. Ecouter cette réédition et comparez-là avec le nouvel album Impertinence de Trio Grande qui vient juste de sortir : tout était déjà en gestation dans ces premières productions libertaires et sulfureuses marquant la naissance d'un style cataclysmique qui a traversé les décennies sans perdre une once de sa folie jubilatoire. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Pas De Nain + Hi-O-Ba sur Igloo ] [ A écouter : Pas de Nain (Remastered Edition 2022 ] |
Jean-Paul Estiévenart, Marcel Ponseele : Triptyque (Fuga Libera), 2022
01. Estievenart Improvisation on B-A-C-H - 02. Bach Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, BWV 12, Improvisation on Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen - 03. Bach choir from cantata Aus tiefer Not schrei ich zu dir, BWV 38 - 04. Bach sinfonia from cantata Ich steh' mit einem Fuss im Grabe, BWV 156 - 05. Improvisation and Bach Prelude in Bb minor, BWV 867 - 06. Bach Harpsichord Concerto No .1 in D Minor, BWV 1052, II. Adagio - 07. Transition (Pt. 1 & Pt. 2) - 08. Bach Concerto for Oboe in F Major, BWV 1053R, II. Siciliano - 09. Bach Harpsichord Concerto No .1 in D Minor, BWV 1052, I. Allegro - 10. Bach Mit Fried und Freud ich fahr dahin, BWV 125, I. Chorus. Jean-Paul Estiévenart (trompette) ; Marcel Ponseele (hautbois) ; Anthony Romaniuk (clavecin, orgue, piano) ; Sam Gerstmans (contrebasse) + Il Gardellino Ensemble. Enregistré par Aline Blondiau en juin 2022 au Flagey Studio 4, Bruxelles.
Trompettiste de jazz renommé et très actif, Jean-Paul Estiévenart est aussi un passionné de la musique baroque et de Johann Sebastian Bach en particulier. Aussi, quand il a rencontré Marcel Ponseele, éminent hautboïste, le courant est passé et ils ont décidé de travailler ensemble, développant progressivement un répertoire baroque basé essentiellement sur l'œuvre du grand musicien d'Eisenach. C'est toutefois l'aspect sérieux, quasi méditatif, de Bach qui est exploré ici plutôt que son côté divertissant souvent plus prisé par les jazzmen. Comme pour bien montrer d'emblée qu'il s'agit d'une rencontre entre musique baroque et jazz, le trompettiste ouvre le répertoire avec une improvisation. Mais globalement, ce qu'on entend dans ce disque n'est ni du classique, ni vraiment du jazz mais plutôt une musique de rencontre et de connivence qui intègre subtilement les codes des deux mondes. Parfois, le classique est plus apparent et parfois, c'est le jazz tandis que naissent des espaces intermédiaires où les deux genres sont fusionnés avec grâce. Le contrebassiste Sam Gerstmans a rejoint l'ensemble Il Gardellino tandis que le pianiste Anthony Romaniuk a été invité pour jeter un pont entre les deux univers via la multiplicité de ses claviers. Le répertoire, à l'instar de certaines peintures religieuses médiévales, est conçu comme un triptyque (d'où le nom de l'album) dont les trois panneaux décrivent des phases de la vie : La Misère, La Transfiguration et La Transition. Cette structuration reflète en tout cas la spiritualité qui a sous-tendu la réalisation de cette œuvre, introspective et basée sur une réflexion philosophique, que Marcel Ponseele analyse plus en détail dans le livret. Triptyque offre une musique harmonieuse et reposante. C'est aussi une création unique qui devrait être capable de séduire les mélomanes les plus exigeants, autant ceux qui apprécient le jazz européen que ceux qui ne jurent que par le baroque. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Triptyque sur Amazon ] [ A écouter : Triptyque live at Flagey, Avril 2022 ] |
Giuseppe Millaci & Vogue Trio : Interaction: Live At Flagey (Hypnote Records), 2022
1. Turn Over (8 :23) – 2. Mi Ritorni In Mente (6:39) – 3. Timeless (7:05) – 4. Pra Dizer Adeus (7:51) – 5. Introduzione (2:09) – 6. Highway 132D (10:58) Giuseppe Millaci (contrebasse), Lionel Beuvens (batterie), Amaury Faye (piano). Enregistré le 26 septembre 2020 au Studio 4 à Flagey (Bruxelles). Produit par Giuseppe Millaci.
