Retrouvez sur cette page une sélection des grands compacts, nouveautés ou rééditions, qui font l'actualité. Dans l'abondance des productions actuelles à travers lesquelles il devient de plus en plus difficile de se faufiler, les disques présentés ici ne sont peut-être pas les meilleurs mais, pour des amateurs de jazz et de fusion, ils constituent assurément des compagnons parfaits du plaisir et peuvent illuminer un mois, une année, voire une vie entière.
A noter : les nouveautés en jazz belge font l'objet d'une page spéciale. |
Gorilla Mask : Brain Drain (Clean Feed), Allemagne, 15 novembre 2019.
1. Rampage (4:40) - 2. Brain Drain (6:07) - 3. Drum Song (6:09) - 4. Forgive Me, Mother (4:31) - 4. Caught In A Helicopter Blade (5:51) - 6. Avalanche!!! (3:07) - 7. Barracuda (4:01) - 8. The Nihilist (4:13) - 9. Hoser (3:53). Enregistré les 20 et 21 mai 2019 au Blackbird Music Studio, Berlin Peter Van Huffel (as, bs, effets); Roland Fidezius (basse électrique, effets), Rudi Fischerlehner (drums, percussions)
Après Iron Lung en 2017, le trio Gorilla Mask poursuit sa quête d'une musique hors cadres qui s'abreuve autant aux sources du métal qu'à celles du free-jazz et d'une fusion extrême comme l'envisageait jadis Tony Williams. Dès le premier titre, Rampage, le bassiste Roland Fidezius et le batteur Rudi Fischerlehner imposent un drive organique intense sur lequel viendront se greffer les improvisations au saxophone alto de Peter Van Huffel. Dans cet assaut de fureur, il n'y a guère de place pour la mélodie mais le fun ici résulte de la course elle-même, aussi imprévisible que furieuse. Cette impression de poursuite sauvage à la Bullitt (le film qui fit entrer Steve McQeen dans la légende) est reconduite sur Brain Drain qui a l'odeur des pneus brûlés (comme aurait pu dire Frank Zappa). Il n'y a rien à expliquer à propos du jeu intense des protagonistes qui ressemble bien davantage à une catharsis spontanée qu'au produit d'une longue réflexion. Il ne faut toutefois pas sous-estimer le pouvoir d'envoûtement de cette musique extatique dont on se rendra bien compte sur l'extraordinaire Drum Song qui démarre, forcément, sur un solo de batterie avant d'évoluer en une texture mouvante, presque marécageuse, qui charrie un saxophone dont les accents rauques et primitifs remontent du fond des âges. On retrouve ici le sens et l'innovation qui caractérisaient le rock expérimental allemand des 70s et plus particulièrement l'esprit du génial Tago Mago de Can. Le mystère est toujours présent sur The Nihilist qui avance à pas prudents dans une mise en scène digne d'un film horrifique. Avalanche, au contraire, apparaît comme une sorte de bop des temps futurs avec un rythme haché et une mélodie certes extrêmement complexe mais quand même apparente. Sinon, j'aime beaucoup aussi Hoser qui clôture le disque dans une cavalcade effrénée avec de vrais riffs qui claquent comme des étendards et une envolée libératrice où l'on oublie tout y compris l'incroyable technique de jeu de ce trio qui se jette à cœur perdu dans sa musique. Héritier d'une longue tradition de jazz-rock créatif typiquement allemand, Brain Drain est un album âpre et mordant qui emporte par sa vision revigorante et ses beautés convulsives. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Brain Drain (CD / LP / Digital) ] [ A écouter : Brain Drain, live at Kaisersteg 2017, Berlin ] |
Kyle Eastwood : Cinematic (Discograph), USA, 08 Novembre 2019.
