Retrouvez sur cette page une sélection des grands compacts, nouveautés ou rééditions, qui font l'actualité. Dans l'abondance des productions actuelles à travers lesquelles il devient de plus en plus difficile de se faufiler, les disques présentés ici ne sont peut-être pas les meilleurs mais, pour des amateurs de jazz et de fusion, ils constituent assurément des compagnons parfaits du plaisir et peuvent illuminer un mois, une année, voire une vie entière.
A noter : les nouveautés en jazz belge font l'objet d'une page spéciale. |
Sylvain Cathala Septet : Hope (Connexe Records), France, 6 novembre 2017
1. Bloody 2 (7:23) - 2. Hope 4 - part 2 (11:41) - 3. Enée's Story (9:46) - 4. Hope 4 - part 1 (13:30) Marc Ducret (guitare); Benjamin Moussay (Fender rhodes); Guillaume Orti (saxophone alto); Bo Van der Werf (saxophone baryton); Sarah Murcia (contrebasse); Christophe Lavergne (drums); Sylvain Cathala (saxophone ténor). Toutes les compositions sont de Sylvain Cathala. Enregistré le 30 juin 2016 au Triton (les Lilas). Pour son disque Hope réalisé dans le cadre d'une résidence au Triton, le saxophoniste français Sylvain Cathala a étendu son trio, comprenant la contrebassiste Sarah Murcia et le batteur Christophe Lavergne, à un septet qui, outre le leader au ténor, inclut maintenant deux autres saxophonistes, Bo Van der Werf au baryton et Guillaume Orti à l'alto, plus Marc Ducret à la guitare et Benjamin Moussay au Fender Rhodes. Avec Van der Werf et Orti à bord, on pense immanquablement à l'ensemble belge Octurn dont le côté contemporain, novateur et imprévisible, associé à certaines couleurs orchestrales, se retrouve certainement dans cette musique. C'est particulièrement apparent sur Enée's Story, un morceau splendide aux harmonies angulaires, parfois soulignées par un Fender Rhodes atmosphérique, qui obéit à une grande rigueur d'écriture. On trouve également un peu d'Aka Moon et de Steve Coleman dans cette musique dynamique portée par un vrai souffle créatif. En dépit des multiples improvisations qui ne manquent pas d'émerger au fil des quatre longues plages, c'est le son d'ensemble qui frappe d'abord, les musiciens privilégiant la plupart du temps une approche collective qui, de manière à priori paradoxale, paraît à la fois fort structurée et très libre, confinée mais prête à tout instant à s'ouvrir sur l'inconnu. Autre constante de cette musique : le groove ! Il est omniprésent même si c'est un groove abstrait qui naît de la collusion des souffleurs avec une rythmique dont l'audace n'a d'égale que son épaisseur. Et même le passage dissonant qui introduit Hope 4 - Part 2 ne heurte guère tant il prépare bien à l'étrange climat, hérissé d'un solo libertaire de guitare, qui vient ensuite. C'est ça tout le génie de cette musique : une association équilibrée de passages escarpés avec d'autres plus construits, le tout parvenant sans peine à maintenir le cap d'un voyage parfois envoûtant, parfois tumultueux, mais toujours passionnant. [ Hope sur Bandcamp ] [ Sylvain Cathala website ] [ A écouter : Sylvain Cathala Septet live at Le Triton ] |
Reggie Washington : Rainbow Shadow Vol. 2 / A Tribute To Jef Lee Johnson (Jammin' Colors), USA, 1 décembre 2017
1. Silence (No Secret) (2:59) - 2. Blind Willie McTell (12:58) - 3. Hype (Part 1) (2:08) - 4. RS (6:00) - 5. Children Of THe Sonic Soul / Gutter Punk With A Geschlossen (1:26) - 6. The Moon Keeps Telling Me Things (10:10) - 7. It Ususally Slides Open / Solo To "O" (1:35) - 8. Hard To Keep The Faith (4:01) - 9. Cake (5:47) - 10. Sizzlean (4:56) - 11. Other Thoughts Of Fanny´s Toy (4:44) - 12. Hype (Part 2) (1:47) - 13. Testimony / Open Up (1:19) - 14. RSJ Reprise (2:35) - 15 It Ain´t Hard For You (6:34) - 16. Emmett Till (2:11) - 17. Rainbow Shadow Excellent Ending (0:29) Reggie Washington (basse et chant); Marvin Sewell (guitare); DJ Grazzhoppa (platines); Patrick Dorcéan (batterie) + Guests : Federico Gonzales Pena (claviers); Ronny Drayton (guitare); Jimi Hazel (guitare); Monique Harcum (chant); Hervé Samb (guitare); John Massa (saxophone); Tiboo (chant); Mulan Lee Washington (chant). Enregistré du 12 au 14 mars 21017 au Da Town Studios à Marseille, France. Enregistrement additionnel au Stone Nivez & Bare Skinz studio, Bruxelles, Belgique, et au Tableshark Studio, Assenede, Belgique. Rainbow Shadow Vol. 2 de Reggie Washington a nécessité l'aide de Jack Daw, un corbeau notable, pour en décoder le message musical. Comme dans le premier hommage sorti le 1er juin 2017, le titre de l'album est un souvenir du surnom "Rainbow Crow" que se donnait Jef Lee Johnson, en mémoire à une légende amérindienne du peuple Lenape. Cette dernière raconte comment, dans les temps anciens, le corbeau qui avait alors un plumage arc-en-ciel sauva tous les autres animaux de la glaciation sur terre en rapportant un bâton de feu donné par le Grand Esprit. Pendant son périple, le corbeau perdit la beauté de son plumage et son chant mélodieux. Pour récompenser son altruisme, le Grand Esprit lui confia qu'il resterait libre, jamais chassé ou capturé pour ses plumes noires et son chant rauque, mais qu'il garderait le souvenir de son plumage chatoyant par ses plumes sombres reflétant les couleurs de l'arc-en-ciel. Après avoir rencontré le bassiste Reggie Washington par deux fois au cours de l'année 2017, c'est avec grand plaisir que je reçois, en avant-première, son nouvel album. Mais quelle orientation donner à cette chronique ? Je suis assis sur un banc dans un parc public, casque aux oreilles avec Rainbow Shadow Vol. 2 qui tourne en boucle. La démarche de Reggie est fort belle : faire un deuxième album en mémoire de son ami le guitariste Jef Lee Johnson. Machinalement, l'esprit focalisé sur mes pensées et mes oreilles, je distribue des miettes de mon sandwich aux oiseaux, pigeons, moineaux... Arrive un choucas des tours, un représentant de la famille des corvidés, qui me sort de mes pensées par son cri rauque. La coïncidence me stupéfie, l'idée me vient que cet oiseau va m'aider à écrire ma chronique. Pour l'instant, le choucas reste à quelques mètres des autres oiseaux en hochant la tête, me scrutant avec ses yeux très clairs caractéristiques de l'espèce. Cette particularité me rappelle le morceau vedette Reckless Eyeballin' du premier volume de Rainbow Shadow, que l'on pourrait traduire par "Regard téméraire ou imprudent". C'est bien l'impression que j'ai de cet oiseau, méfiant et curieux à mon égard qui s'envole dès je me lève pour m'approcher de lui. L'aventure ne semble pas simple, l'expérience du biologiste éthologue Konrad Lorenz avec son corbeau Roa et ses choucas témoigne que l'apprivoisement de ces oiseaux est une affaire de longue haleine. A défaut de pouvoir l'apprivoiser comme Lorenz, je nomme ce choucas Jack Daw (traduction de choucas des tours en anglais). Le lendemain, c'est avec une petite enceinte Bluetooth que je retourne sur mon banc public. Ce haut-parleur me permet de diffuser l'album de Reggie en avant-première aux animaux du parc. Intrigués dans un premier temps, mes compagnons ailés reviennent au bout de quelques minutes glaner des miettes. Jack Daw reste toujours très distant, il observe mon regard et mes mouvements. Au fur et à mesure de mes visites, Jack est plus sensible à la façon dont j'écoute une piste (battement du pied, rythme respiratoire) qu'au morceau lui-même. Je choisis alors les passages où DJ Grazzhoppa sample et joue avec des cris de corbeaux à la surprise de Jack qui répond par des cris et vient taper sur l'enceinte. Dans la première piste de l'album Silence (No Secret), Monique Harcum chante When a silence ain't no secret but sound (Quand le silence n'est plus un secret mais un son); les corvidés utilisent également le silence pour s'exprimer, quand un membre de leur groupe meurt, ils font tous silence, et puis après quelques minutes s'envolent sans bruit. L'histoire des corbeaux rappelle les messages de Jef Lee Johnson dans Hard To Keep The Faith (Difficile de garder la foi). Grâce aux recherches scientifiques, les corbeaux voient leur image redorée, comme Jef Lee passe à la postérité par les deux albums de Reggie. Le bassiste confie au sujet de la musique de son ami "ça vient du cœur et les gens aiment quand ça vient du cœur". Alors que j'écris cette phrase, Jack me tire le pantalon, peut-être pour me demander un morceau de fromage, ou me faire prendre conscience que Reggie Washinton est également un Rainbow Crow, qui vient par sa musique réchauffer nos cœurs. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ Reggie Washington website ] [ A écouter : Rainbow Shadow Vol. 2 (présentation) ] |
Crump Cake Orchestra : Copy Copy (Indépendant), Australie, 2017
