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Paul Motian : Lost In A Dream (ECM), 2010 - [ Chronique de Albert Maurice Drion ]
Mode VI (5:09) - Casino (8:05) - Lost In A Dream (6:39) - Blue Midnight (6:09) - Be Careful It's My Heart (2:58) - Birdsong (6:52) - Ten (4:30) - Drum Music (6:07) - Abacus (4:26) - Cathedral Song (6:29) - Durée Totale : 57'21" Chris Potter (saxophone ténor), Jason Moran (piano), Paul Motian (drums) Au départ, quatre heures de concert capturées par le label ECM lors de deux soirées de prestation au Village Vanguard à New York du trio Motian-Potter-Moran et, à l’arrivée, une sélection de onze titres pour un album intitulé Lost In A Dream. Si le choix des titres est du à Paul Motian, leur agencement est l’œuvre de Manfred Eischer. Et on peut dire qu’une fois de plus, tout le métier du producteur allemand fait mouche car, comme on le constatera, la succession des morceaux contribue à la réussite de cet album inédit. Certes, Paul Motian sur le label ECM de Manfred Eischer, ce n’est pas nouveau. Et ce n’est pas la première fois qu’il est proposé en enregistrement public au Village Vanguard à New York (voir les volumes 1 et 2 Live at the Village Vanguard du Paul Motian Trio 2000 + Two édités sur le label WINTER & WINTER). Ce n’est pas non plus le premier trio du batteur sans contrebasse (à cet égard, on mentionnera le très bel album Time and Time Again du trio de Paul Motian avec le guitariste Bill Frisell et le saxophoniste Joe Lovano, album édité également sur la label ECM). Quant à la collaboration entre le saxophoniste Chris Potter et Paul Motian, elle remonte aux années nonante à l’époque de l’Electric Bebop Band. Ce qui constitue par contre une première, c’est bien la présence du pianiste virtuose Jason Moran au côté de Paul Motian. Au total, on a droit un trio composé d’autant de personnalités incontournables de la scène jazz moderne actuelle. Et le résultat est là où on ne l’attendait pas. De belles mélodies servies par des interprètes qui savent se mettre au service de la musique. Ici pas d’improvisation échevelée ni de démonstration de virtuosité telles que peuvent parfois nous proposer les trois complices du moment. Chris Potter est superbe : sonorité profonde, articulation variée, riche d’émotion mettant en évidence la beauté des jolies compositions, toutes de la plume de Paul Motian (à l’exception de Be Careful It’s My heart de Irving Berlin). Jason Moran nous démontre qu’il peut être un accompagnateur de haut vol. Dans ce rôle, l’immense palette de son talent colore, irise les mélodies. La symbiose entre son jeu et celui Paul Motian, plus scintillant que jamais, constitue sans nulle doute une des surprises de cet album. Et puis soudain, le trio magique se libère. Une première fois, sur la septième plage de l’album, titrée Ten. Ensuite, sur le titre suivant Drum Music, le trio un amorce un véritable travail d’improvisation collective pour ne pas dire interactive, qui se termine en apothéose par un duo époustouflant entre le batteur et le pianiste. Et la public ne s’y trompe pas comme il ne peut pas non plus dissimuler son enthousiasme au terme du solo de Paul Motian qui couvre la presque totalité du morceau suivant, Abacus. Quel ravissement d’entendre ce batteur de près de quatre-vingt ans, membre il y a plus de cinquante ans du trio mythique de Bill Evans, avec le légendaire contrebassiste Scot LaFaro, déployer une telle énergie et un tel sens de la pulsation rythmique. L’album s’achève en beauté par une magnifique interprétation de Cathedral Song, tout en relief et en émotion. Voici un disque qui s’écoute avec tant de plaisir que l’on se dit qu’une telle complicité entre trois musiciens aussi exceptionnels ne peut pas rester sans suite. [ Lost In A Dream (CD & MP3) ] |
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Esperanza Spalding : Chamber Music Society (Heads Up), 2010 - [ Chronique de Albert Maurice Drion ]
Little Fly (3:33) - Knowledge Of Good And Evil (7:59) - Really Very Small (2:44) - Chacarera (7:28) - Wild Is The Wind (5:37)- Apple Blossom (6:03) - As A Sprout (0:42) - What A Friend (4:55) - Winter Sun (6:49) - Inutil Paisagem (4:38) - Short And Sweet (5:53) - Durée Totale : 56'15" Esperanza Spalding (vocal et contrebasse), Terri Lynne Carrington (drums), Leo Genovese (drums), Milton Nascimento (vocals : 6), Gretchen Parlato (vocals : 2, 10), Quintino Cinalli (percussions), Ricardo Vogt (guitare), Entcho Todorov (violon), Lois Martin (violon alto), David Eggar (violoncelle) Il y a sans doute mille façons d’aborder la musique. Dans son troisième album au titre évocateur, Chamber Music Society, la très médiatisée Esperanza Spalding en fait la démonstration de maîtresse manière. Comme chanteuse, elle a tout pour séduire : une jolie voix à l’articulation limpide tout aussi capable de chanter (j’apprécie particulièrement sa magistrale interprétation du titre Wild Is The Wind que l’on doit au prolifique compositeur de musiques de film Dimitri Tiomkin), de scatter et même de superbement « vocaliser » (comme elle le démontre sur le très beau titre What A friend). Impossible également de passer sous silence ses talents d’instrumentiste, qu’elle fasse chanter (Short And Sweet) ou vibrer (Really Very Small) ou carrément groover (Winter Sun) sa contrebasse. Sur les onze titres, Esperanza Spalding nous en propose neuf de sa propre plume, neuf compositions finement ciselées, construites avec beaucoup de raffinement, chacune invitant l’auditeur à partager l’enchantement de son univers musical où les saisons sont bien présentes (si l’on se réfère aux paroles de Little Fly, que l’on doit au poète William Blake, de Apple Blossom ainsi qu’à Winter Sun). Enfin pour clore le tout, la musicienne co-signe la majorité des arrangements pour trio à cordes avec le non moins réputé Gil Godstein (à qui l’on doit en autres les arrangements du superbe Wild Angles de Michael Brecker). Et en artiste