1. Bullitt (5:46) - 2. Taxi Driver Theme (5:38) - 3. Les Moulins De Mon Cœur (5:46) - 4. The Eiger Sanction (7:11) - 5. Gran Torino (4:36) - 6. Pink Panther Theme (6:27) - 7. Per Le Antiche Scale (3:01) - 8. Charade (5:40) - 9. Unforgiven (3:53) - 10. Skyfall (7:16) - 11. Gran Torino (6:19) Kyle Eastwood (arrangements, composition, contrebasse); Andrew McCormack (piano); Quentin Collins (trompette, bugle); Brandon Allen (saxophone); Chris Higginbottom (batterie) + Camille Bertault (chant : 3) et Hugh Coltman (chant : 5)
J'ai attendu longtemps un tel disque de la part de Kyle Eastwood, contrebassiste de jazz et compositeur de bandes originales, dont l'amour partagé pour le cinéma et le jazz devait bien l'amener un jour à consacrer la totalité d'un album à la reprise de thèmes de musiques de films. C'est fait avec Cinematic qui vient juste de sortir. Son quintette y reprend dans des arrangements originaux quelques standards incontournable du genre comme The Pink Panther de Henri Mancini, le splendide Taxi Driver de Bernard Herrmann ou le groovy Bullitt de Lalo Schifrin mais aussi des thèmes moins connus comme The Eiger Sanction écrit par John Williams pour La Sanction, Per Le Antiche Scale d'Ennio Morricone pour le film Vertiges de Mauro Bolognini et la chanson Skyfall du film éponyme de James Bond. Kyle y reprend aussi quelques compositions personnelles qu'il a composées pour des réalisations de son père, Clint Eastwood : le superbe Gran Torino ici décliné en deux versions dont l'une chantée par Hugh Coltman, et Claudia's Theme, une pièce que Clint lui-même a composée pour son film Unforgiven. Dans le clip vidéo de Gran Torino, on voit Kyle, dont la silhouette ressemble de plus en plus à celle de son père, rouler dans une superbe Ford Gran Torino dorée et se diriger vers le Mac Mahon, un cinéma près de l’Arc de Triomphe, où il va retrouver Hugh Coltman pour interpréter sa chanson. Cinematic est un de ces très grands albums de jazz dédiés à la musique de film qui, en conciliant les deux univers à travers de nouvelles orchestrations, savent installer une atmosphère cinématographique qui fait rêver. A noter que le numéro 722 de novembre 2019 de Jazz Magazine, qui a élu Cinématic "Disque Choc", offre deux grandes interviews de Kyle et de Clint Eastwood qui y évoquent leur passion commune pour le jazz et le cinéma. A lire en musique ! [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Cinematic (CD / Digital) ] [ A écouter : Gran Torino (version chantée par Hugh Coltman) ] |
Nuzut Trio : The Bowhopper (Da Vinci Jazz), 2019.
1. The Grasshopper (7'35) - 2. Interlude #1 (2'34) - 3. Povero Spirito (8'31) - 4. Ramassamy-Dance (5'14) - 5. Interlude #2 (1'13) - 6. Clacsong (5'03) - 7. Interlude #3 (2'17) - 8. X Time (3'47) - 9. Un Po’ Zut (6'20) - 10. Zoldog (5'56) Flavio Perrella (contrebasse/composition); Simon Martineau (guitare électrique); Thomas Delor (drums). Enregistré les 24 et 25 août 2018 au Studio Artesuono, Udine, Italie.
Le premier titre de l'album, The Grasshopper, s'ouvre sur un crépitement de batterie bientôt rejoint par une ligne de basse obsédante. Sur cette rythmique qui découpe le temps comme une horloge, le guitariste Simon Martineau vient déposer une élégante mélodie toute simple. La composition prend forme et on se laisse prendre par cette drôle de ballade. Déjà, on sent ici une sorte de tension entre des harmonies volontiers élégiaques et la guitare électrique mixée bien en avant, plus joueuse et fusionnelle et qui n'hésite pas à recourir à des sonorités saturées. Cette dichotomie entre un certain onirisme des climats et l'intensité parfois violente du guitariste se répète tout au long de l'album en lui procurant son originalité mais aussi sa pertinence. On s'amusera ainsi beaucoup à écouter l'univers singulier de Clacsong sur lequel les trois instruments semblent suivre des trajectoires individuelles mais qui finissent toujours par se rejoindre in extremis. L'atmosphère y est ici franchement hypnotique, le batteur Thomas Delor abattant un travail remarquable grâce à une frappe sèche, précise et totalement imprévisible. Sur Un Po' zut, le leader Flavio Perrella joue de sa contrebasse à l'archet, révélant une approche classique qui accentue encore la dualité de la musique. En fin de compte, j'aime bien cette âpreté, ce côté brut qui vient dynamiter de l'intérieur ce qui n'aurait été qu'une musique de chambre de plus. Le disque se referme sur Zoldog, un morceau bien rampant aux couleurs bluesy, propice à des envolées de guitare dont la saturation et la densité vont aller crescendo avant de s'éteindre brutalement. Jouant sur les mots "bow" (archet) et "Grasshopper" (sauterelle), l'intitulé de l'album évoque intuitivement l'idée d'une musique dynamique à rebonds, ce qui n'est pas faux. Et en guise de notes de pochette, Larry Grenadier, contrebassiste des plus grands (qui ne se souvient de sa contribution aux albums The Art Of The Trio de Brad Mehldau ?), a écrit "Flavio Perrella et ses complices montrent beaucoup de soin pour le son et la nuance et, ensemble, produisent une musique émotionnellement riche et attrayante." Franchement, que voudriez-vous que j'ajoute à ça ? [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ The Bowhopper (Digital / CD) ] The Bowhopper sur Da Vinci Jazz ] [ A écouter : The Grasshopper ] |
Frédéric Borey : Butterflies Trio (Fresh Sound New Talent), France, 22 Novembre 2019.