1. Copy Copy (03:03) - 2. Disney Classic No. 33 (04:24) - 3. Come With Me To Singapore 04:22 - 4. Ferg And His Cowbell For Dads (06:53) - 5. Contact Him Today (01:09) - 6. Stone Hut On The Moors (04:11) - 7. Summertime Time (04:39) - 8. Ballad Of One Of The Trumpet Players From The Shaolin Afronauts Pt. 1 (01:23) - 9. Ballad Of One Of The Trumpet Players From The Shaolin Afronauts Pt. 2 (05:17) - 10. Poison Clan Techniques (02:40) - 11. Mr. 6Biskit's (01:46) - 12. Block The Block (05:18) - 13. Beverages (03:52) - 14. Pink Will Never Go Away (03:10) Liste complète du personnel sur Bandcamp. Enregistré en 2015 et 2016 au Wizard Tone Studios, Australie. Qui a dit que les grands orchestres étaient passés de mode ? Il suffit de mettre leur musique au goût du jour tout en gardant d'anciennes recettes pour captiver à nouveau le public. L'appel des masses orchestrales sur les sens a toujours un effet dévastateur particulièrement sur scène quand une vingtaine de musiciens actionnent ensemble leurs instruments. Assemblé et dirigé par Evan Bassani à Adelaide (Australie), le Crump Cake Orchestra a un son différent et, surtout, il groove en abordant toutes sortes de musiques différentes. Quelques titres comme Ferg And His Cowbell For Dads ou Contact Him Today sont plus jazz et rappellent fugacement les big bands d'autrefois même si les arrangements ont toujours quelque chose de moderne. Car globalement, on reste ici toujours plus proche de Snarky Puppy que des orchestres d'Ellington ou de Basie. D'autres, comme Ballad Of One Of The Trumpet Players From The Shaolin Afronauts Pt. 2 et, surtout, Come With Me To Singapore avec son rythme latin luxuriant, sont plus cinématiques et pourraient fort bien être utilisés comme bande sonore d'un film d'espionnage à la James Bond, un peu comme si John Barry jouait du jazz. L'enregistrement est splendide et le mixage des instruments d'une exceptionnelle clarté. Plusieurs morceaux, dont Stone Hut On The Moors, parviennent même à être funky avec guitare électrique et basse pulsante, évoquant davantage certaines bandes sonores pour polars de Quincy Jones ou celles de films de blaxploitation comme Shaft. Tout cela est excellent et compose la majorité d'un répertoire à la fois élégant et jouissif. J'aime moins quand des rythmes plus actuels pointent leur nez à la frange du hip-hop comme sur Block The Block mais c'est personnel et surtout, c'est finalement peu représentatif dans l'ensemble des 14 morceaux présentés ici. En conclusion, Copy Copy est un album très plaisant à écouter de la part d'un orchestre qui sait comment travailler les contrastes et sculpter les sons. L'énergie qui en émane est canalisée avec un remarquable sens de l'espace et, cerise sur le gâteau, ce disque, qui révèlera toute la brillance de son acoustique au casque ou sur une bonne chaîne hi-fi, est produit avec une qualité optimale. Du bel ouvrage ! [ Crump Cake Orchestra sur Bandcamp ] [ A écouter : Crump Cake Rides Again - Live at the Promethean, 2014 ] |
Stéphane Escoms Trio / Orchestre Symphonique de Saint-Dié-des-Vosges : Pepita Greus (Indépendant), France, 2017
1. Pepita Greus (6:11) - 2. Bolero de Carlet (5:54) - 3. Benimodo (8:45) - 4. El Fallero (5:51) - 5. Avant de partir (8:20) - 6. Lo Cant de Valencia (5:25) - 7. Amparito Roca (6:15) - 4. El Fallero (version chantée) (5:44) Stéphane Escoms (piano, compositions et arrangements); Rafael Paseiro (basse électrique); Alex Tran Van Tuat (drums); Orchestre symphonique de Saint-Dié-des-Vosges dirigé par David Hurpeau. Enregistré à la Nef de Saint-Dié-des-Vosges, 2017. On a déjà dit tout le bien qu'on pensait de Pepita Greus, version trio, sorti plus tôt dans l'année. Un disque aux rythmes ensoleillés dans lequel s’épanouissent les racines espagnoles du pianiste Stéphane Escoms et dont la musique souriante a tant séduit les auditeurs de ce magazine qu'il a été retenu dans la sélection en jazz international pour cette année 2017. Editée sous une pochette similaire, cette nouvelle production reprend un répertoire identique interprété par le même trio mais dans des arrangements très différents écrits pour un orchestre symphonique : celui de Saint-Dié-des-Vosges placé sous la direction de David Hurpeau. Fort heureusement, la respiration a prévalu dans l'écriture, laissant entendre distinctement le trio tout en respectant l'exaltation ou le lyrisme des compositions originales. D'un autre côté, on a l'impression que l'orchestre renforce parfois le gène "espagnol" des morceaux comme sur le titre éponyme avec ses trompettes en fête ou sur Lo Cant De Valencia dont la puissance expressive semble bien en phase avec son dessein initial relié aux fêtes de Valence. Le quatrième titre, Fallero, chanté sur l'album en trio par Niuver, chanteuse cubaine installée en France, est ici rendu dans une version instrumentale qui comprend toujours la partie de basse roborative du premier enregistrement. A noter que la version chantée est également ajoutée à la fin de ce compact : la piste avec le chant du disque précédent ayant été conservée et mixée dans un nouvel arrangement orchestral. On imagine bien que voir et entendre près de 50 musiciens jouer cette musique sur scène doit être plus qu'impressionnant (le concert de la vidéo référencée ci-dessous en donne déjà une idée). Sur disque, ce sont les riches harmonies, bien enregistrées, qui retiennent l'attention ainsi que la connivence entre le trio et l'orchestre qui se manifeste tout du long. Cela dit, s'il me fallait choisir entre les deux versions de Pepita Greus, j'opterais quand même dans un élan subjectif pour celle en trio, plus ouverte et spontanée, et dont le charme parfois intimiste et discret est si bien adapté aux réminiscences autobiographiques présentées dans le livret. L'expérience en grand orchestre reste toutefois unique et fort intéressante et peut-être même que, dans ce cas particulier, une édition "intégrale", reprenant dos à dos les deux versions dans un même package, aurait du sens. [ Pepita Greus (avec orchestre symphonique) (MP3) ] [ Pepita Greus (trio) (MP3) ] [ A écouter : Concert Pepita Greus avec l'Orchestre Symphonique de Saint-Dié-des-Vosges ] |
Louis Minus XVI : De Anima (Indépendant / Distribution Circum-Disc), France, 3 novembre 2017
1. Lustig Traurig (8:56) - 2. Violence Gratuite (2:21) - 3. I Want You Lemchabeb (9:26) - 4. Une Certaine Dose De Tendresse (8:51) Adrien Douliez (saxophone alto), Jean-Baptiste Rubin (saxophone ténor), Maxime Petit (basse), Frédéric L’Homme (drums). Enregistré les 27 et 28 janvier au studio White Noise, Winterswijk, Pays-Bas. "Le présent est aride et trouble, l'avenir est caché" écrivait Anatole France en 1922. Une phrase qu'on croirait d'aujourd'hui tant elle s'applique également à notre époque actuelle dans laquelle s'inscrit de plein pied la musique de Louis Minus XVI. Refusant le jazz de papa aussi bien que celui aseptisé des cols blancs et se réclamant à la fois du free et du punk, ce quartet n'a d'autre perspective que de jouer avec conviction des improvisations collectives qui entraînent chez l'auditeur non prévenu un traumatisme semblable à celui que pouvait provoquer jadis l'écoute d'Archie Shepp, de Don Cherry ou d'Albert Ayler. Pour les autres initiés, c'est peu d'écrire qu'elle choque par son agressivité, encore que ce qu'on entend ici est loin d'être intolérable. Mieux, il y a un aspect jubilatoire à se laisser emporter par ces sons enchevêtrés qui, en décrivant les pressions d'un monde en mutation, aident aussi paradoxalement à s'en libérer, ce qui dépasse et sublime le champ strictement musical. Toutefois, le quartet, s'il ne fait pas dans la dentelle organisée, a quand même ses propres codes : les morceaux montent graduellement en puissance de manière à préparer l'auditeur au chaos tandis que les deux saxophonistes, Adrien Douliez à l'alto et Jean Baptiste Rubin au ténor, ne font pas que se télescoper dans un mouvement brownien mais jouent parfois à l'unisson et savent fort bien aménager des moments de calme entre les crises, évitant ainsi toute lassitude auditive. Il y a même des passages, comme sur Une Certaine Dose De Tendresse au nom bien choisi, où s'amorce une ligne mélodique obstinément réitérée qu'on s'empressera bien sûr plus tard de déstructurer. Quant à la rythmique qui combine la basse mordante, inspirée des bourdons africains, de Maxime Petit à la frappe opulente et incantatoire de Frédéric L'Homme, elle est polyrythmique et complexe, plus proche des rythmes du continent noir que dans n'importe quelle forme de jazz, et sans son apport, l'émancipation serait impossible. Quatre morceaux seulement composent ce répertoire, tous essentiels, tous magnifiques. A l'instar du free-jazz des années 60, De Anima porte inscrit dans son ADN un contexte social, politique et économique qui a beaucoup changé depuis mais qui ne s'est pas forcément amélioré. Ces éléments, certes exogènes à la musique, aident pourtant à en comprendre le sens tout en lui procurant un côté salutaire. [ Louis Minus XVI website ] [ De Anima sur Bandcamp ] [ A écouter : I Want You Lemchaheb ] |
Quentin Angus : In Stride (QFTF Records), Australie 2017
1. Jingles (6:23) - 2. Iris (4:30) - 3. In Stride (6:52) - 4. One for Bernie (4:15) - 5. Segment (4:44) - 6. Droplets (7:25) - 7. Wonderwall (4:30) - 8. Kinship (6:00) Quentin Angus (guitare); Sam Anning (basse); Ari Hoenig (drums). Enregistré aux Studios Sing Sing, Melbourne, Australie. Originaire d'une petite ville du Sud de l'Australie, Quentin Angus avait une guitare et il a voyagé. Jusqu'à New York d'abord où son talent de compositeur et d'interprète fut à plusieurs reprises récompensé, entre autres par le magazine Downbeat, et dans le reste du monde ensuite, y compris en Belgique au Festival de Hoeilaart en 2013. Entre-temps, le guitariste a sorti deux albums en leader, Retrieval Structure en 2011 et Perception en 2013, qui ne sont pas passés inaperçus. Mais si ces disques ont été enregistrés en quintet et plus, cette nouvelle production le présente en trio, un contexte plus exigeant pour le soliste qui évolue sans support harmonique et sur qui repose l'essentiel des mélodies. Cette configuration met aussi en relief son interaction avec la rythmique, ici assurée par un tandem particulièrement dynamique composé du batteur américain Ari Hoenig et du bassiste, également d'origine australienne, Sam Anning. Le morceau Jingles qui ouvre l'album explore les possibilités d'un bop tranchant comme une lame de rasoir. Après un thème dont la sobriété alliée à l'efficacité rappelle illico son compositeur Wes Montgomery, la guitare s'envole dans une partie improvisée des plus énergiques. Si l'ancrage dans la tradition est évident, le phrasé fluide, nerveux et associé à une sonorité ronde, fait des merveilles. Ça joue avec un enthousiasme qui fait vraiment plaisir à entendre. Dans le même style bop, Quentin Angus s'attaque également au Segment de Charlie Parker. Ça reste un morceau complexe avec une mélodie angulaire mais la fluidité du jeu du leader, qui m'évoque le swing naturel d'un certain René Thomas, rend cette interprétation particulièrement lisible et séduisante. Plus dans l'air du temps sont les reprises de Iris du groupe de rock alternatif américain Goo Goo Dolls et de Wonderwall, un succès d'un groupe de Britpop nommé Oasis. Dans les deux cas, des interprétations séduisantes qui marient intelligemment les jolies mélodies des morceaux originaux avec une certaine sophistication. Les quatre autres titres sont des compositions originales du leader et toutes sont mémorables même si mes deux préférées sont Kinship, pour son lyrisme en demi-teintes et son jeu subtil combinant accords et notes claires, et In Stride pour ses chapelets de notes qui déferlent en cascade. Disque éclectique, dynamique et à l'occasion lyrique, In Stride est l'œuvre évidente d'un musicien accompli, maître de son instrument et compositeur talentueux de thèmes attachants. Soit un album qui fera le bonheur de tous les fans de jazz, aussi bien les classiques que les modernes. [ Quentin Angus website ] [ Quentin Angus sur QFTF Records ] [ A écouter : In Stride - Kinship ] |
