CD NEWS : les Nouvelles du Disque (2015)

Chroniques de Pierre Dulieu et Albert Maurice Drion




Retrouvez sur cette page une sélection des grands compacts, nouveautés ou rééditions, qui font l'actualité. Dans l'abondance des productions actuelles à travers lesquelles il devient de plus en plus difficile de se faufiler, les disques présentés ici ne sont peut-être pas les meilleurs mais, pour des amateurs de jazz et de fusion progressive, ils constituent assurément des compagnons parfaits du plaisir et peuvent illuminer un mois, une année, voire une vie entière.

A noter : les nouveautés en jazz belge font l'objet d'une page spéciale.


Michael Bates : Northern Spy (Stereoscopic Records), Canada Mai 2015

Theme for a Blind Man (1:53) - Essex House (5:55) - Roxy (4:42) - An Otis Theme on Curtis Changes (9:30) - Bean (2:33) - Wingnut (5:21) - End Of History (5:55) - Days of Wine and Roses (5:37) - Northern Spy (4:19) - Neptune (6:24) - Durée Totale : 52'05"

Michael Bates (contrebasse); Michael Blake (saxophone); Jeremy 'Bean’ Clemons (drums).

Originaire de Colombie Britannique mais aujourd'hui basé à New-York où il a infiltré la scène locale du jazz progressiste, le contrebassiste et compositeur insaisissable Michael Bates a collaboré avec des musiciens comme Chris Speed, Donny McCaslin, Ben Monder et Gerald Cleaver. Ayant déjà derrière lui une discographie, en leader ou en sideman, riche d'une dizaine d'albums, parmi lesquels l'excellent Boom Crane avec le saxophoniste Peter Van Huffel, Bates sort aujourd'hui un nouveau projet en trio intitulé Northern Spy avec Michael Blake au saxophone et Jeremy 'Bean’ Clemons à la batterie. Un album enregistré en une journée quasi live en studio et livré tel quel sans aucune manipulation ultérieure. Mais un album bien préparé dont les titres rendent hommage à quelques grands noms de la soul, du jazz et même du blues. Ainsi le répertoire débute-t-il par Theme For A Blind Man dont le saxophone mêlé à des vocalises chamaniques renvoient au bluesman légendaire Blind Willie Johnson, celui-là même dont Martin Scorcese raconta l'histoire dans son film The Soul Of A Man. Lancinante, la contrebasse conjure les ciels lourds du Delta et distille la quintessence du blues avant de laisser la place au groovy Essex House qui, lui, est inspiré par le chanteur soul Donny Hathaway. Ces deux titres s'enchaînent à merveille comme les deux versants d'une même histoire racontée avec nonchalance.

Place au swing ensuite avec un Roxy qui permet au saxophoniste Michael Blake de briller en délivrant des phrases fluides, expressives et nuancées qui, au-delà de leur modernité, s'inscrivent aussi dans la grande tradition du jazz classique. Beaucoup d'autres séductions attendent l'auditeur comme l'envoûtant End Of History qui commence comme une méditation poétique avant d'évoluer en un long voyage ascensionnel vers la flamme de la liberté. Ou encore le superbe titre éponyme sur lequel le saxophone et la contrebasse s'enroulent avec bonheur autour du rythme tout en souplesse de ce formidable batteur qu'est Jeremy 'Bean’ Clemons. Mais le plus surprenant reste peut-être An Otis Theme On Curtis Changes, une mélodie au lyrisme à fleur de peau qui fait indéniablement penser aux chansons les plus soul d'Otis Redding. En conclusion, voici un disque varié, contrasté et parfaitement lisible en dépit de quelques passages ouverts tellement bien intégrés qu'ils agissent comme révélateur de beauté et d'émotion. Michael Bates y laisse en tout cas percer une étonnante sensibilité qui prend largement le pas sur la sophistication et rend ce disque carrément indispensable. Cinq étoiles !

[ Northern Spy (CD & MP3) ]
[ A écouter : An Otis Theme On Curtis Changes - Essex House ]
The Scrambling Ex (FMR Records), Canada / Allemagne Mai 2015

Beast (6:43) - Case of Need (4:27) - Happenstance (5:04) - Princess (3:54) - Tangent (5:26) - Adventures in Nalepaland (5:02) - Groom & Bride (5:29) - Sonic Finder (6:10) - Flegenfoet (3:48) - Durée Totale : 46'00"

Peter Van Huffel (sax alto, Clarinette); Andreas Willers (guitare); Oliver Steidle (drums). Enregistré le 21 novembre 2013 et le 3 septembre 2014 au Berlinaudio, Berlin.

