A noter : les nouveautés en jazz belge font l'objet d'une page spéciale. |
Tomasz Stanko : Soul of Things (ECM), 2002. Avant d'intégrer l'écurie du prestigieux label ECM, Tomasz Stanko avait déjà derrière lui une longue expérience en tant que trompettiste de jazz. Après avoir été l'un des principaux collaborateurs du célèbre compositeur et interprète Krzysztof Komeda dans les années 60, il contribua à définir une esthétique du jazz européen et joua aux côtés de nombreux musiciens d'avant garde comme Michael Urbaniak, Chico Freeman ou Cecil Taylor, payant à l'occasion son tribut à Komeda en interprétant sa musique avec beaucoup d'émotion et de lyrisme. Ainsi ce qui reste sans doute comme l'une de ses oeuvres majeures est-elle le fameux Litania, enregistré avec un groupe scandinave parmi lequel on remarque Bobo Stenson au piano et Terje Rypdal à la guitare : un disque consacré à une relecture impressionnante de superbes mélodies que Komeda composa notamment pour sonoriser des films dont le fameux Rosemary's Baby de Polanski. Soul of Things, son dernier opus en date, est une ballade de 75 minutes composée de 13 mouvements qui présente, malgré les variations de tempo, une uniformité de ton remarquable et dégage une atmosphère dramatique à la fois grandiose et méditative. Entouré par son quartette polonais, au sein duquel on ne manquera pas de noter le jeu tout en retenue et finesse du jeune pianiste Marcin Wasilewski, le trompettiste joue avec le silence, explore les arcanes du temps et délivre des solos aériens emprumpts d'une profonde introspection et dans une tonalité sombre qui n'appartient qu'à lui. Car même si l'on peut parfois évoquer Miles Davis au détour d'une phrase improvisée, Stanko joue toujours du Stanko et sa musique étrange n'a jamais été entendue ailleurs. Avec ce disque, le trompettiste polonais a atteint un niveau d'expressivité inégalable, un cran au-dessus de ces idôles américaines qui se complaisent dans le mimétisme en rejouant d'anciennes partitions sans vraiment y injecter quelque chose de très original. Ce cédé est un objet indispensable à toute discothèque de jazz moderne et, si vous aimez plus particulièrement les ambiances contemplatives avec des zones d'ombre mystérieuses voire ténébreuses, il pourrait rapidement devenir votre nouveau disque de chevet.
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Wajdi Cherif : Phrygian Istikhbar (WECH Records), enregistré à Paris le 22 octobre 2002. Jeune pianiste tunisien, Wajdi Cherif s'est tourné vers le jazz en 1998 après une rencontre musicale avec le plus célèbre jazzman du pays, le luthiste et guitariste Faouzi Chekili (membre fondateur du groupe belgo-tunisien Anfass). Depuis, il a eu l'occasion d'accompagner des musiciens de passage et d'approfondir son art, en leader ou en sideman, sur les scènes des festivals tunisiens (Tabarka, Carthage) ou internationaux (Marseille, Palerme). Très éclectique dans son approche de l'instrument et ne rejetant aucune forme d'expression, du jazz à la musique arabe ou tunisienne en passant par le classique occidental, Cherif a conçu son premier cédé (un mini-CD en fait car il ne dure qu'un peu plus de 30 minutes) comme une combinaison originale de toutes ses influences. Le résultat, fort plaisant, s'inscrit dans la lignée d'un jazz de chambre acoustique qui n'oublie pas ses racines méditerranéennes, coloré qu'il est par le tapis de percussions tressé par le bendir ou la derbouka de Habib Samandi. Le reste du quartet est classique avec une rythmique, constituée d'une batterie (Jeff Boudreau) et d'une contrebasse (Diego Imbert), qui tire davantage les compositions du leader vers le jazz moderne improvisé. La formation séduit par son équilibre, son aisance et une sorte de sérénité lumineuse due pour une bonne part au toucher très sensible du leader et à sa sonorité douce et apaisante. On est plus encore captivé par les compositions, où percent bien souvent la nostalgie et les chaudes couleurs des mélodies orientales, ainsi que par les arrangements qui témoignent à la fois d'une grande ouverture d'esprit et d'une fraîcheur qui ne l'est pas moins. Phrygian Istikhbar démontre une fois plus que le jazz, en tant que musique improvisée, convient à toutes les cultures pourvu que l'on ait suffisamment de talent pour en jouer et, surtout, qu'il n'est pas nécessaire de renier pour autant ses bases musicales mais plutôt de composer avec. C'est ce qu'a fait Wajdi Cherif sur ce premier essai réussi dont on ne peut que recommander l'écoute. Encore une chose : j'ai entendu beaucoup de musiciens de jazz qui intégraient à certaines occasions de la musique arabe dans leurs propres oeuvres ; le contraire, un musicien arabe qui vient au jazz, est beaucoup plus rare. C'est pourquoi l'initiative de Wajdi Cherif fait plaisir : sa musique est entrée par une nouvelle porte creusée dans la grande maison, sans toit ni murs, du jazz universel.