Nojazz : Soul Stimulation (Pulp Music), France, 25 novembre 2016
1. Change (3:37) - 2. C'mon Talk (Soul Stimulation Mix) (2:57) - 3. Swingin' In Da Rain (Moar Remix) (3:29) - 4. Two Hours (3:48) - 5. Waiting (1:32) - 6. My Kind Of Blue (3:18 ) - 7. Seven To Five (4:12) - 8. Long Twins (1:27) - 9. Nobody Else (3:51) - 10. Swingin' In Da Rain (Mix Club) (3:29) - 11. Have Fun (Soul Stimulation Mix) (3:48) - 12. Kool (Remastered) (4:36) - 13. Nojazz End (00:29) - 14. Nojazz Song & Pocky Way's (Remix Gombo Groove) [Bonus Track] (04:23). Philippe Balatier (clavier, programmations) ; Philippe Sellam (saxophone) ; Sylvain Gontard (trompette) ; Pascal Reva (guitare, percussions) ; François Mpondo dit Jeffrey (chant) + Invités : Wanda, Wendi Vaughn, Wyann Vaughn, Maurice White, Alfio Origlio, Stevie Wonder, Bishop Lamont, Sheila Hutchinson, Wanda Vaughn, Terrace Martin, Dj Moar. Enregisté début 2016 en plusieurs sessions chez Philippe Balatier à Peymeinade, puis travail des pistes par l'ingénieur du son Thomas ATOM à Paris. Le groupe Nojazz confirme, avec la sortie de son septième album, Soul Stimulation, les résultats de l'enquête menée pendant seize ans en parallèle par les services religieux et le ministère de la santé pour découvrir la mission du groupe de musique nommé Nojazz. Les pouvoirs publics ne se sont pas méfiés en 2001 lorsque cinq individus ont sorti un premier album nommé Nojazz. "Etonnant, non ?" dirait le regretté Pierre Desproges et, comble du comble, ils se nomment Nojazz. Aucune tête pensante de l'époque ne s'est alarmée. Il est vrai qu’en 2002, année de sortie du CD, l'opinion publique était monopolisée par les excuses du président irakien Saddam Hussein aux Koweitiens pour avoir envahi leur pays en 1990. Ce premier album est produit à New York par Teo Macero, le légendaire producteur de Miles Davis. Et le résultat ne se fait pas attendre, les concerts s'enchaînent, plus de cent, avec comme point culminant de leur tournée le 2 juillet 2002 au festival de Montréal devant dix mille spectateurs. Puis de nombreux artistes de renommée internationale viennent les rejoindre sur leurs différentes créations : Stevie Wonder, Maurice White (fondateur de Earth Wind & Fire), Terrace Martin... Dès 2001, année où le moteur de recherche Google n'avait que trois ans, une équipe pluridisciplinaire de fans de musique part enquêter. Le premier indice est donné par le poète toulousain Claude Nougaro qui rejoint Nojazz pour un titre; le chanteur commence son morceau Le K du Q par "Dans l'âme, j'ai un grain de folie" et finit par "Dans l'âme, j'ai un grain de beauté". Il semblerait que la mission des cinq musiciens est du coté de l'âme. Le groupe d'enquêteurs demande une aide scientifique et spirituelle : l'âme est le principe vital et spirituel, immanent, transcendant qui anime le corps. Depuis le début de l'aventure, les témoignages sont tous formels : à l'écoute de leurs morceaux, les auditeurs ont leur corps qui s'anime, à voir les vidéos sur Youtube de Swingin' In Da Rain (Moar Remix), remixé par le célèbre Dj Moar, où des fans de hip-hop, mais aussi Gene Kelly, Fred Aster et Louis de Funès dansent avec leur âme. Mais les recherches vont plus loin. Le mot "âme" vient du latin anima "souffle, respiration", encore une spécificité de ce groupe qui, tout en se nourrissant de plusieurs styles, funk, électro, mais aussi musique du monde, a toujours fait la part belle aux deux souffleurs, trompettiste et saxophoniste, véritable colonne vertébrale de leurs compositions. Le résultat de l'enquête est confirmé à la sortie de leur nouvel album produit en collaboration avec Thomas ATOM : Soul Stimulation. Ce groupe est "en mission pour le Seigneur" dirait Elwood Blues dans le film Les Blues Brothers. Leur mission est de stimuler les âmes des auditeurs et des spectateurs. Le résultat est immédiat : que ce soit avec Have Fun (Soul Stimulation Remix) où on reconnaît le son inimitable de l'harmonica chromatique de Stevie Wonder accompagnant le rappeur new yorkais Bishop ou dans le premier morceau très funk, Change, chanté par François Mpondo dit Jeffrey, l'envie de bouger son corps au son du rythme de Nojazz est effrénée. Pour finir cette chronique, écoutez le morceau de l'album le plus soul Nobody Else (Soul Stimulation Remix) où la liste des invités est encore impressionnante même si Wanda, Wendi Vaughn, Wyann Vaughn, Maurice White, Alfio Origlio ne font pas oublier les cinq musiciens du groupe : l'énergie de Philippe Balatier au clavier et aux sauts sur place, Pascal Reva qui passe de la guitare à la batterie et aux percussions tout en changeant de couvre-chef, le jazzman Philippe Sellam au saxophone déjà remarqué dans le groupe Captain Mercier et dans l'Orchestre National de Jazz, et à la trompette, Sylvain Gontard, présent dans de nombreux projets de styles différents. Quant à Jeffrey, en plus de chanter, il fait le grand écart et chauffe l'âme des foules. Si l'écoute de cet album stimule votre corps et votre âme, attention aux âmes sensibles, l'expérience du live en décuple l'effet ! [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ Soul Stimulation (CD, Vinyle, MP3, Streaming) ] [ Nojazz website ] [ A écouter : Swingin' In Da Rain (Remix by Moar) - My Kind Of Blue ] |
Kyle Eastwood : In Transit (Jazz Village), USA, 20 octobre 2017
1. Soulful Times (3:51) - 2. Rush Hour (4:13) - 3. Movin' (6:50) - 4. Cinema Paradiso (Love Theme) (3:53) - 5. Night Flight (5:17) - 6. We See (7:03) - 7. Rockin' Ronnie's (5:53) - 8. Jarreau (6:12) - 9. Blues In Hoss's Flat (5:25) - 10. Boogie Stop Shuffle (7:32) - 11. Sunrise (Bonus Track) (3:07) - 12. Swamp To An Oasis (Bonus Track) (6:40) Kyle Eastwood (contrebasse, basse); Andrew McCormack (piano); Chris Higginbottom (batterie); Quentin Collins (trompette, bugle); Brandon Allen (saxophone soprano, tenor); Stefano Di Battista (saxophone soprano : Cinema Paradiso Love Theme, saxophone alto : Night Flight, Blues in Hoss'Flat et Boogie Stop Shuffle). Enregistré en avril 2017 au studio Sextan La Fonderie, Malakoff, France. Si les reprises des standards sont une des caractéristiques du jazz, Kyle Eastwood propose avec son dernier album, In Transit, une nouvelle définition pour mener à bien cette tâche. Il est de rigueur pour présenter un nouveau concept de définir le plus en détail possible le phénomène étudié. Wikipedia, l'encyclopédie universelle créée par Jimmy Wales et Larry Sanger en 2001, définit la reprise en musique comme le fait qu'un autre interprète que son créateur (au sens interprète original) rejoue de façon similaire ou différente ledit morceau. Dans les styles de musique que sont le jazz et le blues, les morceaux le plus souvent repris deviennent des standards, répertoriés dans les traditionnels Real Book connus de tous les musiciens de jazz. La particularité du jazz est de s'appuyer sur les grilles d'accords pour que les différents musiciens puissent inventer une mélodie après que le thème ait été annoncé. Tout cela reste très théorique, mais c'est cependant sur ce principe que les jazzophiles apprécient la reprise du standard My Funny Valentine de Chet Baker de 1952 et pas du tout celle de Miles Davis de 1956. Le phénomène est tel que cette chanson, écrite par Richard Rodgers et Lorenz Hart, tirée de la comédie musicale américaine Place au Rythme (Babes in Arms) de 1937, apparait sur plus de 1300 albums de plus de 600 artistes. Comment s'opère ce phénomène ? Les conseils et les livres ne manquent pas, et dans cette bibliographie foisonnante, le pianiste musicologue Philippe Michel définit la reprise d'un thème comme l'espace entre interprétation et improvisation, "réalisation instantanée à partir de cette matière préexistante". Il est temps de passer à la phase pratique, l'artiste du jour en est un spécialiste. Dans son premier album From There To Here sorti en 1998, il a repris un morceau très peu utilisé dans le jazz, Why Can't We Live Together du chanteur américain de R&B Timmy Thomas. Son interprétation annonce déjà un goût pour l'exercice : il en propose une version originale avec la chanteuse jamaïcaine Diana King, et le solo tout en digression du saxophoniste Plas Johnson est à la limite du free jazz. En 2004, sur son album Paris Blue, sa reprise du morceau Big Noise de Winnetka débute par le thème siffloté par Kyle Eastwood. Ce morceau est devenu pendant plusieurs années son tube avec plusieurs versions. Le public du Festival de Jazz In Marciac 2012 se souvient de la version de plus de dix minutes que le quintet en a donnée, Kyle est passé de sa contrebasse en début de morceau à une basse électrique verte pour accompagner la fin du solo de Quentin Collins et proposer au public une improvisation tout en finesse. Aujourd'hui, avec son nouvel album In Transit, le musicien présente encore quelques