parfaitement accomplie, elle se permet d’inviter le chanteur brésilien Milton Nascimento pour un duo sur une de ses propres compositions (le déjà cité Apple Blossom) et de nous proposer une très jolie version de Inutil Paisagem, mélodie composée par Antonio Carlos Jobim et mieux connue en anglais sous le titre de If You Never Come To Me. Tout cela nous donne un album qui marie avec bonheur le jazz, avec une rythmique solide soutenue par le jeu dynamique de l’excellente batteuse Terri Lyne Carrington tout en interaction avec la jeune contrebassiste, des touches latines que ne désavouent pas les variations du pianiste Leo Genovese soutenu par les percussions de Quintino Cinalli, les ponctuations du trio à cordes et les passages vocaux chantés avec ou sans paroles. Avec Chamber Music Society, la jolie et surdouée Esperanza Spalding nous propose à 26 ans une œuvre originale et parfaitement aboutie où elle assume avec talent les acquis de sa formation classique. Et c’est avec impatience que l’on attend son prochain album, déjà annoncé sous le titre de Radio Music Society, qui devrait nous faire découvrir une autre facette de cette véritable personnalité de la scène jazz sur laquelle elle fait souffler un vent de jouvence tout à fait bienvenu. [ Chamber Music Society (CD & MP3) ] |
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Danilo Perez : Providencia (Mack Avenue Records), 2010 - [ Chronique de Albert Maurice Drion ]
Daniela's Chronicles (10:15) - Galactic Panama (5:04) - Historia De Un Amor (4:36) - Bridge Of Life, Part I (3:42) - Providencia (5:08) - Irremediablemente Solo (6:08) - The Oracle / Dedicated To Charlie Banacos (5:07) - Bridge Of Life, Part II (1:52) - The Maze: The Beginning (1:37) - Cobilla (5:24) - The Maze: The End (1:25) - Durée Totale : 50'30" Danilo Perez (piano), Ben Street (b), Adam Cruz (dr, steel pans), Rudresh Mahanthappa (as), Jamey Haddad (percussion), Ernesto Diaz (congas), Sara Serpa (vocals), Matt Marvuglio (flûte), Barbara Laffitte (hautbois), Amparo Edo Biol (cor), Margaret Phillips (basson), Jose Benito Meza Torres (clarinette) Danilo Perez est loin d’être un inconnu. Pianiste de nationalité panaméenne, je l’ai découvert dans l’actuel quatuor de Wayne Shorter, en compagnie (excusez du peu) du batteur Brian Blade et du contrebassiste John Patitucci. Avec ce même John Patitucci et le non moins prestigieux batteur Jack DeJohnette, il apparaît sur l’album Music We Are (Golden Beams Productions - 2009). C’est en véritable créateur musical, assimilant avec une maîtrise et un sens de l’équilibre peu commun ses influences latines, classiques et jazz qu’il nous propose un superbe album, son premier sur le label Mack Avenue (le label on l’on retrouve notamment le saxophoniste Kenny Garret et le bassiste Christian Mc Bride) et déjà son neuvième en tant que leader. Providencia, est basé, dit-il sur son site Internet, sur l'idée que tout ce que nous faisons a un impact dans l'univers. Providence, ajoute-t-il, le mot pour moi, c'est préparer un avenir pour la prochaine génération d'enfants. Pour ce faire, il a non seulement convoqué ses habituels comparses, le bassiste Ben Street et le batteur Adam Cruz avec qui il entretient une véritable complicité musicale, mais également le saxophoniste indo-américain Rudresh Mahanthappa, le percussionniste libano-américain Jamey Haddad, le joueur de congas colombien Ernesto Diaz et la vocaliste soprano Sara Serpa, et pour compléter ce véritable vivier multiculturel et transnational un quatuor à vent américain de la ville de Boston où Danilo Pérez réside. L’album s’ouvre sur une suite en cinq mouvements intitulée Daniela Chronicles. Chacun des mouvements nous permet de suivre, année après année, l’évolution de la fille ainée du pianiste. Et on ne peut qu’adhérer à cette démarche tant la musique de Danilo Pérez a un côté « visuel », ce que confirme le titre suivant Galactic Panama qui est une évocation de la ville d’origine du pianiste où se mêlent rythmes et improvisations particulièrement inspirées du pianiste et de l’altiste Rudresh Mahanthappa. Si le titre Bridge Of Life fait également référence à ses racines (Panama est ce bout de terre qui fait pont entre l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord), il confirme les influences classiques du musicien. Morceau en deux parties, il permet au quatuor à vent et au trio du pianiste de s’exprimer en toute liberté et complémentarité, et de nous livrer ainsi une musique qui n’est pas sans nous rappeler l’album Alegria de Wayne Shorter qui m’a fait justement découvrir le pianiste panaméen. Danilo Pérez exploite également les ressources du songbook latino-américain avec deux titres : un premier qui est un bolero intitulé Historia De Un Amor et un second, Irremediablemente Solo, non pas joué en solo mais en trio. Deux titres où le jeu du pianiste se fait particulièrement romantique. Avec The Maze, The Beginning et The Maze, The end, interprétés en duo, il nous est permis d’apprécier le jeu particulièrement percussif du pianiste souligné avec talent et virtuosité par le son incisif du saxophoniste Rudresh Mahanthappa, très présent sur l’album. Et comment ne pas priser les vocalises de la soprano Sara Serpala sur Providencia et Cobilla (ce dernier titre apparaît sur l’album Music We Are évoqué au début de cette chronique), deux plages où le jeu des percussions et des congas prend une place particulière et apporte une dimension qui affirme une fois de plus les origines latino-américaines du pianiste. Il n’est pas inutile de souligner que Danilo Pérez, même s’il réside à Boston, maintient des liens très forts avec son pays d’origine où il dirige chaque année le Panama Jazz Festival et préside une fondation qui vient en aide aux jeunes musiciens. Providencia surprend à la fois par sa richesse, la diversité de ses sources d’inspiration et la cohérence de sa démarche. C’est l’œuvre aboutie d’un pianiste virtuose, au jeu tantôt romantique, tantôt lyrique, tantôt percussif qui marquera sans doute encore longtemps la scène jazz de son empreinte faite d’imagination, d’assimilation et de créativité. [ Providencia (CD & MP3) ] |