CD1 : 1. Butterflies (Frédéric Borey) - 2. Smoky Spot (Frédéric Borey) - 3. Mood (Frédéric Borey) - 4. All Those Things / Let's Hang Together (Frédéric Borey) - 5. Stephan Wants To Share An Uber With You (Stéphane Adsuar) - 6. Mister J.H (Frédéric Borey) - 7. Statement (Frédéric Borey) - 8. Commencement (Stéphane Adsuar - 09. New Again (Frédéric Borey) - 10. Catch It (Frédéric Borey) CD2 : 1. Mr Sandman (Pat Ballard) - 2. The Single Petal Of A Rose (Duke Ellington) - 3. The Cost Of Living (Don Grolnick) - 4. Mahjong (Wayne Shorter) - 5. A Flower Is A Lovesome Thing (Billy Strayhorn) - 6. Black Beauty (Duke Ellington) - 7. Jitterbug Waltz (Fats Waller) Frédéric Borey (ténor saxophone, composition); Damien Varaillon (contrebasse); Stéphane Adsuar (batterie, composition). Enregistré les 8, 9 et 10 mai 2019 au Mix&Rec Studio à Paris.
Entendu et apprécié sur Inland de Clément Landais et sur l'Hommage à la musique de Miles Davis de François Bernat, deux excellents disques chroniqués récemment dans ces pages, le saxophoniste Frédéric Borey propose aujourd'hui un album en trio qui permet de l'écouter dans une configuration plus réduite : un trio composé du bassiste Damien Varaillon et du batteur Stéphane Adsuar en plus de lui-même au saxophone ténor. Pari risqué puisque tout se joue ici dans un échange continu entre les trois instruments sans le soutien harmonique d'un piano, ce qui oblige, selon les termes mêmes de Frédéric Borey, à "une écoute constante, indispensable, obligée, d'une importance capitale." Butterflies Trio étant un double compact, les dix compositions originales, dont huit de la plume du leader et deux de celle du batteur, sont réunies sur le premier disque. Le phrasé du saxophoniste est fluide, agile aussi, bien ancré dans une rythmique malicieuse qui le porte à bout de bras. On ressent l'ouverture du trio et les interactions multiples entre les membres attentifs les uns aux autres. Les tempos et les rythmes varient au fil des plages installant ici des ambiances nostalgiques (New Again) et là, des envolées fougueuses qui partent dans tous les sens (Mister J.H.) non sans évoquer un certain Wayne Shorter. Le second compact est réservé à des standards, certains classiques et bien connus comme Black Beauty de Duke Ellington ou A Flower Is A Lovesome Thing de Billy Strayhorn et d'autres, plus modernes et moins souvent interprétés comme le splendide Mahjong de Wayne Shorter sur lequel le leader, tout en gardant sa personnalité, affiche tout de même sa parenté avec le légendaire saxophoniste américain. Plus étonnant est la reprise de la chanson Mr. Sandman de Pat Ballard dont le thème est bien connu des cinéphiles ou encore celle de Jitterbug Waltz de Fats Waller ici rendu dans une version aussi légère qu'agréable, nourrie par un beau solo de contrebasse. Butterflies Trio, c'est du jazz vivant, interactif et hautement expressif joué avec une grande cohésion par un trio qui sait comment allier sophistication, précision et élégance. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Butterflies Trio sur Fresh Sound Records ] [ A écouter : Mr Sandman - Mr JH (live au Festival Internacional de Jazz de Mexico) ] |
EL4CTRIC (Indépendant), France, 7 juillet 2019
1. Benimodo (08:34) -2. Swan (05:00) - 3.Intelude #1 (01:03)- 4. Out Of Sight, Out Of Mind (07:20) - 5. Pick-A-Boo (04:07) - 6. Interlude #2 (01:12)- 7. Winners Of The Cosmic Lottery (07:03) - 8.New Times, New Forms (06:20) - 9. Intelude #3 (00:50) - 10. Tax Affair (05:06) Stéphane Escoms (claviers, piano, rhodes, composition sauf 7) ; Eran Har Even (guitares, composition : 7) ; Claire “Chookie” Jack (basse électrique) ; Jérôme Spieldenner (batterie) + Invités : Gerhard Ornig (trompette (5, 9, 10)) ; Franck Wolf (saxophone (4, 5, 9, 10)). Enregistré du 13 au 15 septembre 2018 au Downtown Studios à Strasbourg France.