performances de reprises, et pas des moindres. Il aborde celles de compositeurs fondateurs du jazz, comme Count Basie, un des pères du Big Band, qu'il a eu le plaisir de rencontrer dans sa jeunesse. La version originale de Blues In Hoss' Flat et la version proposée sur In Transit sont différentes (un Big Band, un quintet), mais très similaires, grâce aux arrangements de Brandon Allen qui permettent aux deux souffleurs de rendre la même dynamique qu'un ensemble de plusieurs cuivres. La résolution de ce mystère est livrée dans le titre de l'album : le résultat de ce quintet est un travail de transit des standards. Il n'est pas habituel d'utiliser ce terme dans la musique, mais à l'écoute de Boogie Stop Shuffle de Charles Mingus, l'évidence apparaît. Faire transiter est une notion de procédure douanière où les marchandises se déplacent sous le contrôle douanier au-delà des frontières internationales. Pour les marchandises, les règles sont très strictes, elles doivent respecter les lois des pays traversés ; cela rappelle les règles d'harmonies, de modes, très chers à Miles Davis. En cas de non-respect, l'oreille des mélomanes ne se trompe pas. Kyle entame le morceau par plus d'une minute de solo, il prend la structure à l'envers (un solo avant le thème), mais quand la mélodie commence, elle a toute la vigueur de la version de l'album Mingus Ah Um de 1959 de Charles Mingus. La similitude dans la notion de transformation et de temps va plus loin. Pour que la digestion humaine soit correcte il faut que le transit intestinal soit respecté, et c'est par lui que les aliments vont être assimilés, comme un standard où un morceau va être assimilé et digéré pour donner naissance à une autre œuvre : Cinema Paradiso (Love Theme) de Enio Morricone avec le saxophone soprano de Stefano Di Battista reprend avec douceur la musique du film de Giuseppe Tormatore. Faire le parallèle entre les aliments et les standards, qui nourrissent et sont indispensables, est d'actualité dans cet album. En effet, l'exercice aide à développer son propre langage dans l'ensemble des très belles créations composant la majorité de cet album. Dans Rockin' Ronnie's, l'auditeur a de la difficulté à croire que c'est une création et non une reprise, car l'esprit du hard-bop des années 1955 d'Art Blakey et de Max Roach est ressuscité, ces années où tout New York allait au Birdland. Le coup de cœur de la rédaction est le morceau Soulful Times du trompettiste Quentin Collins, véritable message d'espoir avec une belle introduction d'Andrew McCormack, suivie par le pupitre saxophone/trompette qui tout au long du huitième album de Kyle Eastwood, ravira les amoureux d'un jazz propre qui groove, respecte les standards et s'en nourrit. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ In Transit (CD, Vinyle, MP3 ] [ A écouter : Soulful Times - Rockin' Ronnie's (Live at Les Studios Saint Germain) ] Trois autres disques antérieurs de Kyle Eastwood à écouter : |
Tony Allen : The Source (Blue Note), Nigeria, 2017
01. Moody Boy (6:33) - 02. Bad Roads (05:48) - 03. Cruising (06:01) - 04. On Fire (06:17) - 05. Woro Dance (06:39) - 06. Tony's Blues (05:00) - 07. Wolf Eats Wolf (05:37) - 08. Cool Cats (04:22) - 09. Push And Pull (05:56) - 10. Ewajo (05:34) - 11. Life Is Beautiful (06:26) Tony Allen (batterie); Yann Jankielewicz (saxophone soprano); Jean Jacques Elangué (saxophone ténor); Remi Sciuto (saxophones alto et baryton, flûte); Mathias Allamane (contrebasse); Indy Dibongue (guitare ); Nicolas Giraud (trompette, bugle); Daniel Zimmermann (trombone, tuba); Jean-Philippe Dary (claviers); Damon Albarn (piano sur Cool Cats); Vincent Taurelle (clavinet sur Life is Beautifull) Bienvenue à la formation de sourcier du « beat », proposée par un des grands maîtres des baguettes, Tony Allen, avec la sortie de son album The Source chez Blue Note. Pourquoi a-t-il fallu que Tony Allen, l'un des créateurs de l'afrobeat, arrive à ses soixante-dix-sept printemps pour sortir cet album, qu'il qualifie lui-même de disque de sa vie ? Lorsque le label Blue Note a proposé le titre de l'album, le batteur nigérian a tout de suite accepté car cela avait du sens pour lui. Quoi de plus naturel alors d'interroger les sourciers, spécialistes de ce domaine, pour aborder comme il se doit ce CD ? Un peu d'histoire, vers 1250 avant J.-C, Moïse cherchait déjà de l'eau dans le désert du Sinaï à l'aide de son bâton augural de sourcier. Les textes nous apprennent que cet art était connu déjà dans la plus haute Antiquité. Il est vrai que depuis l'avènement des réseaux d'eau courante, cette profession a quasiment disparu, une chasse aux sorcières ayant engendré la quasi-extinction de cette pratique. En 1326, le pape Jean XXII l'a condamnée, la qualifiant de pratique divinatoire ; en 1517, Luther déclare l'usage de la baguette de sourcier comme allant à l'encontre du premier commandement. De nos jours, quelques sourciers persistent et résistent, car la demande de recherche pétrolière, minière et d'eau reste toujours aussi fondamentale pour l'Homo sapiens, comme le battement, rythme de base de la musique, l'est à toute expression musicale. Tony, tels les sourciers d'antan, utilise également des baguettes pour le rechercher. La forme et le nombre de baguettes chez les radiesthésistes dépend de l'utilisateur et de sa sensibilité mais tous sont unanimes, les baguettes ne sont là que pour amplifier la sensibilité du sourcier, pour sentir la force de l'eau souterraine comme si elle coulait entre leurs mains. Allen a la même méthodologie, lui qui entend la musique couler en lui, il écrit tous ses morceaux en commençant par la partie batterie. « Tony fait partie de ces musiciens architectes, qui à partir d'un pattern de batterie, savent élaborer un thème avec une rare précision » souligne Yann Jankielewicz avec qui il travaille depuis l'album Secret Agent de 2009. « Il entend tous les instruments avant qu'ils ne soient joués. » Même le titre des morceaux lui est suggéré par la musique : « Vous savez, ce n'est pas tant de la réflexion que simplement de sentir les choses. C'est la musique elle-même qui me disait comment je devais l'appeler. » Pour aller plus loin dans sa recherche, l'enregistrement de The Source a été fait sur bandes, sans aucune intervention numérique, afin de donner un grain exceptionnel, comme pratiquait Art Blakey, un des mentors du batteur nigérien. Tony a une intimité avec la musique qui est de l'ordre du sourcier et de sa baguette. Son jeu est différent d'un titre à l'autre, même si l'afrobeat est toujours décelable surtout dans Bad Roads, morceau mettant en valeur le trompettiste Nicolas Giraud. Ce n'est pas toujours le cas dans Push And Pull où la batterie et le pupitre des cuivres peuvent jouer par moment la même partition. Le rythme peut même être nonchalant dans Woro Dance, presque soul. Chaque piste a un univers différent, chacun des onze musiciens se voit mis en valeur dans un des morceaux, la contrebasse de Mathias Allamagne sur Cruising, titre rappelant les voyages faits par le batteur tout au long de sa carrière, de Lagos où il est né en passant par les USA. En souvenir de l'album Rocket Juice And The Moon de 2012 où le morceau 1-2-3-4-5-6 a fait croire, à tord, que l'afrobeat se comptait en 6 temps, son compère Damon Albarn est invité au clavier dans Cool Cats afin de souligner la rythmique de Tony. Pour ceux qui voudraient comprendre la rythmique afrobeat, bienvenue dans cette recherche passionnante. Il semblerait que, souvent, le temps fort est sur le contretemps, ce qui donne l'impression d'un décalage, mais qui ne provoque pas de chute, juste un mouvement en avant. Le sens du mouvement est important également en sourcellerie, Thierry Gautier, le géobiologue, le signale dans son livre Le guide du chercheur d'eau. D'après lui, il faut impérativement déterminer le sens de la source souterraine. Des remous sont audibles dans Ewajo, morceau où la batterie et les cuivres engendrent une rythmique cahotante, incessante, mais qui ne cale jamais. Si l'enseignement de la sourcellerie augmente la perception des ondes électromagnétiques décrites dans les manuels de radiesthésie, l'écoute de cet album améliore le ressenti du beat. Maintenant, dire que ces battements viennent du Mississipi, du fleuve Niger ou d'une autre source, peut-être n'est-ce pas fondamental. Le résultat est que ce beat est celui indispensable à la vie et à la création, car par ce beat, Life Is Beautiful. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ The Source (CD / LP / MP3) ] [ A écouter : Cruising - Wolf Eats Wolf ] Trois autres disques antérieurs de Tony Allen à écouter : |
Gary Peacock Trio : Tangents (ECM), USA 2017