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Sébastien Paindestre Trio : Live @ Duc des Lombards (Artist Recording Collective), 2010
Le Tourtour (7:20) - Sail Away (10:37) - Le Soupirail (6:39) - Bess You Is My Woman Now (6:43) - Métamorphose (7:20) - 5 Bd Serrurier (8:30) - La Java De La Luna II (5:48) - Ron's Place (5:50) - Durée Totale : 58'58" Sébastien Paindestre (piano), Jean-Claude Oleksiak (Contrebasse), Antoine Paganotti (drums). Enregistré le 26 mai 2008 au Duc des Lombards. Ce troisième disque du pianiste Sébastien Paindestre a été enregistré live en mai 2008 au Duc des Lombards, (pour ceux qui ne connaîtraient pas : un club dans le 1er arrondissement de Paris dédié au jazz depuis plus de 25 ans et qui fut le tout premier à recevoir un Django d'Or pour sa contribution au genre). D'abord, le son est magnifique, à la fois feutré et très présent, restituant à merveille l'ambiance chaleureuse de ce temple moderne récemment rénové. Depuis son premier album paru en 2005 (Ecoutez-moi, Musicast) et, au-delà, depuis sa formation en 2001, le trio est resté le même avec Antoine Paganotti à la batterie et Jean-Claude Oleksiak à la contrebasse. Et ça s'entend : ces deux-là ont appris à écouter, à répondre à la moindre sollicitation du pianiste dont les notes rebondissent allègrement sur leur trame rythmique. Le swing ! Tel est l'élément fondateur de cette musique mature qui s'abreuve aux sources du jazz tout en proposant de nouvelles harmonies, de nouvelles échappées qui déjouent tous les clichés. Quelques reprises de compositions modernes (le délicat et romantique Sail Away de Tom Harrell) ou de standards (Bess You Is My Woman Now de Gershwin) parsèment les propres compositions de Paindestre (cinq plages sur huit). Ces dernières révèlent toute l'attention dont elles ont fait l'objet au cours du processus d'écriture : les mélodies sont mémorables et leurs variations toujours prenantes, racontant des histoires musicales dont on aimerait qu'elles ne finissent jamais. Heureusement, le trio s'autorise à s'étendre davantage par rapport aux versions en studio sans rien céder sur la fulgurance de sa musique, propice parfois à un jeu en staccato impressionnant et à quelques acrobaties rythmiques qui ont du faire frissonner le public. 5 Boulevard Serrurier, par exemple, est à cet égard une impressionnante réussite : retenu et mystérieux avec un solide solo de contrebasse et un piano qui dérape soudain vers le blues avant de lâcher des chapelets de notes en cascade comme si le pianiste prenait un malin plaisir à brouiller les pistes. Son phrasé vif et son toucher puissant y sont tout à fait convaincants. Le disque se termine sur Ron's Place, emprunté à Brad Mehldau, ici chanté en français avec une voix un peu rauque par Michèle-Anna Mimouni. Les paroles rendent d'ailleurs hommage au pianiste américain qui l'avait accompagné jadis sur son propre album : Entre Ombre Et Lumière sorti en 2007. Ce disque en concert, co-produit par le trio et le Duc des Lombards, est aujourd'hui le plus bel opus du groupe ou, disons, le plus impressionnant. On devine à son écoute un plaisir incommensurable de jouer et, en tant qu'auditeur, on y décèle une présence et une intensité proprement jubilatoires. A ne pas rater ! [ Live @ Duc Des Lombards (CD & MP3) ] |
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Ronnie Lynn Patterson : Music (Out Note OTN 001), 2010
Lazy Bird (6:09) - Moon And Sand (4:55) - Evidence (4:14) - All Blues (4:52) - Blues Connotation (2:06) - It's Easy To Remember (6:39) - Summer Night (8:32) - Blue In Green (3:03) - Durée Totale : 54'39" Ronnie Lynn Patterson (piano), François Moutin (basse), Louis Moutin (drums) Après une série de collaborations diverses, Ronnie Lynn Patterson, révélé dans Corners d’Aldo Romano en 1999, n’a pas arrêté de surprendre avec des disques inscrits aussi bien dans la musique contemporaine que dans le jazz ou encore opérant la synthèse entre ces deux cultures. Celui-ci, son quatrième, n’est composé que de reprises de jazz, des morceaux empruntés à d’autres, entendus jadis quelque part et qui, au fil du temps, ont façonné sa propre identité. Mais paradoxalement, ces reprises définissent sa musique aussi bien que s’il les avait composées lui-même. Son style, inspiré au départ par McCoy Tyner et ensuite par Keith Jarrett, a acquis une spécificité remarquable. Parfois léger, parfois percussif (rappelant ainsi à l’occasion que Patterson a d’abord été batteur avant d’être pianiste), ce style est non seulement poignant mais aussi profondément original. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter Evidence : après le thème syncopé, les notes improvisées ne sont plus celles de Thelonious Monk mais elles se dégagent de son irréductible personnalité pour afficher de nouvelles couleurs. C’est le miracle du jazz : créer une matière sonore nouvelle à partir de ce qu’on a entendu et aimé sans tomber dans le piège de la redite. Et il en est ainsi pour les autres thèmes : All Blues de Miles Davis, Lazy Bird de John Coltrane, Blue In Green de Miles et Bill Evans, Blues Connotation d’Ornette Coleman plus quelques standards qui sont tous marqués de cette « Patterson’s touch » dont parle Alain Gerber dans les notes de pochette. Pour le seconder, Patterson a fait appel à un tandem de choc : François et Louis Moutin (respectivement contrebasse et batterie) qui soulignent et amplifient les phrases du pianiste en un triangle parfait. Ce disque à la fois impétueux et romantique, le premier à paraître sur le nouveau label Out Note, apporte une nouvelle alchimie à l’art du trio. A découvrir ! [ Music (CD & MP3) ] |
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Vijay Iyer : Solo (ACT), 2010