El4CTRIC : de l'acoustique à trois à l'électrique à quatre. Son intitulé est la première surprise de cet album. Sa signification tout autant que sa prononciation demandent une attention particulière mais heureusement, la raison du choix de ce nom est clairement donnée par Stephane Escoms : « Au départ mon trio était acoustique. Quand en 2015, il est devenu électrique, je l'ai appelé El3CTRIC avec le 3 du trio. Nous avons joué dans un festival en Lettonie en 2015 et rencontré Eran Har Even, guitariste israélien vivant à Amsterdam. C'est devenu El4CTRIC ! » Le passage de l'acoustique à l'électrique rappelle la révolution fusionnelle de Miles Davis entre 1968 et 1975. Quarante ans séparent le jazz-rock de Miles Davis de celui d'El4TRIC, mais l'opposition entre acoustique et électrique persiste. Les fans d'acoustique prônent un jazz proche des sources, moins artificiel tandis que les pro-électriques défendent les avancées technologiques. L'écoute du présent album apporte-elle un progrès dans ce débat ? Benimodo pourrait faire croire à une introduction au piano acoustique, mais la vidéo en ligne sur YouTube montre qu'en réalité, Stéphan Escoms joue sur ce morceau d'un clavier électronique. L'émergence dans les premières minutes des sons mélodieux d'Eran Har Even fait rapidement oublier la distinction acoustique-électrique. Le quartet invite l'auditeur à un voyage musical planant et envoutant, mené par les échanges entre clavier et guitare, cadrés par le duo batterie basse. Dans ce premier titre, chaque compère, l'un après l'autre, semble se présenter en solo, très groove pour Claire “Chookie” Jack, aérien pour Stéphane Escoms, atmosphérique avec réverbération pour Eran Har Even et puissant pour Jérôme Spieldenner. Si cet album est à déguster comme un repas gourmant, en voilà une excellente entrée. Décortiquer chaque piste en détail serait frustrant et pourrait empêcher chacun d'en découvrir la saveur. Epinglons seulement Pick-A-Boo dont le titre onomatopéique annonce l'introduction musclée de Jérôme Spieldenner qui prépare aux nombreux riffs des deux souffleurs Gerhard Ornig et Franck Wolf ; et Interlude No.3, piste dissonante avec une mélodie de trompette très travaillée à la table de mixage et une rythmique décalée et puissante. L'écoute d'EL4TRIC ne résout peut-être pas le débat entre les pros et les contres du jazz fusion électro-acoustique, mais elle confirme que l'intérêt et la qualité d'un projet artistique ne sont aucunement liés à la présence ou non d'électricité, mais plutôt à la sensibilité et à l'habilité des compositions et improvisations, deux qualités que l'on retrouve dans cet album. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ El4TRIC sur Bandcamp ] [ A écouter : Benimodo ] |
Nilok4tet & Daniel Zimmermann : A wonder Plane To... (Alfred Productions / Orkhêstra), France, 25 octobre 2019
1. 68 l'été (12:35) - 2. The green fish in a tunnel (10:55) - 3. Runn (8:04) - 4. Vibratil (6:50) - 5. Five fingers up (5:48) - 6. Naseaux inquiétants (8:11) - 7. Au coeur du mal (6:52) - 8. Experience 1999 (10:13) Colin Jore (contrebasse, basse, programmations); Yvan Picault (sax ténor, flûte, clarinette basse); Fabien Duscombs (drums); Xavier Gainche (piano, claviers); Daniel Zimmermann (trombone). Enregistré en décembres 2018 au studio Elixir (Toulouse).