1. Contact (6:39) - 2. December Greenwings (4:50) - 3. Tempei Tempo (4:10) - 4. Cauldron (2:29) - 5. Spartacus (5:10) - 6. Empty Forest (7:11) - 7. Blue in Green (4:42) - 8. Rumblin (4:07) - 9. Talkin' Blues (4:04) - 10. In And Out (2:53) - 11. Tangents (6:50) Gary Peacock (contrebasse); Marc Copland (piano); Joey Baron (drums). Enregistré en mai 2016 à l'Auditorio Stelio Molo RSI, Lugano. A côté de ses innombrables albums enregistrés en sideman ou coleader, dont en premier lieu ceux au sein du Standard Trio de Keith Jarrett, le contrebassiste Gary Peacock peut aussi se prévaloir d'une discographie personnelle, certes plus réduite, mais qui n'en est pas moins essentielle. A commencer d'abord par Tales Of Another en 1977 qui est l'acte de naissance de ce qui deviendra l'un des plus grands trios de piano de l'histoire du jazz (Jarrett - Peacock - DeJohnette). C'est en 2014, après la séparation du Standard Trio que Peacock a fondé son propre trio avec le pianiste Marc Copland et le batteur Joey Baron. Il en est résulté Now This (ECM, 2015), un album éclectique qui, de la mélodie éthérée à l'avant-garde, reflète les multiples intérêts du contrebassiste et fait circuler les idées entre trois musiciens hyperdoués. Tangents en est la suite directe. La contrebasse est au cœur de la musique, voix indépendante dans l'espace sonore quoique toujours connectée à ses deux partenaires qui la commentent et la subliment. Incluant cinq compositions de Peacock, deux de Baron et une de Copland, le répertoire est complété par deux reprises, l'incontournable Blue In Green de Bill Evans (ou Miles Davis) et le thème émotionnel de Spartacus écrit par Alex North pour le film de Stanley Kubrick, ainsi que par Empty Forest, une improvisation collective née spontanément en studio sans aucune concertation préalable. Ce dernier morceau emblématique de l'entente quasi télépathique du trio est d'une beauté fragile, la musique allant où elle veut, évoquant une errance au cœur d'une forêt pleine d'ombres et de mystères. On se rendra compte aussi à l'écoute du swinguant Rumblin', combien Peacok, à l'âge vénérable de 82 ans, n'a rien perdu de son agilité, ses doigts volant sur le manche comme dans les plus fastueuses années de sa colossale carrière. Mais la plus belle composition est peut-être celle qui ouvre le répertoire. Ecrite par Peacock dans l'esprit des arabesques orientales, Contact profite de l'équilibre de ce triangle particulier où le pianiste adapte ses harmonies pour laisser le plus de liberté possible au leader tandis que Baron, qu'on a connu plus agressif, mesure sa frappe à l'aune du lyrisme bleu de cette fantastique composition. Aujourd'hui libéré, Gary Peacock laisse vagabonder son imagination en bonne compagnie, revisitant avec passion toutes les aventures auxquelles il a jadis participé et n'hésitant pas à explorer de nouvelles pistes introspectives avec la foi, la poésie et la vigueur qui ne lui ont jamais fait défaut. Une dernière chose : la couverture de l'album qui, pour une des rares fois chez ECM, échappe aux teintes sombres, est magnifique. De loin, on dirait un de ces tableaux expressionnistes abstraits peints par Jackson Pollock. [ Tangents (CD & MP3) ] [ A écouter : Cauldron - Spartacus ] |
Sylvain Rifflet : Re Focus (Verve / Universal), France, 15 septembre 2017
1. Night Run (03:51) - 2. Rue Bréguet (04:34) - 3. Another 'From C' (03:36) - 4. Harlequin On The String(04:17) - 5. Egyptian Riot (06:08) - 6. Echoplex (05:06) - 7. Une de perdue, une de perdue (04:45) - 8. Le kinétoscope (04:54) - 9. Hymn (04:29) Sylvain Rifflet (saxophone ténor, composition); Fred Pallem (composition, arrangements); Simon Tailleu (contrebasse); Guillaume Lantonnet (marima, vibraphone); Jeff Ballard (drums); Ensemble à cordes Appassionato, direction Mathieu Herzog. L'adolescence (du latin adolescere : grandir) est la période du développement humain physique et mental de la puberté à l'âge adulte. Pendant cette phase, Sylvain Rifflet a découvert l'enregistrement Focus de son idole Stan Getz, dont il dit avoir toute la discographie. Mais peu de rêves d'adolescent deviennent réalité. Le saxophoniste lauréat des Victoires Jazz de l'année 2016 vient d'y arriver avec la sortie de son album Re Focus. La chronique d'aujourd'hui propose d'analyser cette réussite. Les traditions ethniques, religieuses, sociales ont chacune des rites de transition vers l'âge adulte, certaines comprenant des célébrations, le nouvel CD de Sylvain n'en serait-il pas une ? Un des ouvrages majeurs traitant le sujet est le livre de l'ethnologue Arnold Van Gennep, Les rites de passage, sorti en 1909. Pour ce chercheur, la constante anthropologique de ces rites consiste en des cérémonies dont l'objet est identique : faire passer l'individu d'une situation déterminée à une autre tout aussi déterminée. Dans le cas présent, la découverte et l'admiration de Rifflet pour Focus de Stan Getz et d'Eddie Sauter à la période de son adolescence (phase forte en pulsion), est à définir comme une situation déterminée. La sortie ce 15 septembre 2017 de Re Focus est-elle une autre situation déterminée ? L'écoute des deux œuvres s'impose. L'enregistrement de Stan Getz en 1961, récompensé d'un Grammy Hall of Fame n'est malheureusement pas très connu. La dernière version remasterisée de cet album sorti en 2014, permet une écoute comparative la plus objective possible, car les conditions d'enregistrement en 1961 et celles en 2017 ne sont pas les mêmes. L'écoute du saxophoniste né en 1927 en Pennsylvanie est délectable, les arrangements cordes/saxophone rendent l'œuvre intemporelle, le son du sax est enchanteur. Re Focus commence par Night Run, qui rappelle beaucoup I'm Late, I'm late de Stan Getz. Le début de l'album reprend des préoccupations adolescentes : la vitesse et le temps. Le saxophoniste français confie au magazine JAZZ NEWS (n° 65, Septembre 2017) : « Je voulais conserver le format de Focus sans le rejouer tel quel, ce qui était évidement la chose à ne pas faire ». Faire différent est bien un marqueur de rite de passage, d'après l'ethnologue A. Van Gennep. Another 'Form C' montre que Re Focus n'est pas simplement une reprise de l'album de Stan Getz, mais une œuvre originale. Dans ce morceau, Jeff Ballard à la batterie lance une rythmique incessante, rejoint par les cordes mélangées au phrasé délicat de Rifflet, le résultat est frais et très mélodieux. Même si la plupart des morceaux sont intéressants, le coup de cœur reste Harlequin Of String avec une introduction de percussions rappelant le temps qui passe, rejointes par un son filet au saxophone ; l'entrée des cordes en vibrato appelle à une aventure cinématographique de quatre minutes dix sept secondes. On en redemande ! Le test est concluant, Re Focus est une cérémonie de passage réussie, du rêve à la réalité, de l'adolescence à l'âge adulte. Sylvain Rifflet, accompagné de son complice Fred Pallem propose un album d'un style rare et original, peut-être à définir, mais surtout à écouter. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ Refocus (CD & MP3) ] [ A écouter : Re Focus (trailer) - Night Run - Stan Getz/Eddie Sauter : Night Rider (album Focus, 1961) ] Trois autres disques antérieurs de Sylvain Rifflet à écouter : |
Mike Stern : Trip (Heads Up International), USA, 8 septembre 2017
1. Trip (7:24) - Blueprint (7:27) - Half Crazy (5:37) - Screws; (7:21) - Gone (4:06) - Whatchacallit (6:44) Emilia (5:33) - Hope For That (5:52) - I Believe You (5:03) - Scotch Tape and Glue (5:36) - B Train (5:20) Mike Stern (guitare); Randy Brecker (trompette : 1, 2); Wallace Roney (trompette : 4, 11); Jim Beard (piano, orgue Hammond, claviers); Tom Kennedy (basse : 1, 2, 6); Edmond Gilmore (basse : 5, 9); Teymur Phell (basse : 3, 7, 8, 11); Victor Wooten (basse : 1); Bob Franceschini (sax ténor : 1, 6); Bill Evans (sax ténor : 3, 10); Dennis Chambers (drums : 1, 2, 6); Lenny White (drums : 3, 4, 10, 11); Will Calhoun (drums : 5, 9); Dave Weckl (drums : 8); Arto Tuncboyaciyan (percussions : 1, 2, 4, 7, 8); Elhadji Alioune Faye (percussions : 10); Leni Stern (ngoni : 7, 9); Gio Moretti (chant : 7). Enregistré au Spin Studio, Long Island City, entre janvier et mars 2017. Après avoir chuté dans une rue de Manhattan en juillet 2016 et s'être fracturé les deux bras avec diverses complications au niveau des nerfs de sa main droite, on ne pensait pas retrouver Mike Stern de sitôt sur disque. Mais le guitariste est un battant et, d'opérations en rééducations, il a surmonté son handicap qui, si l'on en juge par cet album, n'a laissé aucune séquelle. Avec un casting hors-pair autour de lui parmi lesquels des virtuoses du jazz fusion comme, entre autres, le claviériste Jim Beard, le trompettiste Randy Brecker, le saxophoniste Bill Evans, les bassistes Victor Wooten et Tom Kennedy ainsi que les batteurs Lenny White, Dennis Chambers et Dave Weckl, Stern n'a laissé aucune chance au hasard. S'il lui fallait prouver à ses fans autant qu'à lui-même que l'impact de sa musique était intact, mieux valait ne négliger aucun détail. Et boom ! Dès le premier titre éponyme, les pendules sont remises à l'heure : les riffs de guitare sont plus intenses que jamais et ses solos plus décapants que du vitriol. Sa descente en catastrophe à 1:50 et ce qui suit après sont de nature à donner des sueurs froides à tout apprenti guitariste. Le son et le style évoquent la fusion inventée jadis par son patron Miles Davis, dont Mike Stern fut le protégé, et c'est encore plus perceptible sur le morceau suivant, Blueprint, qui aurait pu être enregistré en 1981... d'autant plus que Randy Brecker y renforce cette impression grâce à un jeu de trompette bouchée. Le reste du répertoire fait l'inventaire de toutes les capacités de Mike Stern et de son admirable éclectisme : du hard bop au swing intense de Half Crazy à la ballade nostalgique et acoustique (Gone) en passant par le groove urbain de Screws, la fusion world de Emilia et la version modernisée du standard Take The A Train (B Train), on fait un long voyage (Trip) en train dont toutes les stations ont quelque chose d'unique. On peut maintenant bien rire en pensant au morceau intitulé Scotch Tape And Glue qui fait référence à la méthode artisanale trouvée par Stern pour maintenir son médiator en place après l'accident. Tout cela est maintenant derrière lui : le virtuose et sa Strat magique sont de retour. Pour ma part, entre McLaughlin, Scofield, Metheny et Stern, j'ai toujours eu beaucoup de mal à sélectionner mon guitariste de fusion préféré mais cette année, après avoir écouté ce fantastique album, ça sera Mike Stern. [ Trip (CD & MP3) ] [ A écouter : Trip - Blueprint - Screws ] |
Giuseppe Millaci & Vogue Trio : Songbook (Hypnote Records), 29 septembre 2017