Human Nature (6:09) - Epistrophy (4:55) - Darn That Dream (4:14) - Black & Tan Fantasy (4:52) - Prelude: Heartpiece (2:06) - Autoscopy (6:39) - Patterns (8:32) - Desiring (4:52) - Games (3:40) - Fleurette Africaine (7:56) - One For Blount (3:03) - Durée Totale : 56'58" Vijay Iyer (piano) Quatorze années après ses débuts, Vijay Iyer ose enfin ce que tous les pianistes de jazz rêvent de faire un jour : enregistrer un disque en solo. Mais s’il change de formule, Iyer ne change pas de stratégie en poursuivant celle d’Historicity, son précédent album en trio, qui mixait une vision très personnelle du jazz avec une certaine tradition puisée dans le courant historique de cette musique. Le premier titre, Human Nature, emprunté à Michael Jackson, témoigne du pouvoir qu’a Vijay Iyer de s’approprier une mélodie et de l’explorer dans tous ses recoins. Mais le reste du répertoire est encore plus intéressant : qu’il aille chercher l’inspiration chez Thelonious Monk (Epistrophy), Duke Ellington (Black & Tan Fantasy et La Fleurette Africaine), Steve Coleman (Games) ou dans ses propres compositions parfois dédiées à un artiste (comme One For Blount en hommage à Sun Ra), le pianiste ne fait rien d’autre que jouer sa musique même si elle s'appuie en partie sur les trouvailles des grands maîtres du passé. Les innovations harmoniques et rythmiques foisonnent et le plus étonnant est que si la musique est souvent complexe, elle n’est jamais inaccessible. Tel est le paradoxe d’un musicien au potentiel énorme qui sait enrober ses idées radicales d’une aura mystérieuse s’adressant aussi bien au coeur qu’à l’esprit. Magique et, encore une fois, absolument irrésistible ! [ Solo (CD & MP3) ] |
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Médéric Collignon : Shangri Tunkashi-La (Plus Loin Music / Harmonia Mundi), 2010
Billy Preston (5:36) - Bitches brew (10:03) - Early minor (7:56) - Shhh Peaceful / It’s About That Time (11:32) - Ife (9:48) - Interlude (4:55) - Nem Um talvez (3:01) - Mademoiselle Mabry (7:18) - Kashmir (8:23) - Durée Totale : 68'27" Médéric Collignon (cornet, Fender Rhodes, voc), Frank Woeste (Fender Rhodes, voc), Frédéric Chiffoleau (cb, b, voc), Philippe Gleizes (dr, voc), François Bonhomme, Nicolas Chedmail, Philippe Bord & Victor Michaud (cor), The White Spirit Sisters (voc) Le groupe Jus de Bocse de Médéric Collignon a pour vocation de restituer des chefs d’œuvre du passé après les avoir soumis à une digestion personnelle mais sans toutefois en dénaturer ni l’esprit ni la puissance d’expression originale. Après un premier hommage à Porgy and Bess, l’opéra de George Gershwin dans la version de Miles de 1959, qui sera couronné en 2007 par les Victoires du Jazz en tant que révélation de l'année, Collignon s’attaque aujourd’hui à la période électrique de Miles Davis. Les célèbres Bitches Brew et Shhh Peaceful sont bien sûr convoqués mais aussi d’autres titres bien connus des amateurs comme Mademoiselle Mabry (Filles De Kilimanjaro), Interlude (Agharta), Billy Preston (Get Up With It), Early Minor (In A Silent Way Sessions), Nem Um Talvez (The Jack Johnson Sessions / Live Evil) et Ife (Big Fun). Et pour chacun d’entre eux, c’est l’extase tant Collignon injecte dans ces standards modernes de nouvelles idées, jouant avec une folle audace de son cornet de poche à pistons, squattant de façon inattendue en d’improbables vocalises ou enrobant les dérives modales dans de subtils arrangements qui leur procurent de nouvelles couleurs (écoutez par exemple les quatre cors jouant à l'unisson sur le très aérien Early Minor dans une esthétique évoquant Joe Zawinul). Des couleurs d’ailleurs bien différentes des originaux puisqu’on ne trouvera ici ni guitare, ni saxophone, ni aucun instrument exotique à part la voix utilisée comme on ne l’a jamais entendue auparavant (on se dit parfois que Collignon aurait pu jadis faire carrière comme bruiteur de dessins animés pour Tex Avery). Mais la pulsation funk est là, brûlante et toujours hypnotique, nourrie par la rythmique et le Fender Rhodes de Frank Woeste. Intense aussi est le groove, d’autant plus que les plages ont été repensées avec une concision qui rend caduque l’intervention ultérieure d’un manipulateur externe comme Teo Macero. Le répertoire se referme sur ce qui pourrait paraître comme une intrusion : une version instrumentale du grandiose Kashmir de Led Zeppelin qui figurait sur Physical Graffiti sorti en 1975. En fait, le choix est logique : la chanson est imprégnée d’influences indiennes et moyen-orientales et elle représente une sorte d’apothéose de la chanson rock, un achèvement, un idéal que Miles lui-même aurait bien voulu atteindre (fasciné par Jimi Hendrix, ne répétait-il pas à l’époque qu’il voulait créer le plus grand groupe de rock du monde ?). A la fois pétri d'humour et de respect, Shangri-Tunkashi-La est un hommage brillant à une période mythique de l’histoire de la musique populaire. Même la pochette, énigmatique et haute en couleurs, tranche allègrement sur les productions de jazz moderne en redécouvrant le mysticisme fantastique et un poil psychédélique du grand Mati Klarwein. [ Shangri - Tunkashi-La (CD & MP3) ] |
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Vijay Iyer : Historicity (ACT), 2009