Enregistré live en septembre 2020 au Studio 4 à Flagey (Bruxelles), ce disque est le troisième album du Vogue Trio depuis sa création en 2016. Après Songbook (2017) et The Endless way (2019), Interaction: Live At Flagey sort à nouveau sur le label belge indépendant Hypnote Records créé par le contrebassiste Giuseppe Millaci. Le trio y reprend quatre titres du second album, mais aucun du premier, à côté de deux nouvelles compositions de Giuseppe : Turn Over et Introduzione. Après avoir joué ces morceaux sur scène un peu partout dans le monde, le trio apparaît ici plus soudé que jamais. Le très nerveux Turn Over qui ouvre le répertoire laisse entendre des échanges fructueux entre les trois musiciens qui se connaissent désormais par cœur. On est impressionné par la cohésion et la vivacité de cette musique qui n'en finit pas de rebondir avant que le contrebassiste ne prenne le lead avec un long solo central qui maintient tout du long l'intérêt avant le retour de ses complices. Mi Ritorni In Mente change l'ambiance en installant un climat plus intimiste genre « after hours ». Ça swingue gentiment tandis que l'interaction du dialogue à trois apparaît encore plus naturelle et évidente. La composition s'emporte parfois mais finit toujours par revenir à son climat initial. L'un des points culminants du répertoire est Pra Dizer Adeus, la splendide composition du Brésilien Edu Lobo, ici rendue dans une admirable version qui suscite l'émotion. Et si Introduzione est joué entièrement seul à la contrebasse, le concert se referme sur une longue interprétation de Highway 132D créditée au trio qui témoigne une fois de plus de la belle osmose de cette formation : on ne peut que tomber sous le charme de ces improvisations énergiques, bien senties et pleines de swing, les trois compères, pianiste, contrebassiste et batteur, prenant le lead à tour de rôle avant le retour de l'interplay collectif. Avec sa couleur toute brune, la façade de Flagey reprise sur la pochette apparaît plus austère qu'elle ne l'est en réalité mais ne vous y trompez pas : le jour de l'enregistrement de cet album, il y avait du soleil à l'intérieur. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Giuseppe Millaci & Vogue Trio sur Amazon ] [ A écouter : Interaction: Live At Flagey (album trailer) ] |
Espen Eriksen Trio (featuring Andy Sheppard) : In The Mountains (Rune Grammofon / Bandcamp), 2022
1. 1974 (8:42) - 2. Anthem (8:16) - 3. Suburban Folk Song (9:29) - 4. In The Mountains (9:26) - 5. Perfectly Unhappy (8:41) - 6. Dancing Demons (7:40) - 7. Rosemary's Baby (8:26) Espen Eriksen (piano); Lars Tormod Jenset (basse); Andreas Bye (drums) + Andy Sheppard (saxophone on 1, 2 & 4)
C'est la nouvelle formation dont tout le monde parle : le trio norvégien d'Espen Eriksen. Leur nouvel album In The Mountains (Rune Grammofon) est enregistré en concert avec le saxophoniste Andy Sheppard en invité sur trois titres. Six des sept pistes sont des versions étendues de compositions originales issues des quatre albums en studio du trio, qui ajoutent, si cela est possible, encore plus de vivacité instrumentale, de mélancolie et de mystère aux superbes mélodies. La septième est une splendide reprise de l'iconique Rosemary's Baby de Krzysztof Komeda. Avec Espen Eriksen (piano), Lars Tormod Jenset (basse) et Andreas Bye (Andreas Bye). [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ In The Mountains sur Bandcamp ] [ In The Mountains sur Amazon ] [ A écouter : In The Mountains (teaser) ] |
Cyril Bernhard : Trio (Autoproduction / Bandcamp), 2022
1. Ballade Dure (7:54) - 2. The Bridge (8:24) - 3. Abysse (6:44) - 4. Deltaplane (9:20) - 5. Balkan Prijateli (4:14) - 6. Réveil (3:29) Cyril Bernhard (guitare), Louis Navarro (contrebasse), Jonas Chirouze (batterie)
Ballade Dure commence comme une rêverie poétique dominée par une guitare limpide et une contrebasse jouée à l'archet, et l'on ne s'attend pas le moins du monde à cette plongée en apnée dans une fusion rock et avant-gardiste qui se produit inopinément après deux minutes et demie. On est alors emporté dans cette composition énigmatique, peuplée de bruitages et de solos aventureux, difficile à rattacher à un courant quelconque du jazz actuel. On peut dire que ce premier disque sans nom du Cyril Bernhard Trio démarre sur une musique inattendue et très personnelle, surtout venant de la part d'une configuration guitare/basse/batterie dont on pense parfois, à tort bien sûr, avoir fait le tour des possibilités. Plus conventionnel dans sa structure, The Bridge met en évidence le jeu du guitariste dont on appréciera la fluidité, la sonorité