Créé en 2013, le Nilok4tet se compose aujourd'hui du saxophoniste et flûtiste Yvan Picault, du claviériste Xavier Gainche, du contrebassiste et leader Colin Jore et du batteur Fabien Duscombs. A eux quatre, ils produisent une musique dense et spontanée dont on avait pu avoir un avant-goût sur un EP enregistré en 2014 qui portait déjà le titre Wonder Plane (part 1). Après avoir proposé une collaboration au tromboniste Daniel Zimmermann, le quartet devenu quintet s'est rôdé sur scène tout en se lançant dans l'enregistrement d'un album longue durée qui fait l'objet de cette chronique. Le premier titre, 68 l'été, laisse entendre une musique dense, écrite et arrangée de façon à mettre en évidence une puissance orchestrale propulsée par un jeu collectif avant que n'émergent les improvisations des solistes. A l'instar d'un film alternant moments d'action et passages plus calmes, la musique se développe en explorant diverses ambiances tandis qu'une narration émerge d'un parcours qui paraissait à première écoute un peu chaotique. Un vaste espace est toutefois laissé au tromboniste qui a tout le loisir de s'exprimer et qui s'impose ici comme la force motrice du quintet. Plus équilibré et beaucoup plus climatique, The Green Fish In A Tunnel est un de mes morceaux préférés : la lente montée en puissance du saxophoniste Yvan Picault y est particulièrement remarquable et l'intervention au piano qui suit, jouissive tandis qu'en finale, le solo de Daniel Zimmermann qui va également en crescendo est tout aussi savoureux. Le reste du répertoire réserve encore beaucoup de surprises. Runn qui surprend par l'intervention à la flûte d'Yvan Picault déclinée sur une ligne de base groovy est un autre grand moment de l'album tandis que Vibratil change encore de style en perfusant la musique acoustique de bidouillages électroniques qui renouvellent l'expression du quintet. Naseaux inquietants est une belle charge orchestrale où, une fois encore, le jeu collectif incisif du quintet fait des merveilles. L'album se referme sur Experience 1999 qui, au début, semble être faussement ce que son titre suggère : une expérience sonique ... mais voilà que soudain, le morceau s'ouvre sur un groove lumineux porté par un Fender Rhodes et une basse qui réchauffent considérablement l'atmosphère. Voici une musique ambitieuse et novatrice dans laquelle il est facile de s'immerger et qui, après seulement une écoute attentive, se révèle déjà comme une surprenante et totale réussite. Juste une remarque : pour ceux qui ont l'habitude d'écouter le premier morceau d'un disque avant d'acheter, j'aurais placé Runn ou Naseaux Inquiétants en ouverture, ces deux titres révélant immédiatement leur pouvoir d'attraction au contraire de 68 l'été, qui tout en ayant sa place sur l'album, est plus complexe et tortueux. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ A Wonder Plane To... sur La Centrifugeuse ] [ A écouter : Runn ] |
Paul Bley, Gary Peacock, Paul Motian : When Will The Blues Leave (ECM), Canada / USA, 31 mai 2019.
1. Mazatlan (Paul Bley) (11:35) - 2. Flame (Paul Bley) (5:37) - 3. Told You So (Paul Bley) (9:48) - 4. Moor (Gary Peacock) (7:14) - 5. Longer (Paul Bley) (5:33) -6. Dialogue Amour (Paul Bley) (6:01) - 7. When Will The Blues Leave (Ornette Coleman) (5:26) - 8. I Loves You Porgy (George et Ira Gershwin) (4:56) Paul Bley (piano); Gary Peacock (contrebasse); Paul Motian (batterie). Enregistré en direct en mars 1999 dans le grand Hall de l'université de Lugano (Suisse).
Le jazz se joue dans différentes configurations dont la plus prisée reste le trio. Plusieurs combinaisons sont toutefois possibles, la plus standard étant le piano, la contrebasse et la batterie. Nombreux sont les musiciens qui s'y sont frottés : Thelonious Monk, Eroll Garner, Chick Corea, Keith Jarrett...