Historicity (7:48) - Somewhere (6:57) - Galang (2:39) - Helix (4:00) - Smoke Stack (8:07) - Big Brother (4:48) - Dogon A.D. (9:18) - Mystic Brew (4:55) - Trident: 2010 (9:05) - Segment For Sentiment #2 (4:03) - Durée Totale : 61'57" Vijay Iyer (piano), Stephan Crump (contrebasse), Marcus Gilmore (drums) Découvert tardivement sur recommandation d’un ami jazzophile qui m'a fait écouter les fantastiques albums Reimagining (Savoy Jazz, 2005) et Tragicomic (Sunny Side Records, 2008), Vijay Iyer est vite monté au sommet de mon hit parade personnel. Historicity, son dernier disque en trio édité par le label ACT, confirme combien le pianiste d’origine indienne, mathématicien, physicien et à l'occasion philosophe, ancien sideman de Steve Coleman et de Rudresh Mahanthappa, est un interprète d’une profonde originalité doublé d’un compositeur hors du commun (même si on ne trouve ici que quatre compositions originales sur dix plages). Comme l’indique son titre et comme c'est longuement expliqué dans les notes de pochette, cet album marque la volonté du leader de se positionner dans le courant de l’histoire du jazz qu’il tente de prolonger à sa façon. Oui, Vijay Iyer est un musicien visionnaire et même avant-gardiste mais, contrairement à d’autres productions trop abstraites, sa musique peut s'écouter sur plusieurs niveaux car elle est aussi intuitive, intense et, parfois même, elle groove. De plus, le trio affiche une ouverture sur toutes les cultures en reprenant par exemple aussi bien Big Brother de Stevie Wonder que Galang de la chanteuse hip hop M.I.A, Mystic Grew de l’organiste soul Ronnie Foster, Dogon A.D. du saxophoniste Julius Hemphill ou Smoke Stack d’Andrew Hill, l’un des pianistes parmi les plus influents du label Blue Note. Les improvisations sont d’une étonnante fraîcheur et les innovations, entre autre rythmiques, sont époustouflantes (écoutez comment le standard Somewhere de Leonard Bernstein est intelligemment recalibré). Il faut dire que Vijay Iyer est aidé par deux musiciens exceptionnels : d’une part, le contrebassiste Stephan Crump qui ouvre l’espace sonore par des interventions inattendues et s’avère un maître du contrepoint à l’archet et, d’autre part, le batteur Marcus Gilmore qui a retenu les leçons de son grand père Roy Haynes en offrant un jeu complexe mais clair, liquide, et dynamique qui fait rebondir continuellement les notes percussives du piano. Après avoir entendu cette musique, on comprend aisément pourquoi Historicity a été nominé comme l’album jazz de l’année 2010 par les critiques du magazine Downbeat. Après la désintégration tragique du Esbjorn Svensson Trio, il semble bien que le label allemand de Siegfried Loch s'est trouvé un autre trio de choc. Le pianiste vient d’enregistrer son premier disque en solo qui paraîtra bientôt sur le même label ACT et sur lequel on ne manquera pas de revenir. [ Historicity (CD & MP3) ] |
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Mark Egan : Truth Be Told (Wavetone), 2010
Frog Legs (6:19) - Gargoyle (4:12) - Truth Be Told (5:54) - Sea Saw (7:24) - Café Risque (5:32) - Shadow Play (6:23) - Blue Launch (7:50) - Rhyme Or Reason (5:30) - Blue Rain (5:32) - Pepé (4:25) - After Thought (2:06) - Durée Totale : 60'59" Mark Egan (b), Vinnie Colaiuta (drums), Bill Evans (sax), Mitch Forman (claviers), Roger Squitero (percussions) Mark Egan prit jadis des leçons avec Jaco Pastorius et, depuis cette époque, il a porté haut le flambeau de la basse fretless, jouant entre autres avec Pat Metheny (PMG, 1978 et American Garage, 1980), le saxophoniste Bill Evans (The Alternative Man, 1986), David Sanborn (Pearls, 1995), Mike Stern (Upside Downside, 1986) et Larry Coryell (Tricycles, 2003). Pour ce sixième album en solo, orienté Soul / R&B, il a réuni d’anciens acolytes : Mitch Forman (claviers), Bill Evans (saxophones) et Roger Squitero (percussions) en plus du batteur virtuose Vinnie Colaiuta, un choix judicieux pour nourrir le groove de cette session. Le son de la basse (la plupart du temps, une Pedulla Fretless à 5 cordes signée Mark Egan), magnifiquement capté, est énorme et surtout, Egan prend de longs solos qui donnent le frisson. Enregistré « live en studio » en trois jours et ne gardant que les premières ou deuxièmes prises, Truth Be Told respire la spontanéité. Ecoutez sur Frog Legs comment la ligne de basse s’enroule autour de la grosse caisse, sur Truth Be Told, ce qu’elle doit à Bootsy Collins et, sur Blue Launch comment Egan mène l’orchestre au bout de son instrument. Bon, c’est de la musique jazz-funky aux tempos globalement cool et les synthés de Forman lui procurent une tonalité qui n’est pas sans rappeler le jazz-rock stérilisé des années 80. Mais le style fluide, mélodique, sinueux et presque diaphane de Mark Egan sur sa fretless, à l'opposé du slap d’un Marcus Miller par exemple, vaut vraiment la peine d’être entendu. A noter : Truth Be Told existe sous deux emballages différents. L’un est un digipack très sobre, à la manière du label ECM, avec uniquement les noms des musiciens sur un fond bleu uni. Le second, plus réussi, montre une superbe photo du musicien concentré sur sa basse, flashé pendant une tournée en Espagne en mars 2009, soit trois mois avant la session de cet enregistrement. [ Truth Be Told (CD) ] [ Truth Be Told (MP3 sur Amazon.fr) ] |
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John McLaughlin and The 4th Dimension: To The One (Abstract Logix), 2010
Discovery (6:19) - Special Beings (8:38) - The Fine Line (7:44) - Lost and Found (4:27) - Recovery (6:22) - To the One (6:35) - Durée Totale : 40'01" John McLaughlin (guitare : 1-3, 5 ; guitare synthesizer : 4, 6) - Gary Husband (claviers, drums : 5, 6 ; drums additionels : 1, 3 ; percussions additionelles : 1); Etienne M'Bappé: basse ; Mark Mondesir (drums : 1-4 ; percussions additionelles : 5) Fast and furious, Discovery démarre ventre à terre quand la rythmique enclenche la nitro : Etienne M’bappé à la basse fretless électrique et Mark Mondesir à la batterie. Le premier est d’origine camerounaise et a joué avec Salif Keita et dans le Zawinul Syndicate avant d’entamer une carrière solo. Le second vient d’Angleterre et il a prêté ses fûts à des dizaines de musiciens dans tous les styles (y compris à McLaughlin lui-même avec qui il a déjà enregistré The Promise en 1995) avant d’être reconnu par ses pairs comme l’un des plus grands batteurs du monde. Ensemble, ils soufflent la tempête et tissent une trame souple et élastique sur laquelle les notes de guitare véloces ricochent comme des balles. C’est que John McLaughlin, 68 ans au compteur, n’a rien perdu de sa fièvre ni de