claire et les envolées nuancées et gracieuses par ailleurs fort bien soutenues par la frappe dynamique du batteur Jonas Chirouze qui prend de plus en plus d'importance au fur et à mesure qu'on se rapproche de la fin du morceau. En conformité avec son intitulé, Abysse suggère une descente dans les profondeurs aquatiques, accompagnée de sonorités mystérieuses. Ce n'est toutefois pas une musique d'ambiance à la Cousteau mais bien une vraie composition jazz élaborée autour d'impressions sous-marines. Des trois titres restants tous passionnants, j'épinglerai encore Deltaplane et sa musique en apesanteur, tellement légère qu'elle est parfois emportée au gré de gentilles rafales aussi courtes qu'épiques. On se laisse volontiers bercer par cette pièce vive et fraîche encore rehaussée par un très beau solo à l'archet du contrebassiste Louis Navarro. Le trio de Cyril Bernhard a d'emblée trouvé un style qui lui est propre où l'énergie côtoie la musicalité, et où le lyrisme est souvent associé à une propension à créer des ambiances évocatrices. En résumé, voici un disque inaugural particulièrement brillant ! [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Cyril Bernhard Trio sur Bandcamp ] [ Cyril Bernhard Trio sur Amazon ] [ A écouter : Abysse ] |
Toni Mora : Space Folklore (Hypnote Records), 20 mai 2022
1. 12 (5:07) - 2. Life Doesn't Care (5:50) - 3. The Energy Shift (7:11) - 4. Ines Loves Ines (7:22) - 5. UFO Dream (6:28) - 6. Near Dampoort (9:12) - 7. 11 - 11h (6:21) - 8. Space Folklore (6:16) Toni Mora (guitare & compositions) ; Jean-Paul Estievenart (trompette) ; Jasen Weaver (contrebasse) ; Noam Israeli (batterie) ; Pepa Niebla (chant : 2,3,8)
Toni Mora est originaire de Madrid où il a commencé très tôt son apprentissage de la guitare classique au Conservatoire Reina Sofía. Le jazz est venu plus tard via des leçons particulières et une formation de quatre années au Codarts de Rotterdam. Relogé à Bruxelles en 2014, Toni Mora s'est produit à de multiples reprises sur la scène belge avant de sortir en 2017 un premier album en quartet intitulé Beyond Words. Aujourd'hui, Space Folklore ouvre un peu plus l'horizon tout en confirmant les qualités de son prédécesseur. Contrairement à ce qu'un coup d'œil rapide à la pochette pourrait laisser penser, la musique n'a rien à voir avec le « world-jazz » mais se révèle plutôt être une musique improvisée contemporaine proche d'un jazz newyorkais tel que pourrait par exemple le jouer un Kurt Rosenwinkel. Un morceau comme UFO Dream, introduit à la contrebasse par le Néo-Orléanais Jasen Weaver, prend le pari d'une musique aussi aventureuse qu'énergique. On sent la lave qui bouillonne sous le volcan toujours prêt à exploser. Le trompettiste Jean-Paul Estievenart délivre des phrases rapides et complexes sur une rythmique à l'intensité fiévreuse qui va crescendo. On est à la limite d'une fusion peuplée d'interventions virtuoses ciselées au millimètre. A côté de ce moment aussi éprouvant qu'exceptionnel, Life Doesn't Care surprend par sa légèreté apportée par la voix de la chanteuse espagnole Pepa Niebla. Toni y prend un beau solo fluide de guitare qui séduit aussi par sa splendide limpidité. Cette remarquable sonorité est encore à épingler dans Near Dampoort, une longue pièce plus intimiste où brillent successivement le trompettiste et le leader dans un envol de six-cordes dont l'élégance mélodique inspire le respect. On n'oubliera pas de souligner le travail admirable du batteur d'origine israélienne Noam Israeli qui, sur ce titre en particulier, délivre un rythme complexe tout en installant une atmosphère très particulière en faisant résonner ses cymbales. L'album se clôture sur Space Folklore chanté par Pepa Niebla qui apporte de nouvelles nuances latines et un surcroît de légèreté. Enregistré au Noise Factory Studio à Namur et doté d'un son superbe, ce deuxième opus installe le quartet de Toni Mora dans les groupes à suivre de près. Son jazz actuel plaira aux amateurs de musique riche et exigeante mais non pour autant dénuée de lyrisme et de séduction. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Space Folklore sur Amazon ] [ A écouter : Space Folklore (album teaser) ] |
José Lencastre Common Ground : Common Ground (Phonogram Unit / Bandcamp), 1er avril 2022
1. Revolutionary Periods 10:55 2. Unbroken Flow (8:56) - 3. Nature of Reality (4:39) - 4. Inspirational Souls (7:05) - 5. Common Ground (11:14) José Lencastre (sax alto) ; Carlos Zíngaro (violon) ; Clara Lai (piano) ; Gonçalo Almeida (contrebasse) : Joao Sousa (batterie). Enregistré le 20 novembre 2021 aux Studios Namouche à Lisbonne.