Ce dernier a « signé un gros chapitre de l'histoire du trio » souligne Franck Bergerot dans le dossier « Les Maîtres du Trio » publié par Jazz Magazine en juillet 2019. Keith Jarrett, qui a joué en trio avec le contrebassiste et le batteur de When Will The Blues Leave, est par ailleurs souvent considéré comme le disciple de Paul Bley, un pianiste qui a mené très loin l'exploration de l'improvisation afin d'extraire la substantifique moelle de l'art du trio. La sortie le 31 mai 2019 de l'enregistrement du concert du trio Paul Bley, Gary Peacock, Paul Motian, donné en mars 1999 dans le Grand Hall de l'Université de Lugano à l'Aula Magna de Trevano (Suisse), permet de revenir sur cette performance. L'écoute du premier morceau de plus de onze minutes, Mazatlan, éclaire notre compréhension de l'art du trio. Pour le guitariste Noël Akchoté, « Paul Bley reste une influence majeure, une liberté réelle, totale, une manière d'être au monde, donc au jeu, … totalement décomplexée ». Dans cette première piste, après avoir énoncé le thème en trente secondes, Paul Motian part en improvisation sur sa caisse claire. Puis Paul Bley joue quelques phrases du thème, rapidement rejoint par le contrebassiste. Au milieu du morceau, les trois musiciens improvisent en même temps, sans jamais perdre l'auditeur. C'est ainsi tout du long, avec des ambiances différentes et des envolées des trois compères qui, libres et ensemble, conversent dans une grande complicité. Le fait que six titres aient été composés par Paul Bley et Gary Peacock pourraient faire croire que là réside l'explication de cette grande liberté d'exécution, mais leurs interprétations de When Will The Blues Leave d'Ornette Coleman et de I Loves You Porgy de George Gershwin, démontrent le contraire: l'écriture et la liberté d'interprétation ne sont pas liées pour ce trio. La plage éponyme ne ressemble en rien à la version de 1958 enregistrée par son compositeur. C'est sur un rythme endiablé que le pianiste débute ce morceau, suivi par une "walking bass" très rapide de Gary Peacock et une rythmique toute en finesse développée par Paul Motian sur la charleston et les cymbales. Pour clôturer cet album indispensable aux jazzophiles, I Loves You Porgy s'avère une très belle balade bien différente du morceau original qui souligne combien l'art du trio exige tout à la fois maîtrise, complicité et liberté. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ When Will The Blues Leave (CD / Digital) ] [ A écouter : When Will The Blues Leave (Extraits musicaux sur le site d'ECM Records ] |
Scott Henderson : People Mover (Indépendant), USA, 1er juillet 2019
1. Transatlantic (8:08) - 2. Primary Location (6:56) - 3. All Aboard (0:32) - 4. People Mover (4:38) - 5. Satellite (5:33) - 6. Blood Moon (5:48) - 7. Blue Heron Boulevard - (8:07) - 8. Syringe (6:16) - 9. Happy Fun-Sing (8:16) - 10. Fawn (7:36) Scott Henderson (guitare); Romain Labaye (basse); Archibald Ligonniere (drums)
Parmi les guitaristes de Jazz Fusion, Scott Henderson fait partie du carré des grands magiciens de la six-cordes opérant dans ce style, tant par sa technique que par l'originalité et la richesse de son jeu. Après avoir « fait ses classes » chez Chick Corea, Jean-Luc Ponty et Joe Zawinul au début de sa carrière et après la consécration avec le génial combo Tribal Tech qu'il forma avec le bassiste virtuose Gary Willis, et une carrière solo entamée dans les années 90, le voici avec un 5ème album pour son propre compte. Véritable synthèse de son style unique, Scott s'en donne à cœur joie soutenu par une paire basse/batterie de haut vol 100% française, à savoir Archibald Ligonnière à la batterie et Romain Labaye à la basse. Rien de vraiment neuf dans le style du guitariste : entre jazz, blues, funk et rock, les trois musiciens distillent leur musique avec passion sans jamais ennuyer l'auditeur, mention spéciale pour le bassiste et ses solos à vous faire frissonner tellement ils sont beaux. La production est, quant à elle, moderne, mettant parfaitement les instruments au service de la cohésion du trio. J'ai eu la chance et le plaisir de les voir sur scène il y a environ un an à Nice et je suis très heureux de les retrouver sur cet album. Le travail de Scott en solo m'avait beaucoup moins passionné que son œuvre avec Tribal Tech mais cette cuvée 2019 est pour moi ce qu'il a fait de mieux depuis les années 90. [ Chronique de Xavier Boscher ] [ People Mover (CD / Digital) ] [ A écouter : Scott Henderson Trio : Calhoun (live) ] |
Kevin Hays & Lionel Loueké : Hope (Edition Records), 30 août 2019
1. Violetta (5 :10) – 2. Hope (6 :11) – 3. Aziza (4 :49) – 4. Feuilles-O (5 :26) – 5. Milton (6 :57) – 6. Twins (3 :37) – 7. Veuve Malienne (5 :21) ; 8. All I Have (4 :52) – 9. Ghana Boy (3 :59) – 10. Loving You (3 :55) – 11. Sweet Caroline (4 :18) Kevin Hays: (piano, voix); Lionel Loueke (guitare, voix). Enregistré les 6 et 7 septembre 2016 à East Side Sound, NY.