sa technique. Au contraire, depuis ses lointaines années avec Tony Williams ou Billy Cobham, il n’a jamais cessé de développer son talent tout en conservant la même intensité. Et si on a moins parlé de lui dans les années 90, c’est surtout parce que le jazz-rock n’avait plus la côte d’autrefois. Quoiqu’il en soit, To The One (dédié à John Coltrane et à son Amour Suprême) a largement de quoi ramener le genre dans la lumière. Surtout que les compositions sont grandioses avec des passages lyriques et des courses à perdre haleine, qui évoquent dans leur alternance une nouvelle poésie urbaine et multiculturelle. Cerise sur le gâteau, c’est l’Anglais Gary Husband qui tient les claviers et, comme c’est aussi un batteur hors pair (il a joué entre autres avec Ian Carr, Allan Holdsworth et Jeff Beck), il stimule à l’occasion Mondesir sur son propre terrain : Husband ajoute en effet son kit de batterie sur deux titres (Discovery et The Fine Line) et, par la magie du multipistes, joue carrément tout seul les deux instruments sur Recovery et To The One. Avec cet album électrisant enregistré dans l’urgence, et qui ne dure guère plus qu'un antique LP, la fusion, en cale sèche depuis des lustres, vient à nouveau de larguer les amarres. Stupéfiant ! [ To The One (CD / MP3 sur Amazon) ] |
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Brad Mehldau : Highway Rider (Nonesuch), 2010
CD 1 : John Boy (3:15) - Don't Be Sad (8:40) - At The Tollbooth (1:07) - Highway Rider (7:45) - The Falcon Will Fly Again (8:21) - Now You Must Climb Alone (4:05) - Walking The Peak (8:00) CD 2 : We'll Cross The River Together (12:28) - Capriccio (5:20) - Sky Turning Grey (For Elliott Smith) (6:24) Into The City (7:36) - Old West (8:28) - Come With Me (6:19) - Always Departing (6:20) - Always Returning (9:52) Durée Totale CD 1 + CD 2 : 104'11" Brad Mehldau (piano, compositions, arrangements, claviers, percussions) - Joshua Redman (ts, ss) - Larry Grenadier (b) - Matt Chamberlain (dr) - Jeff Ballard (dr) + orchestre conduit par Dan Coleman Depuis ses remarquables premiers efforts (The Art Of The Trio), le pianiste Brad Mehldau a parsemé sa carrière de réalisations abondantes et diverses dont le succès médiatique n'a pas toujours reflété la complaisance et les clichés qui leur sont parfois inhérents. Ces défauts qui, à la longue, ont fini par percer sont aujourd'hui amplifiés dans cet ambitieux double album à un point tel qu’ils prennent le pas sur la technique et les réelles facultés d’improvisation du pianiste. En faisant appel à un orchestre de chambre pour enrober ses belles mélodies pop, Mehldau a voulu mettre en avant, non sans une certaine vanité, le côté pseudo-romantique de sa personnalité tourmentée mais c’est raté. Car, à l’écoute de cette musique trop académique qui ressemble à une bande sonore de film empesée, il apparaît clairement que Mehldau n’est pas un compositeur classique. Et ce ne sont ni les formidables solos de Joshua Redman au saxophone ni les rythmes conjugués des deux batteurs Jeff Ballard et Matt Chamberlain qui changent quoi que ce soit à l’affaire : les orchestrations redondantes et boursouflées sont tellement mièvres et emphatiques qu’on n’a guère envie de suivre ce qui se passe en dessous. On est en tout cas bien loin des partitions lumineuses d'orchestrateurs géniaux comme Tchaïkovski ou Richard Strauss auxquels le pianiste fait volontiers référence. Le mixage est par contre exceptionnel et la sonorité somptueuse avec une dynamique renversante de présence. La qualité de la production, la beauté des thèmes et les quelques bons moments d’improvisation par Redman et Mehldau, qui ravivent épisodiquement l’intérêt, ne suffisent pourtant pas pour qu’on recommande l’acquisition de ce décevant Highway Rider. Ceci dit, si l'on en juge par la presse spécialisée et les chroniques sur Internet, les avis sont partagés et il y en a beaucoup qui aiment ça. Alors laissons le mot de la fin à Brad Mehldau lui-même qui s'exprime dans le magazine So Jazz : [avec le producteur Jon Brion] nous avions convenu ensemble d'enregistrer le groupe de jazz avec l'orchestre en live. Jon m'a aidé à doser, à trouver un juste équilibre dans cette session, pour ne pas être dominé par la puissance sonore de ces instruments à cordes et à vent. Peut-être qu'après tout, vous serez curieux d'entendre par vous-même le résultat ? Si c'était le cas, j'aimerais beaucoup lire votre appréciation ! [ Highway Rider ] |
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Ralph Towner / Paolo Fresu : Chiaroscuro (ECM), 2010
Wistful Thinking (4:19) - Punta Giara (6:20) - Chiaroscuro (6:30) - Sacred Place (4:13) - Blue In Green (5:44) - Doubled Up (4:55) - Zephyr (7:28) - The Sacred Place (reprise) (1:58) - Two Miniatures (2:38) - Postlude (2:30) - Durée Totale : 46'36" Ralph Towner (gt) - Paolo Fresu (tp) On ne présente plus le trompettiste sarde Paolo Fresu tant ses projets en solo ou en sideman sont innombrables. Par contre, le guitariste américain Ralph Towner (membre d’Oregon) s’est fait rare depuis le nouveau millénaire et son dernier disque sous son nom propre date déjà de 2006 (Time Line, ECM). Les retrouver ensemble pour un projet en duo sur le label munichois (sur lequel Paolo Fresu fait son entrée) est une aubaine pour les amateurs de musiques de chambre sophistiquées, intimistes et parfois mélancoliques. Towner construit et déconstruit sa musique en élaborant des voicings complexes d’une abstraite beauté qui renvoient à Bill Evans dont il reprend ici le magnifique Blue In Green. En musicien avisé, il varie les ambiances et les tonalités en changeant d’instrument : il utilise bien sûr sa guitare classique habituelle mais aussi, sur trois morceaux, une guitare baryton (accordée une quinte plus bas) et, sur les deux derniers titres, une guitare 12 cordes dont il joue dans un style pianistique. Fresu s’insère avec bonheur dans cette musique où son lyrisme naturel peut s’épancher à l’aise. Son jeu, encore inspiré par Miles Davis, colle tellement bien à l’esthétique ECM qu’on se demande pourquoi il n’a jamais enregistré auparavant pour ce label. On peut toutefois être certain que ce premier opus rempli d'ombres et de lumières, somptueusement enregistré et doté d’une pochette magnifique, aura une belle descendance et c’est ce qu’on lui souhaite. [ Chiaroscuro ] |