Common Ground présente une musique avant-gardiste, proche du free jazz dont les multiples possibilités soniques sont explorées par le saxophoniste basé à Lisbonne, José Lencastre, accompagné de quatre musiciens unis comme les doigts d'une main : le violoniste Carlos Zíngaro, la pianiste Clara Lei, le contrebassiste Gonçalo Almeida et le batteur Joao Sousa. A l'alto, le leader délivre des sons parfois très abstraits comme sur Revolutionary Periods, le violon ajoutant une voix mystérieuse, gémissante, qui rend la musique très émotionnelle. Pour autant, cette longue improvisation n'est pas difficile à suivre : elle coule naturellement comme un fleuve agité mais dans une direction bien définie. Unbroken Flow est plus post-bop mais à l'extrême bout expérimental du spectre. Porté par les lignes luxuriantes de la pianiste, cette pièce nous emmène vers un solo jubilatoire du leader dont les éclats volant au-dessus du quintet alimentent la turbulence. On y entend aussi, de la part de de chaque musicien, une soif inextinguible de créer des sons inusités, de les malaxer et, finalement, de les échanger avec les autres partenaires dans une sorte de verve collective stimulante. Inspirational Souls est encore plus surprenant en ce qu'on ressent clairement le pouvoir « élévateur » de cette musique en perpétuelle déconstruction mais qui parvient néanmoins à créer un temple immatériel où se concentre une forme de spiritualité. Le répertoire, qui ne comprend que cinq longs morceaux, se clôture avec le titre éponyme, une longue pièce ambitieuse introduite par un dialogue expressif de cordes entre la violoniste et le contrebassiste. Ce qui vient ensuite est d'une beauté spectrale, les cinq comparses improvisant dans l'instant une masse sonore mouvante qui monte très lentement en puissance comme une marée. Voilà une pièce qui conviendrait parfaitement pour illustrer le mouvement de l'océan protoplasmique de Solaris. Mais on y trouvera ce qu'on veut car c'est tout le pouvoir de cette musique de révéler ce que chacun porte en lui. Ce disque qui marie abstraction, création et lyrisme, met en exergue l'association tonique qui peut parfois naître entre des musiciens et ceux qui les écoutent. En tout cas, les amateurs de voyages mystiques et de sensations inédites trouveront ici largement de quoi les aider à sortir de leur coquille pour s'envoler dans des explorations de toute nature. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Common Ground sur Bandcamp ] [ A écouter : Revolutionary Periods ] |
Matthieu Marthouret SpringBok : Involutions (We See Musique), 13 mai 2022
1. Pigeon On A Chessboard - 2. Open Air - 3. Fragments - 4. Hymn - 5. Roots (D.W Part.1) - 6. Prélude En Ut Mineur - 7. Whirls - 8. Time (D.W Part.2) - 9. Social Credit - 10. Certain Incertitude - 11. Bounce Neuf - 12. Bill For Five (Bonus sur CD) Matthieu Marthouret (orgue Hammond); Julien Alour (trompette) ; Robby Marshall (sax ténor, clarinette basse); Thomas Delor (batterie). Enregistré par Erwan Boulay en novembre 2021 au Studio Sextan, Malakoff, France.
Après Contrasts sorti sous le nom de Bounce Trio, l'organiste grenoblois Matthieu Marthouret propose un projet en quartet appelé SpringBok. Les complices sont nouveaux tandis que la configuration du groupe n'est pas sans évoquer les lumineuses années 50/60 avec le couple historique saxophone / trompette et une rythmique orgue Hammond / batterie. Le résultat sonne comme du post-bop où la tradition du hard-bop est certes très présente mais où affleurent aussi une approche moderne ainsi que, plus rarement il est vrai, une esthétique européenne (Prélude En Ut Mineur). Le tandem composé par le saxophoniste d'origine californienne Robby Marshall et le trompettiste Julien Alour est tout simplement d'une redoutable efficacité. Que ce soit dans les unissons ou les contrepoints, lors de l'exposé des thèmes ou dans les espaces improvisés, les deux musiciens font preuve d'une belle vivacité, délivrant des chorus aussi variés qu'inventifs. Tout ça est rythmé avec élégance par l'orgue de Matthieu et les baguettes intelligentes d'un Thomas Delor toujours à l'écoute. Bien entendu, le leader se fend lui aussi de solos « organiques » (par opposition à ce qui est synthétique), son Hammond délivrant en permanence un groove naturel qui a la sagesse de ne jamais céder ni aux effets faciles ni à la surenchère démonstrative inhérente à cet instrument. Les onze compositions (plus un titre en bonus sur le compact) qui totalisent une durée totale de 51 minutes constituent un répertoire varié où l'on ne s'ennuie pas une seconde. Du post-bop joyeux de Pigeon On A Chessboard à la mélodie aérienne de Open Air, du beau solo lyrique de clarinette basse sur Prélude en Ut Mineur aux légers tourbillons de Whirls, et de la mélodie évidente de Social Credit au groove insidieux de Bounce Neuf, le répertoire coule en cascades toniques et fraîches. Précision, swing, musicalité et maturité : pas de doute, le jazz de SpringBok, comme d'ailleurs celui du Bounce Trio avant lui dont il est une sorte d'extension, c'est la grande classe ! [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Involutions sur Bandcamp ] [ Involutions sur Amazon ] [ A écouter : Involutions (album trailer) ] |
Amaury Faye & Igor Gehenot : Amaury Faye X Igor Gehenot (Hypnote Records / Inouïe Distribution), 25 mars 2022
1. Magic Ball - 2. Eternité - 3. Egberto - 4. Bibo No Aozora - 5. Message In A Bottle - 6. Pare A Pluie - 7. Incompatibilidade De Gênios - 8. Hudson River Park - 9. Trocando Em Miudos Amaury Faye (piano), Igor Gehenot (piano)