Edition Records, le label britannique qui, entre autres, a récemment produit - excusez du peu - les derniers excellents albums de Chris Potter (Circuits), de Jeff Ballard (Fairgrounds sur lequel, comme par hasard, on retrouve nos deux complices du moment) et de Phronesis (We Are All), a eu la très bonne idée de rééditer cet enregistrement de Kevin Hays et Lionel Loueké publié initialement en 2017 sur le label new-yorkais Newvelle. Il n'est pas inutile de souligner le travail remarquable de ce jeune label qui propose la sortie en souscription de six albums par année à raison d'un tous les deux mois. Chaque disque est produit en qualité audiophile et en série limitée, avec une pochette de 30 cm reprenant une image d'un grand photographe ainsi qu'un texte original confié à un écrivain. Attaché pour des raisons tout personnelles au Bénin, je dois avouer que j'ai un faible pour Lionel Loueké. Mais, au-delà de ça, je persiste à penser qu'il est un des guitaristes parmi les plus créatifs et les plus innovants de la scène jazz. Lionel Loueké ne se compare qu'à lui-même tant son approche de l'instrument est personnelle et ouverte à toute les influences que lui imposent tout à la fois sa parfaite maîtrise technique, les leçons apprises auprès de plus grands (parmi lesquels on compte Herbie Hancock, Wayne Shorter et Terence Blanchard) et ses racines béninoises. Quant à Kevin Hays, même si je dois reconnaître qu'il ne fait pas partie de ces artistes dont je suis avec attention le parcours, ses diverses collaborations avec des musiciens aussi talentueux que Sonny Rollins, John Scofield, Brad Mehldau, Chris Potter,... sont loin d‘être passées inaperçues. Aussi talentueux que soient Lionel Loueké et Kevin Hays, le but n'était pas ici de faire étalage de leur virtuosité incontestable. L'idée maîtresse est plutôt de nous distiller, dans un album totalement acoustique, quelques jolies mélodies servies avec une volonté manifeste de nous faire partager le bonheur que les deux musiciens ont eu à les interpréter en tout complicité (pour preuve un « OK , mon frère » discrètement lancé en Français par Lionel Loueké sur Ghana Boy). A aucun moment, l'auditeur n'est laissé au bord du chemin. Tout l'album est une invitation permanente à l'émerveillement, à l'enchantement ou à l'émotion. Rien de cérébral. Tout au plus, quelques moments de douce nostalgie (Hope qui m'émeut particulièrement, All I Have et Loving You) et de tristesse (Veuve Malienne). Bref, une musique qui attendrit et apaise, ou encore nous invite à la danse (Aziza, Milton), ou au voyage (Feuilles-0 joliment chanté en créole), et qui peut même nous surprendre (Sweet Caroline, un « soul blues » que Kevin Hays nous distille avec un plaisir non dissimulé, comme un clin d'œil pour clôturer l'album). Pour conclure, pourquoi ne pas reprendre les mots écrits à la sortie de l'album par Elan Mehler, pianiste et coproducteur de Newvelle : « Il y a ici une communauté d'intention et d'inspiration. Une recherche ou plutôt une mise en correspondance de ce qui se lirait entre les lignes. C'est bien sûr quelque chose qui est représenté et recherché dans toutes les musiques, pas seulement dans la musique improvisée, mais la connexion entre Lionel Loueke et Kevin Hays est tellement limpide et intense que c'est difficile de ne pas essayer de la comprendre. Pour ces musiciens qui ont grandi à différents endroits du globe, cela représente un immense "espoir" ». [ Chronique d'Albert Drion ] [ Kevin Hays & Lionel Loueke : Hope (CD / Digital) ] [ A écouter : Violetta - Twins ] |
John Coltrane : Blue World (Impulse!), 1964 (Edition 2019)
1. Naima (Take 1) - 2. Village Blues (Take 2) - 3. Blue World - 4. Village Blues (Take 1) - 5. Village Blues (Take 3) - 6. Like Sonny - 7. Traneing In - 8. Naima (Take 2) John Coltrane (sax); McCoy Tyner (piano); Jimmy Garrison (basse); Elvin Jones (drums). Enregistré le 24 juin 1964 au Studio Van Gelder, Englewood Cliffs, NJ En 1964, l'Office national du film du Canada demanda à John Coltrane d'enregistrer la bande originale du film "Le chat dans le sac". Le saxophoniste accepta et, dans cette perspective, organisa une session avec son Classic Quartet composé du pianiste McCoy Tyner, du bassiste Jimmy Garrison et du batteur Elvin Jones, aux studios Van Gelder d'Englewood Cliffs le 24 juin 1964, soit entre la session d'enregistrement du 1er juin pour l'album historique Crescent et celle du 9 décembre pour le légendaire A Love Supreme. Au cours de cette session, Coltrane revisita en studio des œuvres antérieures, ce qu'il n'a fait que très rarement dans sa carrière. Huit titres furent ainsi enregistrés spécialement pour le film : 3 versions de Village Blues, 2 de Naima, et 1 version de Like Sonny, de Traneing In et de Blue World. La bande fut emportée au Canada où 10 minutes de musique en furent extraites pour accompagner le film : beaucoup ont cru que l'on avait simplement édité des morceaux existants de Coltrane sans imaginer qu'il s'agissait de nouveaux enregistrements. Aujourd'hui, l'intégralité de la session figurant sur la bande analogique originale a été remastérisée et éditée sur CD et sur LP par Impulse!. En plus de notes de pochette écrites par l'historien du jazz Ashley Kahn, l'album est emballé sous une splendide couverture qui évoque les superbes photographies utilisées dans les années 60 par le légendaire label de Creed Taylor. L'album sortira le 27 septembre prochain mais la vidéo du titre Blue World, sorti en single, est déjà en ligne sur YT. A noter que sur ce morceau, le saxophoniste utilise la séquence d'accords de Out Of This World, un thème d'Harold Arlen qu'il avait enregistré pour son album Coltrane de 1962. [ Chronique de Pierre Dulieu ] [ Blue World (LP / CD / Digital) ] [ A écouter : Blue World ] |
Matt Mitchell : Phalanx Ambassadors (PI Recordings), 2019
1. Stretch Goal (6:25) - 2. Taut Pry (1:45) - 3. Zoom Romp (1:26) - 4. Phasic Haze Ramps (15:53) - 4. Ssgg (5:00) - 5. Be Irreparable (5:43) - 6. Mind Aortal Cicatrix (9:24). Matt Mitchell (piano, Mellotron, Prophet-6); Miles Okazaki (guitare acoustique et électrique); Patricia Brennan (vibraphone et marimba; Kim Cass (basse acoustique et électrique); Kate Gentile (batterie et percussions). Enregistré les 13-14 décembre 2018 à The Clubhouse, Rhinebeck, NY.
