Retrouvez sur cette page une sélection des grands compacts, nouveautés ou rééditions, qui font l'actualité. Dans l'abondance des productions actuelles à travers lesquelles il devient de plus en plus difficile de se faufiler, les disques présentés ici ne sont peut-être pas les meilleurs mais, pour des amateurs de jazz et de fusion, ils constituent assurément des compagnons parfaits du plaisir et peuvent illuminer un mois, une année, voire une vie entière.
A noter : les nouveautés en jazz belge font l'objet d'une page spéciale. |
Vincent Périer Quartet : Elle Est Pas Belle, La Vie ? (Autoproduction), France, avril 2018
1. Félins pour l'autre (04 :45) - 2. Chanson Pour Cassiopée. - 3. Valse Pour katar (06 :56) - 4. Pinot Noir (04 :34) - 5. Greensleeves (traditionnel) - 6. Mer Alcaline (06 :04) - 7. Dommage (06 :51) - 8. Theme For Joel (05 : 07) 9. Lover, Comme Back To Me (S. Romberg - O. Hammerstein II) (06 :30) - 10. I'm Through With Love (M. Malneck, F.Livingston -G.Kahn) (04: 52) - 11. L'Echarpe Bleue (07:20) Vincent Périer (saxophone ténor, clarinette, arrangements et compositions); Brice Berrerd (contrebasse); Yvan Oukrid (batterie); Romain Nassini (piano, Fender Rhodes) + Invités : Célia kaméni (chant : 10); Julien Bertrand (trompette : 6). Enregistré du 21 au 22 février et du 27 au 28 avril 2018 au Toop Tee Studio à Couzon-au-Mont-d'Or (Rhône), France.
Le Vincent Périer Quartet propose onze morceaux pour répondre à la phrase interro-négative "Elle est pas belle la vie ?" Le 18 avril 2009, le philosophe François Noudelman a disséqué la phrase "Elle est pas belle la vie ?" en expliquant qu'à certains moments, en famille, entre amis, quand tout se passe bien, quand l'atmosphère est joyeuse, quelqu'un se dévoue et lance : "Elle est pas belle la vie ?". Il ajoute que la forme de l'interrogation négative attend un "oui" comme réponse. Le Vincent Périer Quartet est-il dans cette demande ? Si la réponse attendue doit être justifiée, une observation détaillée du CD semble nécessaire. La pochette de l'album est un clin d'œil au tableau Bacchus du peintre italien le Caravage. Il présente le saxophoniste en Dionysos, un verre de vin rouge à la main invitant l'auditeur à l'écoute des onze morceaux. Bel accueil, surtout que dans le coin droit de la photo, le musicien est accompagné de son saxophone transformé en corne d'abondance. Les fruits proposés par le quartet sont naturels et nécessaires à tout humain : l'amour et l'amitié. Et pour cela, quoi de plus agréable que la dégustation d'un Pinot Noir déjà annoncé sur la pochette de l'album. Dans un rythme swing, le morceau est dans la tonalité très jazzy de l'album, avec des chorus parfaits du saxophoniste et du pianiste, suivis d'une série de questions-réponse de ces deux instruments, et une fin comprenant une reprise du thème et de courtes phrases très mélodiques de la contrebasse. L'amitié et l'amour doivent répondre à une condition énoncée dans le premier morceau de l'album, être Félins Pour L'autre, dans une ambiance et une rythmique festive des îles. L'écoute de ces deux pistes inciterait rapidement à répondre à la question du titre par : "Oui, elle est belle la vie." Quatre des neuf créations de Vincent Périer qu'il dédicace nominativement démontre l'importance de l'amitié pour le saxophoniste lyonnais. Mais l'existence n'est pas que fête : Dommage nous le rappelle avec son thème mélancolique introduit dès les premières mesures par le saxophone accompagné par le travail délicat d'Yvan Oukrid à la batterie. Il est vrai que l'amour apporte son lot de déconvenues. La reprise sur une tonalité latino-jazz de la chanson anglaise traditionnelle Greenleeves en dit long sur le mal d'amour : "Alas, my love, ye do me wrong To cast me off discurteously, And I have loved you so long - Hélas, mon amour, vous me maltraitez, À me rejeter de façon si discourtoise, Moi qui vous aime depuis si longtemps." Les deux autres reprises, Lover, Come Back To Me et I'm Through With Love, pourraient aussi nous inciter à répondre à la question du titre par : "non, elle n'est pas belle la vie." Mais une relecture en détails des notes de Vincent Périer dans la pochette du CD apporte une précision à cette question : "j'adresse mes sincères remerciements à toutes les personnes qui consacrent leur temps et leur énergie à jouir de la vie, apprendre, partager, créer et résister plutôt qu'à conquérir et conserver des positions de pouvoir." L'écriture même de cette chronique répond tout à fait au propos du saxophoniste lyonnais, car partager, créer et apprendre sont les trois verbes utilisés dans l'acte de chroniquer. Aussi, après mûre réflexion et écoute de Elle Est Pas Belle, La Vie ?, la réponse qui me paraît évidente est : "Oui, elle est belle la vie." [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ Elle est pas belle, la vie? sur le site du Vincent Périer Quartet ] [ A écouter : Félins Pour L'Autre - I'm Through With Love ] |
Sun Dew : This Secret Cay (EP Heartcore Records), 2018, multinational, 14 septembre 2018
1. This Secret Cay (5:31) - 2. Sharxxx (5:17) - 3. Mighty Orinoco (4:08) - 4. Noodle Fish (3:50) - 5. Land in sight! (1:28) - 6. Sea Shepard (5:17) Héloïse Lefebvre (violon, compositions); Paul Audoynaud (guitares, compositions); Paul Santner (basse); Johannes Von Ballestrem (piano, Fender Rhodes); Livon Yariv (violoncelle); Christian Tschuggnall (drums, Lap-steel guitare)