Comme son titre l'indique, cet album est le produit de la rencontre face à face de deux pianistes : d'une part, Amaury Faye, Toulousain aujourd'hui basé à Bruxelles, qui a glané un bon nombre de récompenses dont un Octave de la Musique en 2018 pour Songbook (Hypnote) enregistré en trio avec le contrebassiste Giuseppe Millaci et, d'autre part, Igo Gehenot, pianiste liégeois auteur de quatre disques en leader tous sortis sur Igloo Records et lauréat de deux Octaves de la Musique pour sa participation à New Feel du Lg Jazz Collective ainsi que pour son disque Delta. Ce projet inédit qui fit sensation au Gaume Jazz Festival de 2020 ainsi que dans plusieurs salles de concert confirme sur disque tout l'intérêt de cette remarquable collaboration. Le répertoire comprend neuf plages mêlant des compositions originales et des reprises plutôt inattendues comme Message In A Bottle de Police ici rendu dans une version lumineuse pour ne pas écrire joyeuse. Plus nostalgiques apparaissent Bibo No Aozora, un thème splendide de Ryuichi Sakamoto repris dans la bande sonore du film Babel, ainsi que Trocando Em Miudos du Brésilien Chico Buarque qui met particulièrement bien en exergue la sensibilité aiguë des deux interprètes. Mais le plus étonnant reste l'arrangement pour deux pianos d'Incompatibilidade De Genios qui garde le rythme et la chaleur de cette samba du Brésilien Joao Bosco. Les cinq plages originales sont également très variées, du post-bop endiablé d'un Magic Ball à la poésie d'un Par A Pluie, avec ses notes qui tombent comme des gouttes de pluie, en passant par un hommage aussi enjoué que mélodique au compositeur et multi-instrumentiste brésilien Egberto Gismonti. On pouvait se poser des questions sur le comment deux improvisateurs s'exprimant de conserve, et à fortiori jouant du même instrument, allaient s'entendre sans pour autant tomber dans le mimétisme ? Mais le plus remarquable ici est justement la manière dont les deux pianistes, chacun avec son style propre, se complètent sans gêne ni redondance. Ce qui témoigne d'une réelle affinité artistique mais aussi, individuellement, d'une belle maîtrise de l'instrument alliée à une vision claire du résultat souhaité. En conclusion, on n'a aucun mal à se laisser envoûter par ces miniatures colorées de pianos entrelacés qui allient légèreté et sophistication. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Amaury Faye X Igor Gehenot (CD / Digital) ] [ A écouter : Amaury Faye X Igor Gehenot (album trailer) ] |
Guillaume Vierset & Harvest Group : Lightmares (Igloo Records), 11/03/2022
01. Sleep/Wake Up - 02. Lightmares - 03. I Wish - 04. I Hope - 05. Day One - 06. Open your eyes - 07. Wake Up/Sleep - 08. Sunrise - 09. Sunset - 10. End Of The Day/Night Guillaume Vierset (guitare), Mathieu Robert (saxophone soprano), Marine Horbaczewski (violoncelle), Yannick Peeters (contrebasse), Yves Peeters (batterie). Enregistré en novembre 2021 au Jet Studio, Bruxelles.
Guillaume Vierset et son groupe nommé Harvest (en hommage à un titre célèbre de Neil Young) présentent leur troisième album. Après Songwriter (AZ Productions, 2015) et Nacimiento Road (Igloo, 2019), Lightmares a été enregistré avec le même quintet comprenant, outre Guillaume à la guitare, le saxophoniste soprano Mathieu Robert, la violoncelliste Marine Horbaczewski, la contrebassiste Yannick Peeters et le batteur Yves Peeters. Globalement, la musique s'inscrit dans le jazz avec une composante rock mais inclut aussi quelques éléments hybrides, voire expérimentaux, qui se traduisent par des performances collectives aboutissant à des textures sonores très originales. Ces différents aspects surgissent épisodiquement au fil des plages : citons pour exemple la rythmique de Sleep/Wake Up qui évoque du rock alternatif; le beau chorus franchement jazz de saxophone sur I Wish; ou la masse orchestrale dense et compacte qui se déploie crescendo sur Sunset. Chaque composition à son ambiance et ses contrastes même si l'ensemble de l'album, comme l'indique le dossier de presse, « a pour toile de fond cette zone trouble qui sépare le jour et la nuit, l'ombre et la lumière, le rêve et la réalité… ». Certains titres comme Open Your Eyes et End Of The Day/Night paraissent avoir été créés spontanément en studio. D'autres au contraire, comme I Wish, donnent l'impression d'être plus construits avec des mélodies entêtantes qui s'ouvrent sur des parties improvisées. Dans les deux cas, on ressent une envie de liberté ainsi qu'une impression de fraîcheur renforcée par les couleurs d'une instrumentation originale. Dès son premier album, Harvest Group a toujours affiché sa préférence pour une musique nuancée et intimiste qui s'effiloche entre méditation et langueur. On retrouve ici cette approche dans plusieurs titres comme I Hope ou Sunrise. Mais le répertoire comprend aussi quelques plages plus électrisantes comme Day One dans lequel la guitare se fait progressivement mordante et saturée, entraînant avec elle des épanchements débridés de la part des autres instrumentistes. On l'aura compris. Lightmares est un album multi-facette. Il consacre l'approche singulière d'un groupe qui, au fil des ans, s'est construit une identité, avec un son et un style qui sont désormais immédiatement reconnaissables. Tout cela nous promet des concerts très animés mais, en attendant, on peut déjà profiter chez soi de cette musique qui requiert l'attention et captive l'imagination. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Lightmares chez Amazon (CD / Digital) ] [ Lightmares chez Igloo Records ] [ A écouter : Nacimiento (from Nacimiento Road, 2019) ] |
Mathieu Robert et Mario Ganau : Callada: Around Mompou (Hypnote Records), 18 février 2022
1. I - 2. Intermezzo 5 - 3. XV - 4. III - 5. XX - 6. V - 7. Intermezzo 6 - 8. XVI - 9. Intermezzo 10 - 10. XIX - 11. XVIII - 12. XXII - 13. Intermezzo 9 - 14. IV - 15. XXIV Mathieu Robert (saxophone soprano, bols chantants); Mario Ganau (piano, électronique). Enregistré et mixé par Stefano Amerio aux Studios Artesuono (Italie) en octobre 2021.