1. Nostalgia Op.1 (5:32) - 2. Imagining The Fourth Dimension (5:42) - 3. Travel To (6:31) - 4. Unknown Land (6:30) - 5. Song for Clarice (5:54) - 6. Crazy Night, Lazy Day (4:22) - 7. Room 317 (4:58) - 8. Lollipop (4:31) - 9. Skylark (6:08) Giuseppe Millaci (contrebasse); Amaury Faye (piano); Lionel Beuvens (drums). Toutes les compositions sont de Giuseppe Millaci excepté Skylark de Hoagy Carmichael. Enregistré en juillet 2016 au WallStudio Music par Jonas Verrijdt, mixé par Jonas Verrijdt, masterisé par Dré Pallemaerts. Le "Vogue Trio" est un projet du jeune contrebassiste d'origine italienne Giuseppe Millaci dont Songbook est le premier enregistrement. Il en a composé tous les titres excepté le standard Skylark de Hoagy Carmichael (ici prolongé par une surprise cachée) qui ne dépare d'ailleurs en rien un répertoire sonnant instantanément comme une enfilade de classiques à la séduction immédiate. Au piano, le Toulousain Amaury Faye, un des fers de lance de la génération montante du jazz français, joue comme il le fait au sein de propre trio, avec décontraction et spontanéité. Quant au Belge Lionel Beuvens, il apporte au triangle son expérience et son efficacité coutumière, ajustant sa frappe imaginative à la contrebasse volubile du leader. La diversité est de mise et au fil des plages, on se laisse séduire par la profusion des idées et des climats qui composent cet album. Du lyrique Nostalgia Op.1, dont l'intitulé est un bon résumé, au groove bluesy de Crazy Night, Lazy Day en passant par le swing intense de Room 317, les tempos sont variés tandis que thèmes plaisants se prêtent à merveille au jeu de l'improvisation. Giuseppe Millaci, en plus de servir un accompagnement fluide et protéiforme, se fend à l'occasion de quelques envolées qui illuminent les compositions (Nostalgia Op.1). Sur le très réussi Unknown Land, le contrebassiste laisse courir plus loin son imagination, délivrant à l'archet des phrases abstraites et aventureuses qui justifient amplement le titre du morceau. Amaury Faye lui-même, emporté par le côté singulier de cette fantaisie rythmique, se laisse aller à un jeu plus percussif et avant-gardiste, lâchant des chapelets de notes en cascade tel un esprit tourmenté par les spectres de Cecil Taylor et de Herbie Nichols. Quant à Lollipop qui clôture le répertoire original en offrant quelques connotations pop à la manière de The Bad Plus, il permet à Amaury de tourner longuement autour de la mélodie angulaire avant de se lancer dans un solo sophistiqué qui dévoile son sens aigu du rythme. Ainsi, entre tradition et modernité, le songbook de Giuseppe Millaci trouve-t-il un parfait véhicule dans ce trio qui réunit tous les paramètres nécessaires à sa mise en valeur. Mélodies originales, harmonies subtiles, rythmes complexes, improvisations innovantes, plus quelques dissonances bien dosées constituent le fond de cette musique bien équilibrée qui surprendra autant par sa multiplicité que par sa maturité : pour un premier essai, avouez qu'on a franchement de quoi se réjouir. [ Songbook (CD & MP3) ] [ A écouter : Songbook (teaser) - Nostalgia Op.1 ] |
Imaginary Africa Trio (Le Fondeur De Son / LFDS Records), France 2017
1. Toubab (11:02) - 2. The Missing Link (7:11) - 3. Fela (7:28) - 4. Qalb (10:55) - 5. Chapa (7:33) - 6. Africa Twin (7:38) - 7. Infini (4:47) Mauro Basilio (violoncelle, électronique); Jean-François Petitjean (saxophones); Guillaume Arbonville (percussions). Enregistré live au studio AZ-Factory à Saint-Ouen (FR), les 22 et 23 février 2016. Ce trio porte bien son nom car s'il offre une musique qui s'inspire des mélopées du continent noir et conserve la nonchalance de ses rythmes, les images évoquées sont surtout celles d'une Afrique mythique, heureuse et enchanteresse, à l'instar de la jolie pochette colorée conçue par le dessinateur Christoph N. Fuhrer. Les rythmes sont vifs, scandés par de subtiles textures électroniques qui hypnotisent comme une litanie mandingue. Sur cette trame envoûtante qui, parce qu'elle vous met dans un état second, ressemble à une transe, les solistes s'en donnent à cœur joie. Les thèmes sont courts, quasi minimalistes, vite expédiés pour entrer dans le vif du sujet : les improvisations libres qui ramènent cette musique d'inspiration ethnique à la frontière du jazz. D'origine italienne, le violoncelliste Mauro Basilio imprime aux compositions qu'il a toutes écrites un exotisme délicieusement factice mais aussi des atmosphères diverses grâce à des sonorités synthétiques ou à des bruitages intelligemment surimposés : des vagues cosmiques sur Infini, des voix orientales appelant à la prière sur Qalb (qui signifie "le Cœur" en arabe, véritable siège de l'âme et de toutes les passions), ou des cocottes électriques et urbaines qui font monter la température sur l'excitant Fela (dont la progression afrobeat aurait franchement pu durer quelques minutes de plus). Au saxophone, Jean-François Petitjean apporte son art de l'improvisation libre, se coulant dans les rythmes luxuriants tout en tirant la musique vers plus de jazz. Quant au percussionniste Guillaume Arbonville, sa pulsation donne bien souvent l'illusion de fouler la terre d'Afrique ou de descendre en felouque l'un de ses grands fleuves. L'enregistrement a été réalisé live en studio et donne donc en principe une bonne idée de ce que la musique doit être sur scène. Et vu l'énergie, les ambiances dépaysantes et la sensation de "bien-être" qui s'en dégagent, on se saurait recommander assez, après avoir écouté ce disque, d'aller les voir en concert. [ A écouter : Toubab (extrait) - Fela (extrait) ] |
Stefan Orins Trio : The Middle Way (Circum-Disc), France, 16 octobre 2017
1. Chu (4:47) - 2. Ku (8:16) - 3. Ke (3:51) - 4. Henning Mankell (4:29) - 5. Pétales Au Vent (5:51) - 6. Wangari Maathai (4:15) - 7. Nandi (6:50) - 8. Winter Always Turns Into Spring (6:32) - 9. För (6:25) Stefan Orins (piano); Christophe Hache (contrebasse); Peter Orins (batterie). Enregistré les 21 et 22 février 2017 à la maison par Peter Orins. Mine de rien, The Middle Way est déjà le cinquième album de Stefan Orins enregistré avec un trio dont le line-up est le même depuis 1996. Né à Lille, la frontière belge n'était pas loin et les amateurs de jazz du plat pays se souviennent peut-être qu'en 1997, Stefan Orins et son quintet remportèrent au Sounds à Bruxelles le tremplin Jazz Around qui leur permit d'enregistrer un premier disque intitulé Impression sur le label Lyrae Records aujourd'hui défunt (originaire de Valenciennes et autre habitué de la scène lilloise, le guitariste Olivier Benoît qui deviendra plus tard directeur de l'Orchestre National de Jazz faisait alors partie du groupe). Depuis, le trio est revenu régulièrement jouer en Belgique : notamment au Travers en 1999, au Marni à Bruxelles en 2004, au WERF à Bruges en 2007 et, plus récemment, au Festival Jazz à Liège et à Gand en 2015. Alors, forcément, après avoir arpenté les scènes de quelques 150 concerts nationaux et internationaux, leur univers commun a eu le temps de développer de profondes racines, ce qui s'entend tout de suite à leur façon d'interagir les uns avec les autres. Fort de cette longue expérience acquise, le pianiste s'est concentré sur l'écriture de ses compositions qu'il a ensuite livrées à ses fidèles complices : libre à ces derniers de s'en imprégner et d'y apporter tous les enjolivements que leur permet leur grand talent. Ainsi, comme exemple, on écoutera Ku/Unseen sur lequel Christophe Hache colle un long et mémorable solo de contrebasse ou För que le batteur Peter Orins porte dans une autre dimension en délivrant un jeu intense et même féroce. La musique est moderne, imprévisible, parfois mélancolique avec de belles mélodies transcendées par le toucher délicat du leader (Ku/Unseen, Pétales Au Vent), et parfois nourries par un swing intense comme sur Henning Mankel. Le morceau Nandi en particulier en apprend beaucoup sur la manière dont la musique du trio se construit : l'interaction entre les trois hommes y est à son apogée, quasi télépathique, chacun complétant ou amplifiant les idées des autres en prenant des chemins de traverse dans une totale liberté d'improvisation. Vous l'aurez compris : The Middle Way est du bel ouvrage qui devrait convaincre aisément tous les fans de piano jazz moderne. C'est en tout cas, en ce qui me concerne, une vraie découverte (un Choc comme on dit dans certains magazines). [ A écouter : The Middle Way (teaser) - Stefan Orins Trio live at Jazz Station, Bruxelles, 16/2/2013 ] |
Supergombo : Explorations (Z Production/ InOuïe Distribution), France, juin 2017
1. Faraphonium (06:27) - 2. Las Cuevas (05:21) - 3. Marquis Warren (05:22) - 4. Oiseau De Nuit (04:52) - 5. Afrologistic (04:43) - 6. Nâ Kuima (06:17) - 7. Diakité (05:23) - 8. Ninja Do Brasil (05:25) Etienne Kermarc (basse); Riad Klai (guitares); David Doris (percussions); Aurélien Joly (trompette); Nacim Brahimi (saxophone); Wendlavim Zabsonre (batterie); Romain Nassini (claviers). Explorations, le nouvel album de Supergombo, est un magnifique lexique de recettes musicales. Une tenue de botaniste est exigée pour découvrir ce CD. Pourquoi ? Car le gombo est, comme tout le monde le sait, le fruit d'une plante potagère probablement d'origine africaine, apparentée à l'hibiscus, à la mauve et au coton. Des origines multiples, le groupe Supergombo basé à Lyon en possède aussi, ses sept musiciens sont d'univers différents, Burkina-Faso, Afrique de l'ouest, Réunion (où, soit dit en passant, le gombo s'appelle lalo), le tout avec un zeste de jazz. Dans cette production, le doigté du Label Z Production est remarquable, la réalisation en est confiée à Vincent Taurelle, Etienne Meunier et Benoît Bel; leurs talents n'est plus à démontrer, Tony Allen et Daft Punk pourraient en témoigner. Pour revenir à nos pérégrinations potagères, le gombo est consommé sur la plupart des continents, mais très peu en France. Aussi, pour le consommer et le préparer, faut-il se documenter. Avant toute chose, il faut frotter le légume pour en retirer le duvet; le gombo se mange cuit, braisé, bouilli, cuit à la vapeur, pané puis frit, sauté ou mariné. Il s'accommode de différents assaisonnements, comme les rythmes bikutsi dans Faraphonium ou les gammes mandingues dans Nâ Kuima. Il est même délicieux froid, arrosé de vinaigrette, ou incorporé à une salade, aussi frais que Oiseau De Nuit où le mélange basse, percussions et riffs de cuivres structure une mélodie printanière. Sans parler de Ninja Do Brasil où la guitare saturée et le travail du percussionniste proposent un morceau salé sucré des plus originaux. Sa grande propriété est qu'il permet d'épaissir les soupes et ragoûts, de les rendre onctueux comme dans Marquis Warren où des ambiances cinématographiques de l'Ouest américain jouées par Riad Klai puis reprises par le pupitre de cuivres, engendrent comme par magie des décors de western au milieu d'une rythmique afro-funk. Les possibilités de cuisiner ce légume sont aussi multiples que l'univers proposé par Supergombo, allant jusqu'à des touches asiatiques comme dans Nâ Kuima. Selon certaines sources de l'industrie pharmaceutique, le gombo est un des rares légumes à réduire le taux de cholestérol. Maintenant, l'écoute d'Explorations a-t-elle les mêmes effets thérapeutiques ? La question ne pourra pas avoir une réponse dans l'immédiat. Mais l'avantage de l'album par rapport au légume est que la cuisson trop importante du légume le rend pâteux, alors que l'écoute excessive du CD le rend d'autant plus délicieux. [ Chronique de Jean-Constantin Colletto ] [ Explorations (CD & MP3) ] [ A écouter : Faraphonium - Las Cuevas ] |