La première caractéristique qui saute aux oreilles dans ce creuset collectif est l'absence de basse. Un instrument tellement crucial en jazz que, sans lui, le rassemblement de plusieurs musiciens ressemble à une bande d'explorateurs sans boussole. Ceci dit, si la basse est la règle, il y a toujours des exceptions pour le meilleur et pour le pire. Heureusement, The Scrambling Ex, trio berlinois défiant tout étiquetage, maîtrise ses choix plutôt qu'il ne les subit: l'absence de basse permet en effet au batteur de lâcher des bombes comme grêle sur son propre canevas élastique tandis que le souffleur danse tel une luciole au-dessus des barres de mesure. Après tout, Paul Motian , Joe Lovano et Bill Frisell avaient déjà tenté une approche similaire avec le succès que l'on sait.

Beast commence par quelques sons mystérieux produits sur la guitare, bientôt rejointe par la batterie et le saxophone pour des échanges agités qui montent en intensité, la trame sonore reposant sur les nappes électroacoustiques soumises à torsion d'Andreas Willers dont le jeu atypique génère d'indescriptibles textures. Et puis soudain, aux trois quarts du morceau, tout s'apaise comme par miracle dans un shift stratégique inattendu. La bête se repose dans l'ombre tandis que le reste de la composition coule comme du miel au soleil. Le répertoire est ainsi ponctué d'épisodes intenses relayés par des passages rêveurs et énigmatiques. Propice à la méditation, Happenstance avec ses carillons éoliens et sa clarinette mélancolique invite l'auditeur à un repli intérieur tandis que Adventures In Nalepaland échappe à la beauté formelle d'un voyage organisé pour entrer de plein pied dans une contrée imaginaire, mystérieuse et un peu sauvage. A l'autre bout du spectre, Case Of Need, complexe et tourmenté, s'enfonce loin dans l'abstraction à coup d'accords de guitare rageurs tandis que l'alto virevolte comme une guêpe énervée. Entre ces extrêmes, on se laisse porter avec bonheur par le groove incandescent de Princess, ou alors par le beat appuyé de Flegenfoet qui évoque certaines musiques actuelles tandis que le saxophoniste s'abandonne à l'apesanteur dans une improvisation jubilatoire. On notera encore combien la complémentarité entre le souffleur et le guitariste, qui jouent pourtant dans des formes et des registres sonores situés aux antipodes, est exceptionnelle. Qu'on puisse encore aujourd'hui produire des disques à contre-courant, aussi libres et pétris d'interaction que celui-ci, laisse augurer que le jazz progressiste (ou peut-être doit-on écrire le "jazz en opposition" en référence au RIO) a encore de belles années devant lui.

[ A écouter : Princess (live @ Cafe Tasso, Berlin, 22/05/2012) - Tangent (Live at "Jazz an der Lohmühle", Berlin, 3/08/2013) ]
Jeremy Pelt : Tales, Musings And Other Reveries (HighNote), USA Janvier 2015

Glass Bead Games (11:05) - Vonetta (7:20) - Harlem thoroughfare (6:00) - Everything You Can Imagine Is Real (5:37) - Ruminations On Eric Garner (6:46) - I Only Miss Her When I Think Of Her (6:33) - Nephthys (6:54) - The Old Soul Of The Modern Day Wayfarer (7:52) - Durée Totale : 58'02"

Jeremy Pelt (tp); Simona Premazzi (piano); Ben Allison (b); Billy Drummond (drums); Victor Lewis (drums). Enregistré à Systems Two, Brooklyn, NY, le 15 septembre 2014.

Jeremy Pelt est un grand technicien de la trompette dont le timbre et même le phrasé rappellent parfois ceux de Miles Davis. C'est vrai sur les tempos plus enlevés et les compositions sophistiquées comme Glass Bead Games, mais encore plus apparent quand il joue de la trompette bouchée sur l'onirique Everything You Can Imagine Is Real dont le titre est emprunté à une citation célèbre du peintre Pablo Picasso. Mais si l'esprit de Miles est bien invoqué, la forme, quant à elle, est complètement originale, la plus grande particularité étant l'utilisation de deux fantastiques batteurs (Billy Drummond à écouter sur le canal droit et Victor Lewis sur le gauche) pour une rythmique arborescente qui envahit l'espace avec jubilation. Drummond, qui joua plus jeune avec Sonny Rollins, et Lewis, jadis maître des fûts pour Woody Shaw, Dexter Gordon et Stan Getz, s'entendent comme larrons en foire et parviennent à mixer leurs contributions respectives sans jamais se marcher sur les pieds, ce qui a fait dire au leader dans les notes de pochette que c'était comme jouer avec un unique batteur à la personnalité dédoublée. Sur Harlem Thoroughfare (Rue d'Harlem), l'intégration des deux batteurs est époustouflante tandis que sur Ruminations On Eric Garner (dédié à un Noir américain décédé en 2014 à Staten Island, NY, suite à une intervention musclée de la police), le dialogue entre la rythmique et la trompette ressemble à une véhémente protestation contre une de ces injustices notoires pour lesquelles l'Amérique est trop souvent montrée du doigt. On appréciera aussi le jeu très personnel de la pianiste d'origine italienne Simona Premazzi qui, pour peu qu'on lui laisse suffisamment d'espace comme sur The Old Soul Of The Modern Day Wayfarer, développe avec une aisance déconcertante des solos plein d'énergie et de fantaisie. Entièrement acoustique et sans parties vocales, ce sixième album enregistré pour le label HighNote, que le trompettiste rallia en 2010, ne déçoit pas et s'impose même comme l'un des meilleurs de la série.