Le répertoire comprend des pièces choisies parmi les 28 miniatures pour piano seul de Musica Callada (qu'on pourrait traduire librement par « la musique qui se tait »), une œuvre ascétique qui traduit l'approche parcimonieuse et intimiste de son auteur, le Catalan Federico Mompou. Après Prima Scena, un premier album sorti en 2018 sur Hypnote Records, Mathieu Robert poursuit sa collaboration avec le pianiste sarde Mario Ganau dont le style lyrique s'accorde bien avec celui du saxophoniste. Leur musique fait écho à l'esthétique volontiers méditative du compositeur espagnol. Le duo s'amuse ainsi à apprivoiser le silence, construisant avec peu de notes des paysages sonores qui ressemblent à des épures : sur la partie V, la mélodie se développe (ou s'effiloche) accompagnée par une seule note répétée inlassablement au piano avec quelques rares variations de tonalité. Viennent alors s'y poser des accords évanescents et des sonorités qui résonnent comme un souffle à peine audible. On finit par se laisser absorber dans cet extrême dépouillement au bord du rêve. D'autres pièces, comme XVI, sont plus enlevées et libres, les deux instrumentistes se répondant dans des contrepoints osés qui reflètent à la fois leur sensibilité et leur entente. Sur certains morceaux, plus particulièrement les quatre Intermezzos, le duo a élargi sa palette de timbres par des effets sonores produits par les bols chantants de Mathieu Robert et l'électronique subtile de Mario Ganau. Enfin, certaines plages (XIX, IX) évoquent une musique de chambre sophistiquée bien que toujours aérienne. Ces réinterprétations de Musica Callada sont innovantes tout en respectant l'esprit de l'œuvre originale. En écoutant cette musique on pense à cette définition qu'en avait donnée Federico Mompou en 1957 : « Elle est muette parce que son audition est intérieure. Retenue et pudeur. Son émotion est secrète et elle ne prend forme sonore qu'au travers de ses résonances dans la froideur de notre solitude. » Des mots qui s'appliquent aussi bien à cette exceptionnelle recréation de Mathieu Robert et Mario Ganau. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Callada: Around Mompou (CD / Digital) ] [ A écouter : Callada: Around Mompou (teaser) ] |
Fil Caporali & Tom Bourgeois : Moanin' Birds (Hypnote Records), 18 février 2022
1. Green Sand Pipes - 2. Konvoy - 3. Crooked Bird - 4. Last Minute - 5. Capoeira Bird - 6. Yearning - 7. Jeff 6 - 8. Araponga - 9. Cravo E Canela - 10. Birds Panic - 11. Scared Ostrich - 12. Melancholia Cha Cha Cha - 13. A Piece of the Moon - 14. Uruatu - 15. Kind Folk Tom Bourgeois (saxophone ténor, clarinette basse) ; Fil Caporali (contrebasse). Enregistré en 2019 au JetStudio.