Oregon : Lantern (CAM Jazz), USA 2017
1. Dolomiti Dance (6:11) - 2. Duende (5:59) - 3. Walk The Walk (6:35) - 4. Not Forgotten (4:31) - 5. Hop, Skip And A Thump (6:24) - 6. Figurine (2:54) - 7. The Glide (8:07) - 8. Aeolian Tale (5:46) - 9. Lantern (7:58) - 10. The Water Is Wide (7:07) Paul McCandless (hautbois, cor anglais, saxophone soprano, basse clarinette, flûte); Ralph Towner (guitare classique, piano, synthétiseur); Paolino Dalla Porta (contrebasse); Mark Walker (drums, percussions). Depuis plus de 45 années, le groupe Oregon propose régulièrement des albums d'une grande qualité. Nonobstant le changement périodique de batteur et la démission en 2005 du fidèle contrebassiste Glen Moore, les deux autres membres, à savoir le souffleur multi-instrumentiste Paul McCandless et le guitariste virtuose Ralph Towner, sont toujours présents depuis les débuts, assurant à Oregon une ligne directrice musicale qui s'est perpétuée à travers cinq décennies. Ainsi, en dépit de la présence de Paolino Dalla Porta qui remplace Moore à la contrebasse, Le son du groupe n'a guère changé ni d'ailleurs sa manière d'écrire et d'arranger la musique : tous les titres apparaissent instantanément comme des classiques de la grande époque Vanguard / ECM, deux labels pour lesquels Oregon a enregistré quelques-uns de ses disques les plus séduisants (notamment Winter Light en 1974 et Crossing en 1984). L'approche harmonique originale de Towner sur sa guitare classique marque la plupart des titres, d'autant plus qu'il est le principal compositeur et qu'il reprend ici, arrangées différemment, quelques-unes de ses compositions déjà enregistrées précédemment en solo sur ses propres albums (Duende et Dolomiti Dance). Toutefois, Towner joue aussi sur cet album de son premier instrument, le piano, et c'est un vrai régal de l'écouter sur le traditionnel Walk The Walk et surtout sur le délicat Figurine en duo avec McCandless au cor anglais). Quant à Paul McCandless, maintenant âgé de 70 ans, son jeu à la fois fluide et sophistiqué est toujours aussi lyrique même s'il semble s'être davantage épuré. Il rappelle aussi qu'il peut swinguer avec allant que ce soit au sax soprano comme sur le post-bop modal de Walkin' The Walk ou sur le jazz bluesy plus mainstream de Hop, Skip And A Thump, ou encore à la flûte irlandaise sur la longue pièce improvisée éponyme. Morceaux enlevés et précieux entre folk et classique, jazz de chambre nourri par des improvisateurs hors-pairs, petites pièces lyriques et pastorales, mélodies mémorables, la musique nuancée et sophistiquée d'Oregon enchante toujours autant qu'autrefois. En fin de compte, le seul reproche qu'on pourrait faire à ce disque concerne la pochette passéiste du label italien Cam Jam qui affiche à nouveau (comme sur l'album précédent Family Tree sorti en 2012) une banale et sombre photo de groupe là où il aurait fallu une belle illustration surréaliste ou pastorale pleine de couleurs, d'ombres et de lumières (ce n'est pourtant pas les bons exemples qui manquent dans la discographie du groupe). [ Lantern (CD) ] [ A écouter : Not Forgotten - The Glide] Trois autres grands disques d'Oregon recommandés : |
Christian Scott aTunde Adjuah : Ruler Rebel (Ropeadope), USA 2017
1. Ruler Rebel (05:45) - 2. New Orleanian Love Song (02:33) - 3. New Orleanian Love Song II [X. aTunde Adjuah Remix] (04:56) - 4. Phases [Feat. Sarah Elizabeth Charles] (04:15) - 5. Rise Again [Allmos Remix] (03:42) - 6. Encryption [Feat. Elena Pinderhughes] (05:38) - 7. The Coronation of X. aTunde Adjuah [Feat. Elena Pinderhughes] (05:36) - 8. The Reckoning (03:16) Christian Scott aTunde Adjuah (trompette, bugle, sampling, architecture sonique); Elena Pinderhughes (flûte); Lawrence Fields (piano, Fender Rhodes); Luques Curtis (basse); Kris Funn (basse); Joshua Crumbly (basse); Cliff Hines (guitare); Corey Fonville (drums, SPD-SX); Joe Dyson Jr. (pan african drums, SPD-SX); Weedie Braimah (djembe, bata, congas); Chief Shaka Shaka (dununba, sangban, kenikeni). Ruler Rebel est le premier volet d'une trilogie (Centennial Trilogy avec Diaspora et The Emancipation Procrastination qui sortiront plus tard dans l'année) entamée par le trompettiste surdoué de La Nouvelle-Orléans et c'est un choc. Pour célébrer le centenaire du premier enregistrement de jazz réalisé en 1917, Scott n'a pas choisi une impasse académique et commémorative à l'instar d'un Wynton Marsalis mais plutôt une voie futuriste dans laquelle il projette sa propre vision du jazz. Ainsi, il n'est pas accompagné ici par une section rythmique traditionnelle mais bien par des tapis de sons et de percussions électroniques savamment arrangés et mixés avec des instruments plus conventionnels. Attention : il ne s'agit pas de quelques boucles synthétiques déroulées à la hâte mais bien d'une véritable orchestration programmée (une architecture sonique selon Scott lui-même) qui réussit le pari d'être à la fois complexe, émouvante, bouillonnante et pétrie d'un groove jubilatoire. En huit titres et un peu plus de 35 minutes, Scott opère une fusion afro-native, déroulant des mélodies splendides, posant sa trompette magnifique sur des motifs rythmiques issus du fond des âges mais transcendés par une approche urbaine actuelle. Quelques titres comme Phase ont un côté "ambient" spectral et très évocateur mais sans le minimalisme qui accompagne généralement ce genre de musique. Scott a aussi invité la flûtiste Elena Pinderhughes, la seule autre soliste avec lui, qui se fend d'un solo magistral taillé dans cette forêt de percussions qu'est Encryption avant de récidiver en souplesse sur The Coronation of X. aTunde Adjuah. Si la culture néoorléanaise est encore perceptible, elle est transcendée et actualisée, le leader intégrant à sa manière les nouvelles tendances, musicales mais aussi socio-politiques, émergeant d'un monde en gestation multiculturelle. Ceci dit, il y a bien sûr du Miles Davis dans cette musique : une sonorité parfois mutée et pleine de souffle, des textures soyeuses et synthétiques à la Marcus Miller, ainsi qu'une attitude transgressive envers la tradition du jazz (thème, solos, thème) ... sans oublier cette impressionnante pochette où Scott, en vrai prince des ténèbres, reste tapi dans l'ombre tel un guerrier africain attendant sa revanche. [ Ruler Rebel (MP3) ] [ A écouter : Phases - Encryption] Trois autres grands disques de Christian Scott recommandés : |
Chris Potter : The Dreamer Is The Dream (ECM), USA 2017
1. Heart in Hand (8:19) - 2. Ilimba (9:52) - 3. The Dreamer Is The Dream (8:18 ) - 4. Memory And Desire (7:52) - 5. Yasodhara (10:07) - 6. Sonic Anomaly (5:34) Chris Potter (sax ténor et soprano, clarinette basse, kalimba); David Virelles (piano); Joe Martin (contrebasse); Marcus Gilmore (drums, percussions). Troisième enregistrement de Chris Potter en leader pour le label ECM, The Dreamer Is The Dream offre six nouvelles compositions du saxophoniste accompagné par le pianiste David Virelles, le contrebassiste Joe Martin et le batteur Marcus Gilmore. Dès Heart In Hand, premier titre du répertoire, on découvre toutes les qualités de cet album : des mélodies finement ciselées, une virtuosité instrumentale époustouflante dont le leader n'hésite jamais à faire étalage, une rythmique bouillonnante, ainsi qu'une perfection au niveau du son (la qualité ECM est encore une fois directement palpable). La cohésion entre les musiciens indique que cette formation acoustique n'est pas qu'une réunion éphémère de studio mais bien un vrai groupe de musiciens qui ont eu tout le temps d'apprendre à jouer ensemble, notamment sur scène. Un espace est laissé à chacun pour briller : ainsi le pianiste cubain s'octroie-t-il un solo d'anthologie (à la Cecil Taylor) sur Yasodhara juste après celui du leader, ouvrant avec ingéniosité de nouvelles perspectives à la composition tandis que Marcus Gilmore, impérial tout du long, se fait particulièrement remarquer sur Ilimba par sa frappe exubérante à la Paul Motian qui culmine vers la septième minute en un solo de haut-vol. Quant à Joe Martin, vu autrefois aux côtés de Kurt Rosenwinkel et de Mark Turner, il se fend également d'un long et ravissant solo de contrebasse sur le titre éponyme. Passant de sections mélodiques en moments de pure virtuosité, Le répertoire est d'une grande variété, si bien qu'il retient constamment l'attention. Depuis qu'il est passé par l'école de Pat Metheny avec qui il joue au sein du Unity Band, Chris Potter a acquis une nouvelle puissance sonore qui n'est pas évoquer par moment celle du regretté Michael Brecker avec qui il partage d'ailleurs aussi une technique époustouflante. Multi-instrumentiste, Potter joue ici également du soprano, sur Memory And Desire bizarrement introduit par quelques effets électroniques avant de se transformer en une rapsodie aux accents quasi classiques, de la clarinette basse sur The Dreamer Is The Dream et même du kalimba (ce petit instrument à lamelles métalliques semblable au mbira d'Afrique subsaharienne) sur le bien nommé Ilimba. Beaucoup de bonnes choses donc sur cet album de jazz moderne qui, tout en étant différent des deux projets antérieurs (The Sirens en 2013 et Imaginary Cities en 2015) sortis sur le label munichois, maintient un niveau de qualité exemplaire. [ The Dreamer Is The Dream (CD & MP3) ] [ A écouter : Yasodhara - Sonic Anomaly] Trois autres grands disques de Chris Potter recommandés : |