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MILES DAVIS In Person: Friday And Saturday Night at the Blackhawk, Complete (4 CD Box Set - Columbia / Sony Music), 1961 - réédition 2003. La formation enregistrée live au printemps 1961 au Blackhawk Supper Club de San Francisco est un groupe de transition pour Miles qui à l'époque se cherchait un nouveau ténor après le départ de Coltrane. Entre ce dernier et Wayne Shorter, plusieurs saxophonistes se sont succédés comme Sonny Stitt, George Coleman et Bobby Jaspar. Ici c'est Hank Mobley qui tenait le rôle de second couteau et il est injuste, comme on le lit parfois, de discréditer - en le comparant avec un génie - un musicien aussi rempli de soul et inventif sur le plan mélodique et qui fut l'un des fondateurs des Jazz Messengers et un des piliers du label Blue Note. Il faut dire aussi que Davis n'appréciait pas trop Mobley qu'il jugeait incapable de stimuler son imagination. Pourtant Hank Mobley, sans être le grand novateur qu'était Big John, assurait comme personne dans la lignée d'un Lester Young et avec le son d'un Dexter Gordon et, ma foi, sa version de Bye Bye Blackbird vaut bien celle de Coltrane sur "Round About Midnight". Et si cette formation n'est pas très connue c'est surtout parce qu'elle était un working band qui n'a rien enregistré d'aussi fameux que Kind Of Blue ou E.S.P. L'ambiance est ici très hard bop avec des accents bluesy : Miles était alors dans une période d'attente et se contentait de rejouer des titres bien rôdés sans trop changer les arrangements même s'il accélérait parfois le tempo comme sur cette étonnante et inédite version de Walkin'. C'est d'autant plus frappant que la rythmique est toujours la même depuis Kind Of Blue avec Wynton Kelly au piano, Paul Chambers à la basse et Jimmy Cobb à la batterie. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce qui peut sembler routinier pour Miles reste toujours génial pour l'auditeur. Sur cette réédition définitive, les titres ont été remastérisés et replacés dans l'ordre conformément aux "set list" de ces deux soirées. De plus, cette réédition comporte une belle brochette de titres inédits (pas moins de 12 dont Walkin', Autumn Leaves, On Green Dolphin Street ...) qui rendent l'objet carrément indispensable. Pour une fois que Miles avait accepté d'enregistrer intégralement une de ses performances scéniques, il vaudrait mieux ne pas faire la fine bouche et se précipiter sur ce coffret qui, avec ses notes intéressantes et bien détaillées, s'avère une véritable pièce de collection et, sans conteste, la plus belle réédition de cet été 2003. |
Frank & les Toons : Sense Of Pride ( ? ), 2002. Décidément, l'Irlandais Frankie Rose a plus d'une corde à sa guitare. Après avoir enregistré un disque de jazz acoustique et éclectique en duo avec le Brésilien Daniel Miranda, le voici de retour à la tête d'un groupe de blues électrique. Sur cette nouvelle production indépendante, Rose s'est associé à quelques amis français pour revisiter quelques grands classiques comme The Thrill Is Gone ou Help The Poor de B.B. King, Born Under A Bad Sign et I'll Play The Blues For You d'Albert King ou Mean Old World d'Otis Rush. Ajoutez à ce répertoire familier un titre de Robben Ford, un autre de Steely Dan et quelques compositions personnelles et le tour est joué. Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer en regardant la pochette fermière qui sent le terroir et le Country Blues, on nage ici en plein blues urbain avec une guitare mordante évoluant sur le tapis chaud et feutré d'un orgue Hammond joué avec beaucoup de swing et de sensibilité par le Français Pierric Viard. Rien de bien neuf donc, même si les interprétations sont nettement plus jazzy que les originaux, mais un bon disque de blues joué avec conviction et qui fera sans aucun doute vibrer la corde sensible des amateurs du genre. |