Voilà bien une musique sans étiquette, totalement inclassable et pourtant accessible, lumineuse et évocatrice. On s'en convaincra en écoutant le titre éponyme qui dès l'ouverture du EP expose les subtiles particularités de Sun Dew dont l'approche hors-normes dans la manière de composer possède quelque chose d'instinctif. Après Sharxxx dont les circonvolutions évoquent une errance marine, Mighty Orinoco déboule comme une composition finement ciselée qui laisse une impression de mystère. Ce n'est ni du jazz ni du rock mais une sorte de bande de film "très" originale qu'on imagine bien convenir à une mise en images du roman "Le Superbe Orénoque" de Jules Verne. Les eaux sombres du grand fleuve vénézuélien coulant sous un ciel de plomb au milieu de la forêt tropicale constituent un spectacle grandiose que cette musique parvient à évoquer avec brio. Le violon d'Héloïse Lefebvre assure la partie éthérée et onirique de ce voyage tandis qu'en opposition, la guitare électrique implacable en rappelle les dangers qui, à tout moment, guettent les explorateurs. Noodle Fish préserve une atmosphère liquide dont la superbe pochette se fait l'écho. Naît cette fois l'impression vague d'être un poisson translucide dans un univers aqueux. On notera ici l'arrangement "flottant" à base de cordes posé sur une rythmique inflexible. Introduit par le court Land In Sight et son ambiance sous-marine, on reste en zone océanique avec Sea Shepard qui fait sans doute référence à l'organisation non gouvernementale du même nom. Le tempo est ici plus enlevé comme si la musique voulait illustrer la poursuite des écologistes traquant les baleiniers et autres chasseurs de phoques. Il n'est pas étonnant que ce disque paraisse sur le label Heartcore du guitariste Kurt Rosenwinkel dont l'éclectisme musical constitue une part incontournable de sa personnalité artistique. Voici les mots pleins de sens qu'il a écrits à propos de ce groupe : "la musique de Sun Dew est captivante, élaborée et intelligente. Ils ont réussi à créer leur propre esthétique, d'une manière qui pour moi incarne parfaitement l'esprit de Heartcore Records, avec un haut niveau d'exigence et un engagement total." Que pourrait-on ajouter de plus ? [ This Secret Cay sur Heartcore Records ] [ A écouter : This Secret Cay - Noodle Fish ] Ceux qui auront été subjugués par cette musique ensorcelante peuvent prolonger l'expérience en (ré)écoutant le premier album éponyme de Sun Dew paru sur Laborie Jazz en mai 2017. La même démarche allusive et sophistiquée, qui rappelle parfois celle de Robert Fripp hors de son groupe King Crimson, se traduisant par une alternance de plages atmosphériques (Tones From The Backwoods, L'écho Du songe) et de compositions plus énergiques (Clint, Méandres), y est en gestation avec, déjà, énormément de réussite.
[ Sun Dew (CD 1er album) ] [ A écouter : Le Penseur - Dewdrops Lullaby ] |
Mandiwa : Songes (Autoproduction), France, 30 juin 2018
1. Afroblues (03:44) - 2. Un Enfant (04:14) - 3. Zugfahrt (03:56) - 4. Verflixte Sieben (04:30) - 5. Songes (05:00) - 6.100 S (04:00) - 7. Libnan (04:12) - 8. Boubou (04:08) - 9. Pépé Songs (04:50) - 10. La Couleur De Ma Musique (03:44) - 11.Tanzania (04:05) - 12. Tey Yah (04:22) - 13. Passages (08:30). Compositions de Dirk Vogeler (3,4,7), David Clavel (1,2,5,6,8,10,11,12,13) et Dramane Ouédraogo (9) Dirk Vogeler (saxophone ténor et soprano, chœurs, percussion) - David Clavel (guitare acoustique et électrique, chant, percussions). Enregistré en décembre 2017 au studio me-tisse, Haute-Garonne, France.
Songes , le premier album du duo Mandiwa, est une éloge à la songerie. Un bref aperçu de notre société, montre que toutes nos activités depuis plusieurs décennies doivent répondre aux lois de la productivité, de la rentabilité et de la profitabilité, avec des ratios de marges et de répartition de la valeur ajoutée. Même dans les secteurs artistiques, l'économie de la création est régie par les mêmes règles. Cependant le réchauffement de la planète, la raréfaction de l'eau, la croissance de la famine dans le monde, la surproduction, l'absorption massive d'anxiolytiques et d'antidépresseurs inquiètent depuis plusieurs années bon nombre de nos contemporains. Certains prônent "La Sobriété Heureuse" comme Pierre Rabhi, d'autres la paresse comme Eugène Marsan dans son bestseller "Eloge de la Paresse" qui démontre que l'activité effrénée est « la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. » Le CD aujourd'hui chroniqué est dans la même veine. Le duo se définit lui même comme un duo minimaliste et le titre de leur premier album autoproduit, en vente uniquement sur bandcamp, est Songes. La pochette est une véritable invitation à la songerie : un espace calme au clair de lune, avec deux sièges éclairés par une lampe sous un pin, qui engage à la flânerie et au repos afin de pouvoir ainsi déguster et écouter la vie s'écouler. La sensation de sérénité et de tranquillité accompagne l'auditeur tout au long de l'écoute de Songes, que cela soit dans des tonalités africaines comme Pépé Songs ou Tanzania qui rappellent les expériences africaines de David Clavel et son voyage au Burkina Fasso en 2003 où il a appris à jouer du n'goni, ou dans une tonalité plus blues comme Tey Yah, preuve que les deux frères spirituels ont eu une formation jazz qui a peut-être favorisé leur symbiose depuis 2016. L'ensemble des morceaux présentés par les deux compères sont sur une note de douceur, instaurée par le timbre de la voix de David Clavel (en français ou en songhaï) et les thèmes joués au saxophone par Dirk Vogeler. Le « spectacle aérien d'une grande pureté » proposé, et annoncé par le dossier de presse présentant l'album, emmène l'auditeur à un état de somnolence où son esprit vagabonde et rêve. Depuis 1899, le père de la psychanalyse Sigmund Freud a prouvé que le rêve est la voie royale pour mener à bien une introspection qui pourra rétablir l'équilibre psychique. En parallèle plusieurs chercheurs ont prouvé que le rêve est indispensable au bon état psychique. Avec cet album, Mandiwa permet à tous de retrouver un état de détente indispensable à l'élaboration des rêves. Pour cela Songes permet, pendant le temps de son écoute, de ne plus être dans un présent où le futur est synonyme du stress des conseillers économiques défenseurs de la productivité. La songerie semble être une alternative au mal-être de nos sociétés hyperactives. Dans son livre "Conscience Et Fonction Du Rêve Chez L'Enfant", le professeur Jean-Marie Gauthier confirme que les enfants rêvent plus facilement que les adultes. C'est peut-être pour cette raison que Danièle Fraux, parolière des deux morceaux Un Enfant et La couleur De La Musique, honore ce moment de la vie libre et plein d'espoir pour l'avenir : "Un Enfant, sera doux, comme le vent. Qui soulève tes cheveux. Qui chasse nos tourments. Comme il balaye les cieux" (Un Enfant) ; "Ou J'aime rêver dans l'air du temps. Virevolter tel un enfant. Dans les nuages comme dans le vent. C'est à toi d'y croire maintenant" (La couleur de La Musique). Mais arrêtons là les discussions, il est temps que chacun s'essaye à la songerie. Pour cela, l'écoute de ce premier album de Mandiwa est fortement conseillée. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ Songes sur Bandcamp ] [ A écouter : Songes - Tey Yah ] |
Riccardo Del Fra : Moving People (Cristal Records), multinational, 19 octobre 2018
1. Moving People (7:48) - 2. Ressac (7:15) - 3. The Sea Behind (7:59) - 4. Children Walking (Through A Minefield) (4:37) - 5. Around The Fire (1:59) - 6. Ephemeral Refractions (4:24) - 7. Wind On An Open Book II (5:26) - 8. Street Scenes (3:09) - 9. Moving People – Epilogue (2:52) - 10. Cieli Sereni (2:03) - 11. Let's Call This Evidence (Titre bonus – uniquement en digital) (5:29) Riccardo Del Fra (contrebasse), Kurt Rosenwinkell (gt), Rémi Fox (sax), Jan Praz (sax), Carl-Henri Morisset (piano), Tomasz Dabrowski (trompette), Jason Brown (drums). Enregistré en Mai, Juin & Juillet 2018 au studio La Buissonne, Pernes-les-Fontaines, France.
Moving People, c'est dix nouvelles compositions du contrebassiste qui fut pendant près de 9 années l'accompagnateur de Chet Baker à qui il avait d'ailleurs consacré son disque précédent intitulé My Chet My Song (2014). Il joue ici au sein d'un sextet international réunissant les Français Rémi Fox au sax soprano et baryton et Carl-Henri Morisset au piano, le saxophoniste allemand Jan Prax (soprano et alto), le trompettiste polonais Tomasz Dabrowski et le batteur américain Jason Brown auquel vient s'ajouter une vedette surprise : le guitariste américain Kurt Rosenwinkel. Les orchestrations varient toutefois d'un titre à l'autre puisque 2 morceaux sont interprétés par Riccardo Del Fra en solo, 2 avec le sextet seulement, 2 en quintet sans piano et sans le second saxophoniste Jan Prax, et quatre avec le septet au complet. Comme son intitulé l'indique, le concept de l'album a trait aux populations en mouvement vers une vie meilleure. Un thème en prise avec l'actualité où se croisent des images vues dans les médias : un enfant mort sur une plage (Ressac), des migrants traversant la mer (The Sea Behind), des scènes de guerre et de dévastation (Children Walking Through A Minefield)... le tout imprégné de cet espoir indéracinable de trouver un peu plus loin un monde plus serein (Cieli Sereni). Tout cela est traité avec beaucoup de lyrisme mais s'appuie aussi sur de nombreuses idées rythmiques, mélodiques et harmoniques qui, en soi, rendent déjà la musique passionnante. Celle-ci déferle parfois avec une certaine rage (Ressac) ou en exprimant des émotions dramatiques (Children Walking) mais peut aussi se faire douce et poétique (Ephemeral Refractions et The Sea Behind). La cohésion entre les musiciens est admirable avec des envolées splendides des différents solistes parmi lesquels il faut épingler le subtil Rémi Fox et l'imprévisible Kurt Rosenwinkel dont les improvisations émergeant de la masse orchestrale sont absolument jouissives. La poésie constamment à fleur de peau du saxophoniste et le phrasé fluide allié à la sonorité veloutée du guitariste contribuent ensemble à une expressivité qui est réellement unique. Puissant et délicat à la fois, Moving People apparaît comme un album fort ambitieux offrant une musique exigeante interprétée avec maîtrise et virtuosité. Il faut certes plusieurs écoutes attentives pour entrer vraiment dedans mais une fois que c'est fait, on a bien difficile à s'en détacher. [ Moving People (CD & MP3) ] [ My Chet My Song (CD & MP3) ] [ A écouter : Moving People (présentation par Riccardo Del Fra) - Moving People ] |
Amaury Faye Trio : Live in Brussels (Hypnote Records), France, 26 octobre 2018
1. Yosemite (8:39) - 2. Ugly Beauty (Thelonious Monk) (5:23) - 3. Fascinating Rhythm (George Gershwin) (12:14) - 4. They Didn't Believe Me (Jerome Kern) (9:41) - 5. Interlude (4:26) - 6. The Old Escalator (8:48 )- 7. Ilex (9:15) Amaury Faye (piano), Louis Navarro (contrebasse), Théo Lanau (drums). Enregistré en mars 2018 à la Jazz Station par la radio nationale belge. Tous les titres sont composés par Amaury Faye sauf 2, 3 et 4.