Contrebassiste d'origine brésilienne, basé en Belgique depuis 2014, et récompensé par le prix Toots Thielemans Jazz Awards en 2016, Fil Caporali est aussi un compositeur dont on a pu apprécier le talent sur son propre album Fortune Teller sorti en 2017. Avec le saxophoniste Tom Bourgeois (entendu récemment avec le Jelle Van Giel Group), il compose ici un duo dont l'objectif est de créer une musique originale, spontanée et expressive basée en grande partie sur l'improvisation. Le titre de l'album (les oiseaux gémissants), ceux de la plupart des morceaux ainsi que la belle pochette dessinée par Eric Cousin fournissent un indice : le disque est placé sous l'égide des volatiles dont la liberté semble bien être le fil conducteur de cette musique. La première pièce, Green Sand Pipes, n'est qu'une courte cacophonie de cris, créée par les deux instruments, qui se fond quasiment sans interruption dans la splendide mélodie du second morceau : Konvoy. Tout de suite, on a l'impression de voler en compagnie d'une formation en V de bernaches. La clarinette basse qui ondule sur un ostinato de contrebasse fait défiler des paysages vus du ciel tandis que, progressivement, naissent des échanges d'une grande vivacité. Cette musique serait parfaite pour accompagner un documentaire sur les oiseaux migrateurs - après tout, Tom Bourgeois s'est aussi fait remarquer en tant que compositeur d'une vingtaine de bandes originales pour courts-métrages. Au cours du répertoire qui comprend 15 plages, les deux musiciens vont explorer toutes les possibilités du dialogue, sautant de moments aigus de mélancolie (Yearning, Piece Of The Moon) à d'autres colorés et turbulents (Araponga, Melancolia Cha Cha Cha) en passant par des espaces de pur lyrisme partagé (Jeff 6 et, en particulier, Kind Folk qui permettra d'apprécier pleinement le jeu tout en rondeur de Fil Caporali ainsi que l'admirable fluidité de son complice au saxophone ténor). Magnifiquement enregistrés, les timbres sont chaleureux et les deux instruments semblent présents dans la pièce tout près de l'auditeur enchanté. Ce disque plein de finesses et qui porte l'art de la conversation musicale à des sommets sort décidément des sentiers battus. Porté par un concept directeur aussi subtil que plaisant, Moanin' Birds ravit autant qu'une promenade dans une réserve géante d'oiseaux exotiques bariolés. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Moanin' Birds ] [ A écouter : Moanin' Birds (trailer) - Last Minute ] |
Manuel Hermia : Freetet (Igloo IGL328), 28 janvier 2022
1. Serial Joker - 2. Schims - 3. Ze Theme - 4. Hidden Codes - 5. Scent Of A Trio - 6. Cat Aand Mouse - 7. Stuck Between Those We Love - 8. Here And Now - 9. Le Temps Des Cerises Manuel Hermia (saxophones); Jean-Paul Estiévenart (trompette); Samuel Blaser (trombone); Manolo Cabras (contrebasse); Joao Lobo (batterie)
Durant les 12 dernières années, Manuel Hermia a enregistré en trio, avec le contrebassiste Manolo Cabras et le batteur Joao Lobo, deux disques de jazz libre mêlant compositions ouvertes et improvisations spontanées : Long tales And Short Stories en 2010 et Austerity en 2015, tous deux sortis sur le label Igloo Records. Il revient avec ses deux complices pour un troisième album qui s'inscrit dans la même vision libertaire mais avec une différence de taille : le trio s'est cette fois adjoint deux souffleurs, le trompettiste Jean-Paul Estiévenart et le tromboniste Samuel Blaser. Le Freetet ainsi constitué peut s'en donner à cœur joie et décomposer les thèmes en leur donnant de nouvelles directions inédites. C'est évidemment un exercice périlleux dont se sortent fort bien les cinq membres du quintet. Il ne fait aucun doute que les deux cuivres se sont fondus avec plaisir dans l'idée directrice de créer sur l'instant une musique aux atmosphères aussi diverses que variables. Des tourbillons sonores chaotiques (Ze Theme) côtoient ainsi des plages plus lancinantes (Scent Of A Trio) qu'on peut écouter de différentes manières : en suivant attentivement le développement du morceau ou en se laissant simplement porter par son atmosphère. Parfois, comme sur la reprise du Temps Des Cerises, le thème survit plus longtemps à la déstructuration, mettant davantage en exergue l'arrangement précis qui dessine le cadre de toutes ces interprétations ainsi que le travail collectif préalable aux poussées individuelles. En définitive, on décèlera dans cette musique volontiers militante un sens aigu de la dramaturgie qui, comme c'est souvent le cas dans le free-jazz, sous-tend les différents morceaux. C'est en tout cas avec plaisir que l'on plonge dans ces méandres musicaux qui, en imitant le désordre naturel, coulent au hasard de l'inspiration. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Freetet sur Amazon (CD / Digital) ] [ Freetet sur le site du label Igloo ] [ A écouter : Ze Theme ] |
Michel El Malem : Dedications (Inner Circle Music), 23 avril 2021
1. Salvador Batman (8:27); 2. Lieb On The Road (9:14); 3. Renée Et Charles (6:09); 4. Wonder Manon (8:42); 5. Cercle (6:24); 6. Mr. MC (5:06) Michel El Malem (ts, ss), Romain Pilon (elg), Marc Copland (p), Stéphane Kerecki (b), Luc lsenmann (dm). Pernes-Les-Fontaines, Studio La Buissonne, 3 et 4 octobre 2019.