Miranda + Rose : Rencontre ( ? ), 2002. Daniel Miranda est un guitariste brésilien forcément passionné par la bossa nova et les rythmes de la musique populaire de son pays qu'il connaît par coeur. Frankie Rose est Irlandais, autodidacte et interprète à la guitare du folk, du jazz et des musiques du monde. Leur rencontre fortuite à Bruxelles les a conduit à enregistrer ensemble ce disque auto-produit rempli de fines improvisations où se mêlent leurs styles et leurs origines. De Manha de Carnaval à My Irishness en passant par un titre de Pat Metheny et le fameux Blackbird des Beatles, les guitares se croisent, s'emmêlent, se complètent avec beaucoup de chaleur et de lyrisme. On ressent la joie de jouer ensemble, de faire passer l'émotion au-delà des qualités techniques indéniables dont font preuve les deux musiciens. La musique coule comme une rivière et remplit l'espace de douces vibrations parfois épicées, souvent nostalgiques, toujours séduisantes. Je ne sais pas où vous pourrez vous procurer ce disque sans label mais, si vous aimez les guitares acoustiques, la bossa et le folk-jazz en général, n'hésitez pas à contacter les artistes sur info@miranda-rose.com |
Des cédés pour Noël Pour beaucoup de magazines européens, le centre de création du jazz s'est progressivement déplacé ce côté-ci de l'Atlantique. Laissant à la terre d'Amérique le soin de célébrer ses anciens génies par des rétrospectives et rééditions de plus en plus luxueuses avec des prises alternatives qui en font des éditions définitives (comme Ballads ou A Love Supreme de Coltrane par exemple), les chroniqueurs de jazz à tête chercheuse invitent leurs ouailles à piocher dans les productions européennes jugées plus aventureuses et plus avant-gardistes. Il y a là sans doute une part de vérité ! Mais le jazz américain reste d'une ardeur et d'une inventivité sans faille et se pare aussi à l'occasion d'une intention intellectuelle qui est loin d'être le seul apanage des musiciens de chez nous. Fin 2002, le jazz est plus que jamais universel et comme c'est le temps des bilans, des choix, et des achats de Noël, voici une sélection annuelle, tous genres et toutes origines oubliés, de quelques cédés superbes (je n'ose pas écrire indispensables !) à s'offrir ou à offrir. Vous en trouverez pour certains d'entre eux des chroniques détaillées ailleurs dans les pages de ce webzine. Attention : le classement est alphabétique et n'a rien à voir avec une quelconque valeur artistique ou priorité d'achat. Aka Moon : Guitars (Werf) Anouar Brahem : Le Pas Du Chat Noir (ECM) Philip Catherine : Summer Night (Dreyfus Jazz) Stefano Di Battista : Round About Roma (Blue Note) Keith Jarrett - Gary Peacock - Jack Dejohnette : Always Let Me Go (ECM) Greg Osby : Inner Circle (Blue Note) Wayne Shorter : Footprints Live! (Verve) Esbjörn Svensson : Strange Place For Snow (ACT) Pierre Van Dormael : Vivaces (Igloo) Weather Report : Live And Unreleased 1975 - 1983 (Columbia Legacy / Sony) |