Originaire de Toulouse, le pianiste Amaury Faye a fondé son groupe à Bruxelles où il est aussi connu pour jouer dans le trio Vogue du contrebassiste Giuseppe Millaci dont le premier album, Songbook, a été encensé récemment dans ces pages. En compagnie de ses compatriotes, le contrebassiste Louis Navarro et le batteur Théo Lanau, il présente ici sa propre musique qu'il avait déjà exposée l'année dernière dans Clearway, un premier disque financé grâce à une victoire au Tremplin RéZZo Focal de Jazz à Vienne en 2016. La différence est que ce disque-ci est capté sans filet en concert, Armaury ayant décidé d'enregistrer live dans différentes capitales européennes une série de cinq albums dont Live In Brussels est le premier. Le répertoire comprend sept titres dont trois sont des reprises. Ugly Beauty (qui figurait sur l'album Underground de Thelonious Monk) est une ballade singulière dans le catalogue de Monk puisqu'elle est la seule valse qu'il ait jamais écrite. L'aspect "habité" de cette composition est ici bien préservé dans une interprétation toute en nuances. Fascinating Rhythms de George Gershwin reçoit un traitement original avec une introduction éruptive jouée par le pianiste en solo. Quant à They Didn't Believe Me de Jerome Kern, c'est un standard typique et une autre ballade propice à l'exposition d'un art du trio que d'autres avant Amaury Faye (Brad Mehldau et Keith Jarrett notamment) ont su si bien porter au pinacle. Les quatre autres titres, tous composés par le leader, retiennent aussi bien l'attention à la fois par leurs thèmes et leurs interprétations. L'improvisation est ici largement sollicitée par les trois complices qui emmènent parfois les morceaux dans des régions inattendues : Yosemite qui débute comme du jazz mainstream est ainsi, après un long solo de contrebasse, progressivement noyé dans un tourbillon de notes appuyées et de rythmes qui s'interrompent soudain de manière abrupte. C'est inattendu et frais et l'audience de la Jazz Station ne s'y trompe pas en applaudissant fermement la performance du trio. Si Ilex ressemble plus à du bop, The Old Escalator confirme l'approche originale de ce trio et la virtuosité des musiciens. La prise de risques est totale et l'énergie produite par cette musique en évolution permanente maintient une pression qui fait bondir l'auditeur sur son siège au rythme fracassant de ce batteur exceptionnel qu'est Théo Lanau. Live In Brussels confirme en définitive que le trio de piano jazz est loin d'avoir tout dit. Combinant une approche européenne qui se traduit par un lyrisme à fleur de peau avec une autre plus expérimentale héritée de la scène newyorkaise contemporaine, Amaury Faye s'inscrit dans une lignée de pianistes qui ont plein de choses à raconter. En écrivant ceci, Andrew Hill, Vijay Iyer et Brad Mehldau, dont les styles sont pourtant bien différents, sont trois noms qui me sont venus à l'esprit. Plutôt excitant, non ? [ Live In Brussels (CD / MP3) ] [ Clearway (CD / MP3) ] [ Songbook par Giuseppe Millaci & Vogue Trio (feat. Amaury Faye) ] [ A écouter : Fascinating Rhythms - Amaury Faye Trio : Witchcraft (live @ Jazz à Vienne 2017) ] |
Shinya Fukumori Trio : For 2 Akis (ECM), Japon/Allemagne/France, 2018
1. Hoshi Meguri No Uta (5:03) - 2. Silent Chaos (4:39) - 3. Ai San San (5:42) - 4. For 2 Akis (2:58) - 5. The Light Suite: Kojo No Tsuki/Into The Light/The Light (7:12) - 6. No Goodbye (4:58) - 7. Spectacular (3:33) - 8. Mangetsu No Yube (3:32) - 9. Émeraude (5:21) - 10. When The Day Is Done (4:47) - 11. Hoshi Meguri No Uta (Variation) (4:06) Shinya Fukumori (drums); Matthieu Bordenave (saxophone ténor); Walter Lang (piano). Enregistré en mars 2017 aux Studios La Buissonne (France).
Un batteur de jazz peut-il avoir un jeu romantique ? A l'écoute de ce disque, il semble bien que la réponse soit oui. La frappe légère de Shinya Fukumori, batteur japonais basé à Munich, imprime à sa musique une indescriptible sensibilité qui se transmet comme par magie à ses deux comparses, le saxophoniste ténor français Matthieu Bordenave et le pianiste allemand Walter Lang. En outre, les compositions signées par le leader ainsi que les reprises choisies témoignent d'un profond lyrisme ancré dans les traditions de son pays natal, celles de ses parents et plus généralement de la période Showa. Les mélodies flattent l'oreille par leur beauté et ont un côté mystérieux et lointain, quasi immatériel, qui les rend spéciales (Hoshi Meguri No Uta). Celle de Kojo No Tsuki (La Lune Au-dessus Du Château En Ruine), incluse dans The Light Suite, évoquera peut-être quelque chose aux auditeurs car ce thème, sous le nom de Japanese Folk Song, fut interprété par Thelonious Monk pour son album Straight, No Chaser de 1967 et est joué deux fois dans le film La La Land (Seb l'écoute dans sa voiture et le reprend plus tard au piano dans son appartement). La musique est souvent en apesanteur et la manière dont les deux Européens s'insinuent dans l'univers flottant du Japonais est admirable. Ils contribuent pour leur part au répertoire par trois compositions originales (deux pour Lang et une pour Bordenave), la ballade No Goodbye du pianiste étant le morceau le plus dans la ligne d'un combo habituel de jazz dans le style sentimental d'un Stan Getz. Ce premier album d'une grande douceur véhicule une paix intérieure et il n'est pas étonnant que ce trio en lévitation ait été remarqué et édité par Manfred Eicher sur son label ECM. Cette musique délicate mise en valeur par une production immaculée élève l'âme dans des régions secrètes où celle diffusée par les programmes radiophoniques ne vous emmène jamais. [ For 2 Akis (CD) ] [ An Angel Fell sur Bandcamp ] [ A écouter : Hoshi Meguri No Uta - For 2 Akis - Spectacular (live, 2018) ] |
Idris Ackamoor & The Pyramids : An Angel Fell (Strut Records), USA, mai 2018
1. Tinoge (6:59) - 2. An Angel Fell (8:37) - 3. Land Of Ra (9:26) - 4. Papyrus (7:38) - 5. Soliloquy For Michael Brown (9:20) - 6. Message To My People (7:46) - 7. Warrior Dance (11:11) - 8. Sunset (6:33) Idris Ackamoor (sax alto, sax ténor, keytar, chant); Sandra Poindexter (violon, chant); David Molina (guitare); Skyler Stover (contrebasse); Bradie Speller (congas); Johann Polzer (drums). Enregistré et mixé du 14 au 18 août 2017 à Quatermass Sound Lab, Londres, UK.