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Christian Scott : Yesterday You Said Tomorrow (Concord), 2010
K.K.P.D. (7:06) - The Eraser (5:25) - After All (7:55) - Isadora (6:13) - Angola, L.A. & The 13th Amendment (8:40) - The Last Broken Heart (5:47) - Jenacide (6:50) - American't (7:04) - An Unending Repentance (9:40) - The Roe Effect (3:25) - Durée Totale : 68'10" Christian Scott (tp) - Matthew Stevens (gt) - Milton Fletcher Jr. (p - Kristopher Keith Funn (b) - Jamire Williams (dr) Originaire de La Nouvelle Orléans et diplômé de la prestigieuse Berklee College of Music, le jeune trompettiste Christian Scott en est déjà à son quatrième disque (un chaque année dont un live à Newport paru en 2008). C’est qu’il a un message à faire passer à la tête de son quintet de choc. Métissant son jazz de rock, de soul et de hip-hop, Scott impose surtout une technique époustouflante sur son instrument dont il tire des sons chaleureux et envoûtants, parfois doux et intimistes, parfois hauts et clairs en fonction des compositions qui, à part une reprise de Thom Yorke (Radiohead), sont toutes de sa plume. Mais au-delà de son approche moderne qui la rend accessible à un large public, sa musique rappelle aussi l’esprit du second quintet de Miles Davis. C’est dire qu’elle est ambitieuse, novatrice et surprenante, d’autant plus que le leader se réfère en même temps à d’autres artistes emblématiques des années 60 comme Jimi Hendrix ou même Bob Dylan dont il épouse la pensée contestataire. Enregistré par Rudy Van Gelder dans son célèbre studio d’Englewood Cliffs, Yesterday You Said Tomorrow bénéficie en plus d’un son haut de gamme. Ca ne fait aucun doute qu’à 26 ans seulement, Christian Scott représente l’avenir du jazz qui s’annonce en fin de compte bien plus radieux que ce qu’on imagine aujourd’hui en écoutant les stations de radio FM. [ Yesterday You Said Tomorrow ] |
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Django Reinhardt : Djangologie (Cam Jazz / Le Chant Du Monde - Digipack 4 CD), 05/11/2009
Django Reinhardt étant né à Liverchies (Belgique) le 23 janvier 1910, cette année est le centième anniversaire de la naissance de celui que certains considèrent comme le plus grand des guitaristes de jazz. Et pour ceux qui n’auraient pas encore un disque de lui dans leur discothèque, c’est l’occasion de faire le point sur les offres du marché qui, crise du disque oblige, se sont à la fois réduites en nombre et accrues en termes de qualité. Les compulsifs qui ne rechignent pas à posséder des dizaines de disques d’un même artiste ont désormais le choix entre trois objets monstrueux mais celui qui sort vraiment du lot est l’Intégrale Django Reinhardt en trois coffrets (les saisons 1 et 2 incluant chacun 14 CD sont déjà disponibles et la troisième qui comprendra 12 CD devrait voir le jour après l’été 2010). Editée chez Frémeaux, cette intégrale de 40 compacts, compilée par l’érudit Daniel Nevers pendant onze années, est un travail titanesque présenté à l’ancienne avec des notes de pochette copieuses et scrupuleuses, chaque coffret contenant plus de 250 pages d’informations et d’anecdotes qui permettront à l’amateur de tout savoir sur l’homme, sa musique et ses enregistrements. La seconde encyclopédie s’appelle Djangologie qui rassemble sur 20 compacts les enregistrements du label Pathé EMI, de 1928 à 1950, classés chronologiquement. C’est forcément moins complet et l’apport écrit se limite à celui des vinyles initiaux. Par contre, la reproduction des pochettes originales au format mini-LP est plus moderne et sympa que celle de Frémeaux (et ça prend moins de place). La troisième, enfin, s’intitule Manoir De Ses Rêves (Le Chant Du Monde) et comprend 26 galettes placées dans un joli cube en carton. On a droit ici à l’essentiel de Django enregistré de 1934 à 1953 avec, en prime, un superbe livret de 120 pages. Toutefois, pour ceux qui, comme moi, ont un goût trop éclectique pour acquérir les intégrales d’un musicien unique, je recommande le très beau digipack de 4 CD, également intitulé Djangologie et édité par Le Chant du Monde, qui est en fait un échantillonnage du coffret Manoir De Ses Rêves : soit 104 titres « seulement » choisis avec subjectivité mais aussi avec finesse. Car tous les grands morceaux (Djangology, Minor Swing, Daphné, Billet Doux, Les Yeux Noirs, Manoir De Mes Rêves, Swing 41, Nuages, La Marseillaise… ) sont là, remastérisés avec soin, et, pour une somme très modique, on a encore droit à un livret de 78 pages. C’est en tout cas suffisant pour s’imprégner durablement et à moindre frais de la musicalité du génie vagabond. [ Djangologie - Digipack 4CD ] |
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Frank Gambale : Natural Selection (Wombat Records), 2010