Quand les premières notes délicates du piano de Marc Copland introduisent Salvador Batman, premier titre du répertoire, on sent déjà qu'on va être emporté dans un beau voyage. L'incrustation de la rythmique suivie par celle du saxophone ténor du leader confortent cette impression : la sonorité moelleuse est splendide (l'enregistrement d'une clarté lumineuse a eu lieu dans les Studios La Buissonne), l'interprétation collective est intense, et les chorus qui se succèdent sont inspirés : Michel El Malem séduit par son jeu solide et puissant tandis que les envolées pianistiques de Marc Copland sont d'une limpidité quasi aérienne. Quant au guitariste Romain Pilon qui privilégie un son clair et naturel, il lâche des phrases avec une fluidité qui n'appartient qu'aux meilleurs. Cette composition du leader (elles sont toutes de sa plume) se déroule comme un court-métrage au scénario parfait : le temps suspend son vol sous l'emprise de cette musique chaleureuse et enveloppante. Introduit par la contrebasse au son boisé de Stéphane Kerecki, Lieb On The Road (dédicacé à Dave Liebman) s'avère plus mordant aussitôt que le leader, cette fois au sax soprano, lâche un véritable tourbillon de notes sur la guitare débridée d'un Romain Pilon ici beaucoup plus fougueux. Plus libre, organique et mouvante, cette composition met en exergue la formidable machine que constitue ce quintet plein de vitalité. Les quatre morceaux restants sont tout aussi convaincants : que ce soit sur la balade Renee et Charles ou sur le swinguant Mr. MC (dédicacé cette fois à Marc Copland), on est enchanté par cette musique dont les mérites divers ont été appréciés par Dave Liebman et Greg Osby qui ont d'ailleurs tenu à en témoigner sur la pochette, le premier appréciant particulièrement les compositions et les arrangements, et le second étant, entre autres, conquis par la qualité des solos de saxophone. Distribué par le label américain Inner Circle Music, créé en 2008 par le saxophoniste Greg Osby, ce troisième disque de Michel El Malem, qui bénéficie d'un casting de rêve, est le fruit d'une vraie collaboration entre les musiciens impliqués mais il met aussi en exergue les ambitions et le talent du leader qui s'impose comme une figure majeure sur tous les plans, de l'écriture à l'interprétation. Vivement recommandé ! [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Dedications sur Amazon ] [ Dedications sur le site de Michel El Malem ] [ A écouter : Salvador Batman (teaser) ] |
Frédéric Borey Butterflies Trio feat. Lionel Loueke (Fresh Sound Records), 16 novembre 2021
1. Don't Give Up (Frederic Borey) (6:03) - 2. Camille (Lionel Loueke) (6:42) - 3. Wish (Frederic Borey) (4:25) - 4. Commencement (Stéphane Adsuar) (7:17) - 5. Insomnia (Borey-Adsuar) (6:04) - 6. Gentlemen's Agreement (Damien Varaillon) (4:18) - 7. Cube (Damien Varaillon) (4:27) - 8. Do Hwe Wutu (Frederic Borey) (7:16) - 9. Lou (Frederic Borey) (6:33) - 10. Clews (Frederic Borey) (4:48) - 11. Snowscape (Damien Varaillon) (3:40) Frédéric Borey (sax ténor); Damien Varaillon (basse); Stéphane Adsuar (drums); Lionel Loueke (guitare & chant). Enregistré au Ohm Sweet Ohm Studio, France, 28-31 mai, 2021
En 2019, Frédéric Borey nous avait gratifié d'un imposant et ambitieux double album en trio qui, à travers compositions personnelles et reprises de standards, affichait élégance et sophistication. Deux ans plus tard, non seulement le trio existe toujours avec les mêmes Damien Varaillon à la basse et Stéphane Adsuar à la batterie, mais la symbiose entre les musiciens a eu le temps de se renforcer grâce - et malgré les restrictions imposées par la pandémie - à un bon agenda de prestations en concert. Le saxophoniste propose aujourd'hui un second disque sans autre nom que celui de son trio mais qui affiche fièrement une collaboration avec le célèbre guitariste d'origine béninoise Lionel Loueke. Cette fois, hormis un titre (Camille) dû à la plume du guitariste, toutes les compositions ont été écrites par les membres du trio. Dès le premier morceau intitulé Don't Give Up, on se rend compte combien la nature et le son de la musique ont changé par rapport au premier album. La présence du guitariste, dont l'empreinte est immédiatement reconnaissable, apporte de nouvelles couleurs et rend l'ensemble plus fluide et plus facile à écouter. Le saxophone ténor du leader est en parfaite harmonie avec la guitare, les deux instruments montrant une étonnante cohésion sonore aussi bien dans l'exposé du thème que dans les improvisations. Délicate et auréolée d'un léger halo, la musique étonne par ses subtils unissons, ses alliages de timbres, et ses interactions savantes qui laissent penser que ce combo existe avec ce line-up étendu depuis sa formation. Le répertoire est varié. Si Camille porte la marque personnelle du guitariste, on se réjouira d'écouter des morceaux aussi différents que Lou, une très belle composition de Frédéric qui l'interprète en duo avec Lionel, ou encore l'étrange et inquiétant Insomnia dont la densité est renforcée par le doublement de la guitare et de la batterie. Certains morceaux ont une dimension quasi visuelle comme Do Hwe Wutu, que le leader a composé en hommage à son invité et qui renvoie subtilement à l'Afrique ou encore Snowscape, écrit par le contrebassiste, qui évoque le calme et la douceur feutrée d'une campagne enneigée. Avec Lionel Loueke à bord, la musique du trio de Frédéric Borey a pris une autre dimension. Sous cette pochette sobre qu'on aurait bien vu plus colorée, se cache un disque offrant une musique aérienne et lumineuse, mais aussi paradoxalement pleine de vie, aux nuances multiples et à l'expressivité à fleur de peau. Voilà ce qu'on peut raisonnablement appeler une rencontre réussie. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Frédéric Borey Butterflies Trio feat. Lionel Loueke sur Fresh Sound Records ] [ Butterflies Trio feat. Lionel Loueke (CD / Digital) ] [ A écouter : Butterflies Trio feat. Lionel Loueke (teaser) ] |
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