De nos jours, il est rare que des disques combinant spiritualité et voyage cosmique tombent sur nos platines. Il y avait bien eu le premier Kamasi Washington (The Epic, 2015) mais son second effort (Heaven And Earth, 2018) marqué par des orchestrations kitsch est moins convaincant. Par contre, le multi-instrumentiste de la scène afro-jazz avant-gardiste des années 70, Idris Ackamoor, vient de sortir une collection de pépites incantatoires, groovy et psychés qui combinent la profondeur solaire d'un Pharoah Sanders, l'afro-funk d'un Fela Kuti, le jazz astral mystique d'un Sun Ra et la conscience politique de l'Art Ensemble Of Chicago. Un mélange explosif efficacement produit par Malcolm Catto, batteur et tête pensante des Heliocentrics. Par ailleurs, projetant l'Afrique dans une vision fictionnelle délirante où les fusées ont la forme de pyramides et où les ingénieurs portent des coiffes de Pharaons, Mr. Ackamoor a aussi un message humaniste et écologique à délivrer au monde de Donald Trump à propos du changement climatique et des défaillances humaines. Et puis, j'aime la pochette colorée dessinée par Lewis Heriz ainsi que l'ânkh utilisé à la place du "&" dans le nom du groupe. Bref, An Angel Fell est l'album de jazz le plus fantasque et aussi le plus fantastique entendu cette année, où même l'année d'avant. Un de ceux qui sauvent le jazz en lui rendant tout son sens et sa puissance d'autrefois (je parle bien sûr des années 60). Heavy rotation ! [ An Angel Fell (CD, MP3, Vinyle) ] [ An Angel Fell sur Bandcamp ] [ A écouter : An Angel Fell (Album complet) - Message To My People ] |
Orcastratum (Compunctio), UK, 16 mars 2018
1. Spirit Of The Skog (06:41) - 2. Unexpected Relations (03:35) - 3. Hallelujah Ironically (05:19) - 4. Wizdoom (04:36) - 5. No Need (08:02) Ralph Salmins (batterie, percussions); Neville Malcolm (basse); Eric Appapoulay (guitare électrique et acoustique); Glen Scott (piano, claviers et production) + Invités : Eric Bibb (chant, guitare); Solo Cissokho (chant, kora); Binker Golding (saxophone); Shaneeka Simon (chant); Berg (chant). Enregistré et filmé en direct dans les studios de Dean St. Soho à Londres en janvier 2016. Dans le septième art, la musique est souvent l'accompagnatrice du film. Pour Orcastratum, c'est le contraire, la musique engendre les images. L'enregistrement audio de cet album a été filmé en direct dans les studios de Dean St. Soho à Londres en janvier 2016, le rendu esthétique noir et blanc respectant la tradition du cinéma d'art et d'essai. L'univers du jazz a souvent utilisé le noir et blanc, les portraits des plus grands jazzmen (Miles Davis, John Coltrane...) en témoignent. Aujourd'hui, les deux couleurs du Yin et du Yang sont là aussi pour rappeler la robe de l'orque (Orcinus orca), animal qui a inspiré Glen Scott. Étymologiquement, Orcastratum signifie les membres de la catégorie des orques. Le Docteur Lori Marino, spécialiste en neurosciences des cétacés, le présente comme un animal doté d'un sens du soi partagé, grâce à une aire cérébrale paralimbique plus développée que celle du cerveau humain. Neurologie et cétologie devraient nous aider à décoder le message véhiculé par le compositeur britannique. Pour la plupart de nos contemporains, les orques sont des animaux présents dans les delphinariums, obéissants au doigt et à l'œil ou plutôt au sifflet à ultrasons de leurs soigneurs/dresseurs. Mais le reportage "Blackfish" de Gabriela Cowperthwaite sorti en 2014 apporte une autre connaissance de cet animal. Ce film est fortement inspiré de l'histoire réelle de l'orque Tilikum, responsable de la mort de trois personnes. Ce cétacé, capturé en 1983, tua sa dresseuse le 24 février 2010 au cours d'un spectacle. Cet accident mobilisa l'opinion publique et la communauté scientifique qui sont arrivées à la conclusion que les conditions de captivité rendent les cétacés fous et incontrôlables. A l'état sauvage, ces animaux vivent en groupe hiérarchisé, alors que dans les bassins, ils sont souvent seuls ou en très petit groupe. Le documentaire pose la question : comment un orque qui nage dix mille kilomètres dans l'océan en quarante deux jours, peut-il vivre dans un bassin de soixante mètres de long ? Ces découvertes passionnantes pourraient faire oublier le sujet musical du jour. Au contraire, le besoin d'espace et de liberté des cétacés est identique au sentiment ressenti par le compositeur : "Le stimulus est venu d'un besoin personnel de créer une musique qui se détourne des conventions de la musique mainstream d'aujourd'hui et de son caractère parfois trop prédictible. L'expression de cette forme d'art est une part essentielle de mon équilibre quotidien et me sert en quelque sorte de thérapie. Avec Orcastratum, je continue la quête de mon âme, en espérant me procurer, ainsi qu'aux autres, une inspiration sans limite". En compagnie des musiciens de l'album, Glen Scott enregistre le CD en direct, comme en pleine mer pour les orques. No Need dévoile la construction de l'album : au début, Eric Appapoulay installe une atmosphère planante en frottant les cordes sur sa guitare, puis Ralph Salmins, aux cymbales, augmente la tension sonore du morceau. Ils sont ensuite rejoints par les riffs subtils de Glen au piano. Cette piste de plus de huit minutes présente aussi des phases calmes où Eric Bibb et Shaneeka Simon scandent de leurs voix chaleureuses "No Need". Oui ! la preuve est faite, la musique nait en toute liberté, sans préméditation ni écriture préalable, uniquement en se laissant porter par la vague mélodique. Tous les morceaux de l'album sont réalisés avec une fluidité similaire. Glen Scott parle même d'une philosophie d'Orcastratum qui est de changer de musiciens pour chaque album afin de ne pas tomber dans l'écueil de la redite. Le musicien Eric Bibb le confirme "Glen Scott est mon ami, mon frère, numéro un ! Orcastratum est un instantané sonique intemporel de la vision souple de Glen et je suis honoré d'être dans la photo". Comme pour les orques qui ne peuvent vivre seuls et enfermés dans de petits bassins, Glen Scott a besoin d'être libre et entouré de musiciens pour créer sa musique. L'écoute de cet album permet d'aller plus loin en incitant l'auditeur à se poser la question : empreint de liberté et entouré d'amis proches, notre existence n'est-elle pas plus belle ? [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ Orcastratum (CD & MP3) ] [ A écouter : Orcastratum (album teaser) - No Need - Spirit Of The Skog ] |