Teaser (6:50) - Smog Eyes (5:09) - Tones for Chick's Bones (7:32) - In From Somewhere (6:41) - Gioia (7:34) - Good Morning Sunshine (7:16) - Samba di Somewhere (6:24) - Natural Selection (8:01) - Gambashwari (6:29) - Durée Totale : 61'58" Frank Gambale (guitare) - Otmaro Ruiz (piano) - Alain Caron (basse) On pensait que Frank Gambale, guitariste prodige et longtemps membre du Chick Corea Elektric Band et du Vital Information de Steve Smith, resterait à jamais cantonné dans un style de fusion électrique bourré de testostérone et de prouesses techniques mais, après Natural High (Wombat Records) sorti en 2006, le voilà qui persiste dans la voie d’un jazz beaucoup plus mainstream. Accompagné par l’excellent pianiste Otmaro Ruiz et par le bassiste québécois Alain Caron, le guitariste met son immense virtuosité au service de mélodies swinguantes tout en favorisant au maximum les échanges triangulaires avec ses partenaires. On croirait même parfois entendre d’anciens maîtres de la six-cordes comme Pat Martino ou, mieux, Tal Farlow avec qui Gambale partage un bagage technique impressionnant et une attaque franche, voire agressive, des cordes. Encore plus à l'aise que sur son précédent opus, peut-ête parce qu'il utilise cette fois une guitare jazz de type « hollow body » (dont le corps est creux) au lieu d’un instrument acoustique, Frank Gambale se révèle ici un improvisateur aventureux, surprenant de vivacité et de contraste, à l’extrême opposé des clichés qu’on lui reproche parfois quand il joue du jazz-rock pur et dur. [ Frank Gambale Website ] [ Natural Selection ] |
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David Sanborn : Only Everything (Decca), 2010
The Peeper (3:43) - Only Everything (For Genevieve) (8:03) - Hard Times (5:03) - Let The Good Times Roll (3:04) - Baby Won't You Please Come Home (8:03) - You've Changed (6:03) - Hallelujah I Love Her So (3:58) - Blues In The Night (7:51) - Durée Totale : 45'57" David Sanborn (sax alto) - Joey DeFrancesco (orgue) - Steve Gadd (drums) - Bob Malach (sax ténor) - Frank Basile (sax baryton) - Tony Kadlock (trompette) - Mike Davis (trombone basse) - Joss Stone (vocals) - James Taylor (vocals) Après Here And Gone sorti en 2008, Only Everything est le second hommage du saxophoniste à la musique de Ray Charles. Ce nouvel album est donc aussi teinté de soul et de blues que le précédent, surtout que Joey DeFrancesco, spécialiste du jazz groovy, est cette fois crédité à l’orgue Hammond B3. Certes, après 23 albums, Sanborn n’a plus rien à prouver mais il n’a pas perdu la flamme. On pense parfois à Stanley Turrentine et à Hank Crawford sauf que Sanborn affiche un mordant et une sonorité incisive qui rendent plus moderne tout ce qu’il touche, un peu à l’instar de Michael Brecker pour le ténor. Pour varier les plaisirs, le leader a fait appel sur cinq titres à une section de cuivres qui donne à l’ensemble un petit côté « big band » comme aimait à s’entourer Ray quand il enregistrait du jazz pour Atlantic tandis que la jeune et poppisante Joss Stone (déjà présente sur l’album précédent) et un James Taylor très relax chantent respectivement sur Let The Good Times Roll et Hallelujah, I Love Her So. Steve Gadd a été maintenu derrière les fûts comme gardien du rythme et, sans lui, il est probable que l’intensité de la musique n’aurait pas tout à fait été la même. Rien de vraiment nouveau certes mais Only Everything est quand même un album à verser parmi les plus belles réussites de David Sanborn, ne serait-ce que pour le couple excitant sax/orgue qui ronronne à merveille en faisant grimper la température. [ David Sanborn Website ] [ Only Everything ] |
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Pat Metheny : Orchestrion (Nonesuch), 2010
Orchestrion (15:48) - Entry Point (10:28) - Expansion (8:34) - Soul Search (9:17) - Spirit Of The Air (7:44) - Durée Totale : 52'01" Pat Metheny (gt + orchestrion) Le dernier projet de Pat Metheny relève de la science fiction : on n’est en effet pas loin de ces romans futuristes (citons par exemple La Mémoire de la Lumière de Kim Stanley Robinson) où un musicien unique aux commandes d'un appareil monstrueux produit des symphonies qui subjuguent les foules . « L’orchestrion » inventé par le guitariste se base certes sur l’idée déjà très ancienne des pianos mécaniques et autres instruments pneumatiques mais le concept, très limité au plan musical, a été repensé avec l’aide d’ingénieurs modernes et d’une nouvelle technologie à base de solénoïdes et de système midi. Les photos (et une vidéo sur You Tube) montrent un amalgame impressionnant d’instruments acoustiques rassemblés dans une pièce unique et actionnés comme par magie à partir d'une guitare. On ne peut s’empêcher de penser qu’un tel appareillage doit forcément laisser des traces au niveau de la synchronisation, du débit, de la dynamique ou de la rigidité des rythmes qui ont toujours été les obstacles majeurs à ce genre d’entreprise. Et bien non : on ne détecte à l'écoute aucun indice d’un quelconque mécanisme ! La musique qu’on entend sur Orchestrion est, dans son essence, tout aussi organique que celle du Pat Metheny Group en chair et en os. On croirait même par moment que l’esprit du pianiste Lyle Mays, du bassiste Steve Rodby et du percussionniste Dave Samuels ont été transférés par un malin génie dans le corps du robot. Les improvisations sont toujours aussi complexes et accessibles même à ceux qui n’écoutent pas du tout de jazz tandis que les mélodies évocatrices, si caractéristiques du PMG, brillent de mille feux dans leurs arrangements peaufinés jusqu’au détail le plus microscopique. Crescendos savants, passages euphoriques, densité des orchestrations, structures imbriquées des compositions, expressivité à fleur de peau : tout l’art de l’homme au T-shirt rayé est bien là comme il l’était déjà sur Secret Story, The Way Up, Speaking Of Now et Imaginary Day. En réalité, Metheny a atteint l’objectif ultime qu’il convoitait depuis longtemps : transformer sa guitare en un orchestre complet, pouvant être plié à sa musicalité, comme s’il en était une extension naturelle. Un conseil toutefois : s’il manque quelque chose à cet excellent album, c’est bien l’aspect visuel lié à l’utilisation de cette époustouflante mécanique. Mais l’homme et sa machine démesurée ont déjà entrepris une vaste tournée à travers le monde qui a débuté fin janvier 2010. Aujourd’hui, Metheny garde quelques secrets pour maintenir le suspense médiatique mais il est certain qu’un DVD réunissant les meilleurs moments des concerts ne manquera pas de voir le jour. Et celui-là, il ne faudra surtout pas le rater. [ Pat Metheny Website ] [ Orchestrion ] |
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