Dans le domaine du jazz, sur les chemins tortueux de mes découvertes musicales, le musicien indien Rudresh Mahanthappa a joué un rôle déterminant. C'est à l'écoute de l'excellent Codebook (album qui se trouve dans ma liste des disques incontournables) que j'ai découvert le pianiste Vijay Iyer, musicien qui n'a jamais cessé de démontrer tout le bien que je pensais de lui lorsque je l'ai écouté pour la première fois. Le même phénomène s'est répété avec un autre album du saxophoniste altiste que j'ai presqu'autant apprécié : Bird Calls. Ici, le pianiste se dénomme Matt Mitchell et depuis, il s'impose de plus en plus sur la scène jazz comme en témoignent ses collaborations avec des musiciens tels que Dave Douglas, Tim Berne, Anna Weber, etc. Phalanx Ambassadors est loin d'être le premier album de Matt Michell en tant que leader. Il y a eu, entre autres, le double CD Vista Accumulation avec notamment le saxophoniste Chris Speed où la pianiste s'affirme en tant que leader et compositeur d'un talent et d'une inventivité indéniables. Avec Phalanx Ambassadors, Matt Mitchell franchit une étape supplémentaire en s'aventurant sur les voies d'un jazz d'une modernité nettement revendiquée. Pour ce faire, le pianiste met fortement à contribution quatre musiciens qui trouvent là un terrain où ils expriment tout leur potentiel. Il y a bien sûr le bassiste Kim Cass et la batteuse Kate Gentile avec qui Matt Mitchell se produit au sein du Phalanx Trio, un nom qui est à l'origine du titre de l'album. Se joignent à ces musiciens la vibraphoniste d'origine mexicaine Patricia Brennan et le guitariste Miles Okazaki qui a notamment produit Work une œuvre étonnante en six volumes dans laquelle il revisite, en solo, toutes les compositions de Thelonious Monk, soit 70 titres et 4 h 44' de musique uniquement dédiée au génial pianiste. Phalanx Ambassadors s'ouvre sur Stretch Goal, un titre sans véritable introduction qui donne le ton de l'album avec une rythmique qui s'emballe dès les premières notes. Il s'agit d'aller tout droit à l'essentiel là où la musique vous prend dans les tripes que vous le veuillez ou non. Et si dans les premières mesures, le pianiste se tient quelque peu en retrait, il va bientôt entraîner tous ses compères dans un parcours musical où se conjuguent à la fois le dynamisme et la générosité de musiciens qui se déploient en toute liberté dans les chemins qui s'ouvrent à eux. Le titre Phasic Haze Ramps en est l'illustration la plus parfaite. Après une mise en bouche, via les surprenants et brefs Taut Pry et Zoom Romp (respectivement d'une durée de 1'45 et 1'26), les cinq musiciens nous invitent à les accompagner dans les méandres d'une pièce musicale de plus de 15 minutes où l'inventivité, la fusion et l'interactivité sont à la hauteur de leurs aptitudes respectives. C'est bien là que se trouve le fil conducteur de l'album. Sur chaque titre, le dialogue est permanent. Chaque intervenant enrichit le discours de ses complices, échafaudant ainsi un édifice musical d'une parfaite cohérence et d'une grande richesse où se reflètent les mille facettes du talent de Matt Mitchell. De ce point de vue, chacune des sept compositions est d'une densité telle qu'elle fait de Pharanx Ambassadors un album qui se bonifie au fil des écoutes successives. [ Chronique d'Albert Drion ] [ Phalanx Ambassadors (CD) ] [ A écouter : Stretch Goal 5 ] |
Les News plus anciennes sont toujours en ligne : |
Commentaires et avis sur ce site : livre d'or Contact pour promotion et chronique : @dragonjazz.com |