Thomas Delor : The Swaggerer (Fresh Sound Records), France, juin 2018
1. Prélude En Si Majeur (1:35) - 2. Hidden Meaning (5:20) - 3. Moonlight (4:28) - 4. The Swaggerer (7:49) - 5. L.N.A. (5:45) - 6. From The New World (5:35) - 7. Rhythm-a-Ning (3:59) - 8. Blue In Green (5:04) - 9. Tu L'as Vu, Monk ? (3:01) Simon Martineau (guitare); Georges Correia (contrebasse); Thomas Delor (drums, composition). Enregistré du 1 au 3 juin 2016 au Studio Mesa, à Soignolles-en-Brie, France. J'aime bien quand les disques ont des idées et racontent des histoires, ce qui est bien le cas avec cette production du batteur et compositeur Thomas Delor. Bien que très court, le premier titre, intitulé non sans humour Prélude En Si Majeur, annonce la couleur alors le leader accompagne de sa frappe experte les sonorités d'une antique machine à écrire (à moins que ça ne soit le contraire). Belle introduction pour un festival inhabituel de percussions qui inclut beaucoup d'associations d'idées tout en respectant les subtilités du développement mélodique et harmonique. Prenez From the New World par exemple qui est dérivé de la Symphonie Du Nouveau Monde d'Antonin Dvorak : ce n'est pas seulement un arrangement jazz d'un titre classique mais bien une relecture complète croisée en plus avec une version de John Williams présente dans le film Star Wars. En moins de six minutes, on voyage dans la galaxie au fil d'une composition contrastée et très scénarisée. Ou encore Moonlight qui revisite la Sonate "Clair de Lune" de Beethoven en y intégrant des effets percussifs inattendus au sein de cette pièce lente et romantique. Ou enfin "Tu L'as Vu Monk ?" en forme d'exercice espiègle dédié à Thelonious Monk dont on retrouve la patte dans l'écriture et le style be-bop très alerte des improvisations. Les deux autres membres du trio sont le contrebassiste Georges Correia, qui fait corps avec le leader dans les constants rebondissements de la section rythmique, et le guitariste Simon Martineau dont la fluidité du phrasé et le jeu harmonieux en accords ont déjà été mis en relief dans ces pages à l'occasion de la sortie quelques mois plus tôt de son propre album, One. Ensemble, les trois musiciens constituent un trio soudé qui tisse une série de pièces attachantes magnifiquement texturées, il est bon de le souligner à nouveau, par la frappe aux mille nuances du batteur. Le morceau que je préfère ? Peut-être le titre éponyme pour ses changements de rythme imprévisibles, l'incroyable interaction entre les trois complices, l'improvisation lumineuse du guitariste, et les explosions quasi telluriques de batterie qui sous-tendent la construction et la relancent de manière permanente. Mais franchement, il n'y a rien à jeter dans ce répertoire d'une grande diversité dont on suit le déroulement avec le plus vif intérêt. Thomas Delor a pensé son album en compositeur plus qu'en batteur et c'est tant mieux mais, d'un autre côté, c'est aussi sa technique de batteur qui lui a permis d'atteindre un tel niveau de sophistication. Pour un premier essai, ma foi, c'est une belle réussite ! [ The Swaggerer (CD) ] [ A écouter : The Swaggerer (album EPK) - The Swaggerer, live, 2016 ] |
Timothée Robert : Vide Médian (Ilona Records), France, mars 2018
1. Misra Ata, Pt. 2 (4:44) - 2. Aaron Song (4:52) - 3. Mararanjani (5:22) - 4. Mr Potion (6:38) - 5. Opening of Metaphysique (1:46) - 6. Metaphysique (3:11) - 7. M Eleven (5:17) - 8. Nasika Bhushani (5:22) - 9. Vide médian (5:36) - 10. From 16 to 26 (2:10) - 11. Mother Song (6:05) - 12. Testaments (6:08) - 13. Mi C si T (6:14) Timothée Robert (basse, compositions), Olivier Laisney (tp), Melvin Marquez (ts), Nicolas Derand (p, Rhodes), Clément Cliquet (drums). Enregistré en Octobre 2016 à la Maison Des Artistes de Chamonix. Pour son premier disque sous son nom, le jeune bassiste Timothée Robert a réuni autour de lui un quintet qui lui a permis d'exprimer avec efficacité et conviction toutes les nuances de son univers musical. Un univers dont il possède à priori une vision claire et bien définie puisque ce disque a été enregistré dans des conditions "live", en octobre 2016 à la Maison Des Artistes de Chamonix, sans édition ni modification ultérieure. C'est sans doute également la raison qui explique la cohérence de ce répertoire généreux qui offre sur treize titres plus d'une heure de musique. Parsemé de discrètes senteurs orientales, ce jazz dont les qualités narratives sautent aux oreilles marie intelligemment passages écrits et parties improvisées. Si globalement le style de jeu reste collectif, chaque soliste à quand même l'occasion de briller dans des envolées remarquables, que ce soit le trompettiste Olivier Laisney, sur Métaphysique et Testaments par exemple, ou le saxophoniste ténor Melvin Marquez sur Aaron Song et Mararanjani. Quant au leader, sa basse électrique, en conjonction avec la frappe dynamique de Clément Cliquet, introduit un élément fusionnel dans les textures sonores qui renvoie à Weather Report ou, plus récemment, au Dr. Um Band de Peter Erskine. Toutefois, les grooves développés sont ici la plupart du temps volontairement restreints afin de privilégier les atmosphères méditatives qui sont au cœur de ce projet. L'écriture semble très affinée, soucieuse de transmettre par des arrangements subtils un scénario nourri en filigrane par une vision personnelle et contrastée du monde. Dans les notes de pochette, Timothée Robert remercie d'ailleurs l'écrivain franco-chinois François Cheng dont "le livre du Vide médian" à donné naissance au titre de cet album et à sa philosophie sous-jacente : "tirant son pouvoir du Vide originel, le Vide médian intervient chaque fois que le Yin et le Yang sont en présence. Drainant la meilleure part des deux, il les élève vers une transformation créatrice." Cet album se vit donc comme un voyage méditatif dont la pochette illustrée par Inel Clément-Lascombes se fait l'écho. Sans jamais tomber dans un exotisme de pacotille mille fois entendu, la musique de Timothée Robert fait plutôt preuve d'une profonde originalité en jouant la carte d'une esthétique dense et moderne qui n'en réserve pas moins une grande part d'onirisme et de spiritualité. A découvrir ! [ Vide Médian (CD, MP3) ] [ A écouter : Mr Potion live @ La Maison des Artistes, 28/10/2016 - Vide Médian, teaser ] |