Greg Osby : Inner Circle (Blue Note Records), 2002. Le saxophoniste alto Greg Osby en est déjà à son treizième disque en leader dont 10 parus chez Blue Note. Et si vous n'en avez encore écouté aucun, vous pouvez bien commencer par celui-ci. Musicien à tête chercheuse qu'on pourrait par exemple comparer à un Andrew Hill pour l'originalité de sa démarche, Osby est ici accompagné par son pianiste fétiche Jason Moran, par Stefon Harris au vibraphone, Taurus Mateen à la basse et Eric Harland à la batterie. Un quintet jeune et soudé qui sonne frais et propose un répertoire original (dont une adaptation du All Neon Like de la chanteuse Björk et une autre de Charles Mingus) et complexe qui réussit à ne pas tomber dans le piège d'un jazz virtuose et immobile comme beaucoup le conçoivent aujourd'hui. On ne peut qu'être totalement séduit par le style très personnel d'Osby, par son extraordinaire faculté d'arranger la musique et par cette volonté affichée d'évoluer à tout prix sans pour autant se moquer de l'auditeur à qui l'on témoigne le plus grand respect. Inner Circle est un disque swinguant et intelligent, donc enthousiasmant pour ceux qui voient le jazz comme une musique en perpétuelle transition vers quelque chose de plus beau et de plus hardi. Assurément une des grandes réussites de 2002. |
La réédition du catalogue ESP-DISK [CALIBRE - distribué en Belgique par VIA Records] Le label ESP fut fondé au début des années 60 par le New-yorkais Bernard Stollman pour célébrer l'Esperanto, le langage universel du Dr Zamenhoff. En 1964, ébloui par une prestation d'Albert Ayler à Harlem, il décide de l'enregistrer avec Gary Peacock (b) et Sunny Murray (dr) : Spiritual Unity (ESP 1002) est la première session du label ESP qui se consacrera désormais entièrement au mouvement free émergent. Disposant d'un notable héritage, Stollman l'investit en enregistrant 45 groupes en 18 mois. Suivront ainsi Pharoah's First de Pharoah Sanders (ESP 1003), The New York Art Quartet (ESP 1004), The Byron Allen Trio (ESP 1005), Ornette Coleman, Sun Ra et bien d'autres. La philosophie du label est simple mais géniale. Pour la première fois, les artistes sont entièrement libres de choisir leurs partenaires, leur répertoire, le studio et son ingénieur et même la pochette de leur disque. Ils en sont souvent aussi les producteurs. Le label prend ainsi une dimension culte : en n'imposant aucune entrave à la création artistique, il est le produit parfait du jazz libertaire. En s'ouvrant au rock psychédélique vers 1965, Stollman engagera délibérément son label dans des prises de position politiques, notamment contre la guerre du Vietnam, qui finiront par lui attirer beaucoup d'ennuis. Au début des années 70, ESP sera finalement confronté à l'insolvabilité et Stollman décidera de fermer la compagnie tout en stockant soigneusement les masters dans des boîtes de protection où elles resteront à l'abri pendant 18 années. Aujourd'hui, une firme hollandaise nommée Calibre ressort enfin ces pièces d'anthologie recherchées par les collectionneurs dans le monde entier. Emballés dans des écrins luxueux respectant toutefois les pochettes originales, les disques ESP sont enfin rendus à la vie publique. Ce sont des morceaux d'histoire qui ressortissent au patrimoine de la musique afro-américaine. Le souvenir restitué intact d'un temps où le jazz remettait en question jusqu'aux fondements socioculturels de sa propre histoire. |
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