John Abercrombie : Night (ECM), USA 1984
1. Ethereggae (8:23) - 2. Night (4:56) - 3. 3 East (4:27) - 4. Look Around (8:55) - 5. Believe You Me (7:36) - 6. Four On One (6:42) John Abercrombie (guitare); Jan Hammer (claviers), Michael Brecker (sax ténor); Jack DeJohnette (drums). Après le décès de John Abercrombie le 22 août 2017, j'ai eu envie de vous parler de l'un de ses grands disques. Sorti en 1984, Night fête les retrouvailles du guitariste avec ses deux complices du temps de Timeless : le batteur Jack DeJohnette et le claviériste Jan Hammer dont la célébrité va bientôt faire un bond en avant avec la sortie un peu différée de la bande sonore de la série Miami Vice. Toutefois, Abercrombie a aussi invité un troisième larron et pas des moindres : le saxophoniste ténor Michael Brecker, le musicien le plus influent de l'après 80, celui dont le nom sur la pochette incite déjà à écouter l'album. Et on n'est pas déçu ! Sans être un retour à la fusion débridée de Timeless, Night n'en est pas moins marqué par un groove urbain électrique tout en s'inscrivant dans la ligne évolutive que le guitariste a entreprise depuis Sargasso Sea, son second disque pour ECM sorti en 1976. Seule composition écrite par Hammer, Ethereggae évoque les ambiances de nuit des films de Michael Mann, avec la solitude et les menaces qui vont avec. Comme pour tous les autres titres, la basse est jouée par Hammer aux claviers. Sur le rythme chaloupé emmené par les synthés et la frappe de DeJohnette, le leader y prend un solo époustouflant, peut-être le meilleur du disque, comme pour dire que ça étant fait, il allait pouvoir laisser plus de place à ses comparses. La ballade éponyme est certes un morceau de jazz plus mainstream avec un Jan Hammer au piano particulièrement réservé. Mais sur le concis et magistral 3 East, le guitariste ajoute un peu de distorsion comme il le fait souvent dans ses morceaux les plus fusionnels. La mélodie est nostalgique, voire plaintive, mais le rythme assuré par DeJohnette est brûlant tandis que Brecker se fend d'un solo brillant, jamais aussi à l'aise que dans une ambiance de groove urbain. Plus loin, Look Around est un véritable festival épique offrant des changements de climat inattendus, et c'est l'occasion pour Abercrombie de délivrer un solo d'une grande fluidité évoquant les deux maîtres dont il se réclame parfois : Jim Hall et surtout Wes Montgomery dont le jeu en octaves est ici émulé. Quant au morceau de clôture, Four On One, il met le feu au studio juste avant de partir, les quatre hommes se consumant dans un exutoire incandescent à l'extrême opposé des musique réflectives et hantées dont Abercrombie s'est fait coutumier dans ses derniers albums. Au-delà de l'actualité du jazz en mouvement, le retour sur Night offre un moment de bonheur intense qui vaut bien les palpitations de la nouveauté. [ Night (CD & MP3 ] [ A écouter : Ethereggae - 3 East - Believe You Me ] |
Cissy Street (Collectif Lilananda / InOuïe Distribution), France, 23 juin 2017
1. A3 (4:20) - 2. Yemanja (5:29) - 3. Jiajia's Funk (3:33) - 4. Blind Blue (7:41) - 5. Groovement Malade (5:07) - 6. Educ Pop (5:26) - 7. L'hérétique (5:48) - 8. Cloudy Dance (5:36) - 9. Frontera (6:02) - 10. Sang neuf (4:30) Francis Larue (guitare, compositions); Vincent Périer (saxophone); Yacha Berdah (trompette); Etienne Kermarc (basse); Hugo Crost (drums). Léger, un peu rétro et définitivement urbain dans l'âme, Cissy Street (dont le nom pourrait être un clin d'œil au Cissy Strut des Meters) embrasse toutes les musiques et les prend à bras le corps pour une virée nocturne et métissée. L'Afrique, les Caraïbes et l'Amérique latine se télescopent alors dans ces thèmes emportés par des rythmes flexibles via une attitude qui renvoie au titre d'une célèbre chanson de James Blood Ulmer : jazz is the teacher, funk is the preacher. Tel le montage photographique de la pochette (superbe travail de David Fangaia), Cissy Street dégage une certaine insouciance, voit la vie à l'envers et exprime son envie de danse si possible exotique. Explorant des brèches ouvertes autrefois par les orchestres de jazz afro-cubain mais aussi par Roy Hargrove, Deodato, Airto Moreira et le label CTI en général, ce quintet nous replonge au cœur d'un groove entêtant qui mêle funk explosif, solos jubilatoires et mélodies attrape-tympan. A la guitare, Francis Larue qui a composé tous les titres et que l'on compare à Pat Metheny dans le communiqué de presse, me fait plutôt penser à Nile Rodgers (maître d'œuvre de Chic) quand il chauffe ses cocottes rythmiques et, pour ses saillies en solo, à une lignée de guitaristes comme George Benson et John Tropea. Qu'elles soient plus rock et saturées comme sur l'introduction de A3, plus fluides et aériennes comme sur Blind Blue, ou trafiquées comme sur Groovement Malade, ses phrases concises et bien construites sont toujours réjouissantes. A ses côtés, le saxophoniste Vincent Périer s'inscrit dans la vision du leader et se montre tout aussi ouvert au groove pluriel (formidable solo débridé sur L'Hérétique chaloupé à l'africaine). Quant au trompettiste Yacha Berdah, il est le complice idéal pour des aventures couleur café où s'enlacent sensuellement Miss Soul et Mister Funk. On appréciera notamment les envolées ardentes de ce souffleur-preacher sur Educ Pop ou sur Frontera. Que seraient toutefois ces embrasements s'ils n'étaient nourris par le souffle constant de cette rythmique hors-pair composée du bassiste Etienne Kermarc et du batteur Hugo Crost. Ces deux-là forment un tandem à rebondissement, véritable tremplin pour les solistes qui peuvent s'épancher en toute confiance. Cissy Street, c'est de la musique chauffée à blanc qu'on conseillera à tous les âges, à tous les publics et pour toutes les époques de l'année… Sauf peut-être en période caniculaire où son auto-combustion pourrait être fatale. [ Cissy Street (CD & MP3) ] [ A écouter : Educ Pop - Album teaser ] |
Christian Brun : Melodicity (We See Music Records), France, 6 octobre 2017
1. Melodicity Part 1 (6:20) - 2. Song For Eliott (4:34) - 3. Waltz In D Major (5:06) - 4. For Those Who Stayed On The Ground (6:57) - 5. Melodicity Part 2 (6:43) - 6. I Remember Chass (4:57) - 7. A Breath Of Fresh Air (4:58) - 8. Temps Calme (4:13) - 9. Zombie's Dance (6:30) - 10. Yes Wes (2:38) Christian Brun (guitare); Damien Argentieri (Fender Rhodes); Yoni Zelnik (contrebasse), Manu Franchi (drums) + Alex Tassel (bugle) invité sur A breath Of Fresh Air. Tous les titres sont composés par Christian Brun. Enregistré les 3 et 4 mai 2015 par Alex Tassel et Jonathan Marcoz. Produit par Christian Brun et WeSeeMusic Records En écoutant la première partie de Melodicity qui ouvre le répertoire, on se dit que la description de cet album ne sera pas simple : on y entend en effet un alliage de tradition et de modernité, une sonorité à mi-chemin entre l'acoustique et l'électrique, un style qui fait aussi bien penser à Kenny Burrell (celui attendri de Lotus Blossom) ou à Wes Montgomery (période Verve) qu'à Pat Metheny ou Lee Ritenour. Mais ce qu'on retient finalement, c'est l'approche hyper-mélodique du guitariste et son aptitude à délivrer des phrases fluides avec une immense clarté, aidé en cela par sa superbe Gibson ES-175 Sunburst avec laquelle il est photographié dans le livret. Que ce soit sur l'émouvant I Remember Chass dédié au trompettiste François Chassagnite mort en 2011 ou sur la ballade Temps Calme, littéralement atmosphérique, en passant par une valse tranquille en Ré majeur (Waltz in D Major), l'univers somptueux de Christian Brun est sous l'emprise totale de la mélodie épurée et du lyrisme délicat, ce qui ne l'empêche pas de groover parfois avec nonchalance comme sur le lancinant Zombie's Dance où les notes se font plus pressantes qu'ailleurs. Brun a laissé beaucoup d'espace à son comparse Damien Argentieri qui joue ici exclusivement du Fender Rhodes et s'inscrit totalement dans la vision sereine et souriante de son leader. Sur le splendide A Breath Of Fresh Air, on a la bonne surprise de retrouver le trompettiste Alex Tassel (entendu récemment au sein du projet Delta du pianiste Igor Gehenot) avec qui le guitariste a enregistré à plusieurs reprises. Les styles raffinés des deux solistes, qui jouent parfois à l'unisson, se marient à la perfection sur cette composition qui compte parmi les plus réussies du disque. Le répertoire se referme sur Yes Wes, introduit efficacement par la batterie de Manu Franchi (repéré au sein du Matthieu Marthouret Organ Quartet), et dont le thème décliné à la manière de Wes Montgomery se prolonge sur une improvisation en clin d'œil. Magnifié par une prise de son chaude et intimiste, ce disque offre un voyage sonore poétique et apaisant susceptible de séduire un large public. [ WeSeeMusic Records sur Bandcamp ] [ A écouter : Melodicity (preview) ] |
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