Nicolas Masson : Travelers (ECM), Suisse, 16 février 2018
1. Gagarine (3:05) - 2. Fuchsia (7:03) - 3. Almost Forty (7:26) - 4. The Deep (4:05) - 5. Travelers (3:44) - 6. Philae (7:21) - 7. Wood (5:31) - 8. Blurred (4:58) - 9. Jura (6:57) Nicolas Masson (saxophone ténor, saxophone soprano, Clarinette); Colin Vallon (piano); Patrice Moret (contrebasse); Lionel Friedli (drums). Enregistré en avril 2017 à l'Auditorio Stelio Molo RSI, Lugano. Il y a des artistes qui ont plusieurs cordes à leur arc. Ainsi, le Suisse Nicolas Masson est-il un photographe renommé dont les clichés, essentiellement en noir et blanc, de paysages, roches ou arbres ont notamment orné des pochettes de disques du célèbre label munichois ECM. C'est lui par exemple qui est l'auteur de la photo ornant le disque Danse de son compatriote Colin Valon. Mais Nicolas Masson est aussi un saxophoniste ténor et soprano qui, depuis 2002, a enregistré une dizaine d'albums auxquels vient s'ajouter ce Travelers sorti récemment sous son propre nom. Accompagné par un trio de musiciens qu'il connaît bien, incluant le pianiste Colin Vallon, le bassiste Patrice Moret et le batteur Lionel Friedli, le leader propose neuf nouvelles compositions qui sont autant d'exercices d'improvisation modale inspirés par le jazz européen et la musique classique. Délicate, mélodique, nostalgique aussi comme sur Fuschia, Jura ou Almost Forty, la musique procède lentement par insinuation et découverte collective, bénéficiant des interactions quasi permanentes et multidirectionnelles entre tous les musiciens. La dynamique s'accentue légèrement sur Philae perfusé par une ligne de basse au groove subtil tandis que des percussions diverses agrémentent l'impression d'immensité sur The Deep. Au saxophone, le leader affiche une sonorité douce alliée à un phrasé précis qui convient parfaitement au lyrisme et à l'atmosphère pensive de ces pièces éthérées. Travelers est très beau disque évocateur, magnifiquement produit par Manfred Eicher et bien emballé dans une splendide pochette dont la photographie, dans un genre qui reste toutefois typique du label ECM, a été prise par Masson lui-même. [ Travelers (CD & MP3) ] [ A écouter : Travelers ] |
Spectrum Orchestrum : It's About Time (La Société du Spectral / Atypeek Music / L'étourneur / Do It Youssef), France, 2018
1. Three To One (1:04) - 2. About Time (part 1, 2 & 3) (33:03) - 3. Not The End (9:43) William Hamlet (saxophone alto); Olivier Vibert (guitare); Philippe Macaire (basse); Benjamin Leleu (claviers); Adrien Protin (drums). Enregistré du 10 au 12 mars 2017. Le premier titre, très court, est une éruption sonique, une orgie tribale qui a le mérite de planter fermement et dès les premières secondes l'étendard déchiré de ce groupe hors-normes. Leur musique sera empirique, spontanée, chaotique, voire frénétique et sauvage, même si l'on y peut y entendre diverses influences auxquelles les avant-gardistes rattacheront des noms plus ou moins célèbres. La suite en trois parties About Time, pièce de résistance d'un répertoire qui ne comprend que trois titres, comporte quelques éléments de bruitisme mais aussi un rythme hypnotique et une ambiance psychédélique, trois caractéristiques qui renvoient au groupe allemand Can dont le fameux Tago Mago prit à contre-pied les définitions habituelles de la musique. D'ailleurs, par sa volonté de tenter les pratiques les plus diverses selon le mode de l'improvisation collective, toute la musique de Spectrum Orchestrum peut se rattacher à une certaine esthétique krautrock (un terme idiot inventé par la presse spécialisée britannique pour cataloguer un genre indéfinissable qui lui était étranger), telle que la concevait aussi le groupe Faust où même Amon Düül II, c'est-à-dire celle produite par des instruments traditionnels sans les bidouillages et autres boucles électroniques des synthétiseurs. Originaire de Lille, les dix oreilles de ce quintet ont sans doute eu l'occasion de s'ouvrir également aux expériences mémorables tentées jadis plus au Sud comme celles de Magma ou, plus au Nord, comme celles du Present de Roger Trigaux, ou encore tout près de chez eux, à Valenciennes, avec Art Zoyd qui tenta une étrange fusion du rock progressif, du jazz et de musique « sérieuse » contemporaine. Intitulée Not The End, le troisième et dernier morceau joue la carte d'une atmosphère mystérieuse, voire menaçante. Les sons viennent littéralement d'ailleurs annonçant l'une ou l'autre calamité qui, en fin de compte, surgira de l'espace quand, dans un déferlement sonique digne de la Guerre des Mondes, les cinq tripodes de Spectrum Orchestrum lanceront collectivement leur attaque psychique. Etrange musique évocatrice qui plonge l'auditeur dans les vertiges mouvants de l'inconscient tout en lui procurant à nouveau ces frissons glacés ressentis jadis en visitant la demeure de l'énigmatique Docteur Morbius sur la Planète Interdite. Les amateurs de voyages fictionnels qui prisent les productions excentriques du label Cuneiform et ceux qui furent un jour envoûtés par les œuvres des groupes précités sont invités à plonger en apnée dans le space-opéra brûlant, libertaire, provocant, dérangeant, ésotérique et cosmologique de Spectrum Orchestrum. Dépaysement 100% garanti ! [ It's About Time sur Bandcamp ] [ A écouter : Spectrum Orchestrum live ] |
Moonlight Benjamin : Siltane (Ma Case Prod), France, 23 mars 2018.
1. Memwa'n (3 :41) - 2. Papa Legba (3 :47) - 3. Moso Moso (3 :47) - 4. Siltane (4 :08) - 5. Simbi (1 :08) - 6. Chan Dayiva (4 :27) - 7. Port-au-Prince (4 :24) - 8. Doux Pays (4 :08) - 9. Tan Malouk (4 :15) - 10. Des Murs (4 :14) - 11. Mèt Agwe (3 :29) Moonlight Benjamin (chant); Matthis Pascaud (guitares); Mark Richard Mirand (basse); Claude Saturne (percussions); Bertrand Noël (batterie). Enregistré en juillet 2017 à la Maison des artistes à Chamonix, mixé par Jeff Manuel dans le Gers et masterisé par Tony Paelemans à Paris. La chanteuse prêtresse vaudou Moonlight Benjamin, défenderesse de la culture haïtienne, nous invite à en découvrir l'identité avec son album Siltane réalisé dans un style Rasin. L'invitation en terrain haïtien est initiée par Memwa'n : mémoire en créole haïtien. Ce thème, cher à la chanteuse, a déjà été abordé en 2013 dans son album Memwa'n Defalke (Mémoire Déviée), mais c'est aujourd'hui sur un rythme plus rock, plus agressif qu'il y a cinq ans que le quintet aborde ce sujet. Un bref récapitulatif de l'histoire d'Haïti évoque le débarquement sur l'île en 1492 des Européens avec Christophe Colomb. Quelques années plus tard, Charles Quint autorise la traite des africains. En 1650-1660, arrivent les premiers colons français. Le message rock utilisé dans l'éponyme Siltane rappelle la révolution haïtienne, qui est la première révolte d'esclaves réussie du monde moderne en 1791, preuve de la force et de la détermination du peuple haïtien. Pour information, cette insurrection établira Haïti en 1804 comme la première république noire libre du monde succédant à la colonie française de Saint-Domingue. Même si une république est établie, les coups d'état se succèdent avec des dirigeants plus ou moins honnêtes. S'ajoutent à cette histoire tumultueuse de nombreux cyclones et tremblements de terre dont le dernier en 2010 a probablement fait cent mille morts. Comment un peuple peut il survivre à toutes ces catastrophes ? La réponse à cette question est donnée en partie par Kinoss Dossou, président du Festival Vodoun, qui introduisit l'édition 2017 du festival à l'Atomium de Bruxelles par : « Un pays sans culture ne doit pas exister et n'existe pas ». La composante essentielle de la culture haïtienne est le vaudou : voilà un terme à définir! Moonlight Benjamin qualifie le vaudou comme une culture de la résistance. Dans le monde occidental, ce terme n'a pas bonne réputation, souvent synonyme de zombies et de poupées. L'écoute de ce CD est l'occasion d'aller plus loin dans la découverte de ce monde culturel. Le vaudou, originaire du Bénin, a été importé en Haïti par les esclaves béninois qui travaillèrent dans les plantations de sucre et de café. Déracinés et vendus, les Africains reconstituèrent leurs cultes. Ils masquèrent leurs loas sous des images et des dessins appelés vévés (les loas ou lwas sont synonymes d'esprits, mystères, invisibles). Le maquillage symbolique de Moonlight sur scène et sur la pochette de Siltane en est un exemple. Nos recherches nous apprennent que cette pratique est construite sur une cosmogonie hiérarchisée et rationnelle, lui donnant les caractères d'une religion structurée qui possède trois dimensions : une spirituelle, une initiatique et une culturelle. C'est ce dernier aspect que la chanteuse nous invite en créole haïtien et en français à découvrir via des textes de poètes de son pays, comme Frankétienne, Georges Castera ou Anthony Lespès. « J'avais un désir de musique et après quelques années dans un orphelinat protestant, j'ai ressenti le besoin d'aller à la rencontre de ma culture originelle. La pratique du chant à l'église ne me suffisait plus. Je me sentais éloignée de ma culture et il me fallait me confronter, rencontrer la force de la terre, la force de mon pays, cette force séculaire qui fait Haïti. » La chanteuse commence par une allusion au vaudou en nommant son deuxième morceau Papa Legda, loa invité traditionnellement en premier dans les rites vaudou et c'est dans une ambiance blues que Moonlight Benjamin évoque cette identité. Une seconde entité vaudou est présentée dans cet album : Mèt Agwe, le patron des pêcheurs et de ceux qui voyagent en mer, esprit important pour des insulaires. A la première écoute, l'album semble être de style rock-blues : où se loge la culture vaudou ? Le dossier de presse de son CD Mouvman sorti en 2011 explique : « Le Vaudou : au commencement de toute chose, il y a le rythme. Le rythme, première puissance du monde, qui s'éveille et passe à travers soi quand grondent les tambours, tournoient les danseurs. Le rythme par lequel communiquent les hommes et les dieux. Le rythme, par lequel les esprits descendent dans les humains, prennent possession d'eux, les libèrent et les protègent. Dans le grondement des tambours s'éveillent les loas (les esprits), qui par la danse et le rythme chevauchent les hommes, parce qu'ils sont avant tout des dieux danseurs... » Sans faire une analyse précise des rythmes vaudous représentés tout au long de l'album, une écoute attentionnée des différents motifs présents dans Siltane amène une découverte de rythmes obsédants, originaux, invitant à la transe. Ces rythmes ne sont-ils pas les lieux sonores où s'expriment les loas, comme les vévés sont les symboles graphiques des lieux de passage des esprits ? Si après l'écoute de Siltane, la culture haïtienne reste toujours une énigme pour vous, n'ayez crainte, : Moonlight Benjamin est déterminée, elle n'arrêtera pas là sa mission de faire connaitre l'histoire de son peuple via d'autres albums. Séduits par son univers, nous serons là pour la suivre. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ Siltane (CD, MP3) ] [ A écouter : Siltane (Teaser) - Memwan ] |
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