[ Tales, Musings And Other Reveries (CD & MP3) ]
[ A écouter : The Old Soul Of The Modern Day Wayfarer ]
Jean-Rémy Guédon & Ensemble Archimusic : MuTemps / Fantaisie Numérique (Le Triton – Distribution Muséa), France Mai 2015

Mode de vie, vie sociale (5:19) - Attention confinement (2:53) - Epicurine (1:43) - Avis aux Poulets (6:08) - Monnaie Argent (11:55) - Madame Adam (0:57) - Discours type (4:20) - L'Omme c'est toi! (2:58) - Générique (0:38) - Les rythmes de l'Omme (14:55) - Durée Totale : 60'18"

Jean-Rémy Guédon (compositions et saxophone) - Laurence Malherbe et Jean-Marie Marrier (voix) - Vincent Arnoult (hautbois) - Emmanuelle Brunat (clarinette basse) - Nicolas Fargeix (clarinette) - Vincent Reynaud (basson) - Fabrice Martinez (trompette) - Yves Rousseau (contrebasse) - David Pouradier Duteil (batterie) - Jacques Rebotier (textes) - Julie Desprairies (mise en scène) - Johan Lescure et ses collaborateurs (vidéo). Enregistré en concert au Triton, Les Lilas (France) en octobre 2014.

Pochette abstraite, nom du disque insolite et intitulés des morceaux bizarres. Reste la musique qui est … tout ça à la fois. Jean-Rémy Guédon a constitué l'orchestre Archimusic il y a plus de 20 ans comme une rencontre entre musiciens venus d'horizons différents pour confronter des musiques classiques et contemporaines à d'autres improvisées. Le résultat est une expérience singulière qui échappe aux classifications existantes. En plus, Guédon s'inspire pour ses composition de références littéraires dont il tente de transmettre certaines pensées. Poursuivant dans cette voie originale qu'il fait encore évoluer en intégrant cette fois un vidéaste qui, en concert, projettera en temps réel des images interactives filmées au cours du spectacle, Archimusic est devenu aujourd'hui une formation artistique protéiforme dont la musique n'est qu'un des éléments constitutifs.

Toutefois, MuTemps peut aussi s'écouter en tant que bande sonore d'un univers plus large. L'oeuvre a cette fois pour thème la mutation de la société et se base sur l'ouvrage de l'écrivain poète Jacques Rebotier, "La description de l'Omme", qui présente une analyse encyclopédique et humoristique, voire burlesque, de la société humaine. Les textes sont chantés / récités par deux voix bien distinctes, celle lyrique de Laurence Malherbe, et l'autre puissante et terrestre de Jean-Marie Marrier. En plus d'un trompettiste et du leader qui joue du saxophone, l'orchestre comprend aussi une section de quatre bois (clarinettes basse et normale, hautbois, et basson), le tout interagissant sur des rythmiques lentes et incantatoires qui renvoient au continent africain (formidable tandem envoûtant comprenant le contrebassiste Yves Rousseau et le batteur David Pouradier-Duteil). Les parties improvisées, surtout exécutées par le saxophoniste, ont un parfum libertaire qui évoque parfois l'esprit d'un Archie Shepp. La forme d'ensemble, elle, est plus structurée et relève d'une poétique musicale où perce l'influence d'une certaine musique classique moderne. Le tout ressemble à un opéra de poche fantaisiste conçu pour un public actif, invité à participer d'une manière ou d'une autre à un happening pluridisciplinaire. Mais pour ça, il faut aller écouter Archimusic sur scène. Heureusement, cet album, auquel il manque quand même la dimension visuelle, ne devrait avoir aucun mal à vous inciter d'aller au concert appréhender l'œuvre dans sa globalité.

[ Mutemps - Fantaisie Numérique (CD) ]
[ A écouter : Archimusic : MuTemps - Fantaisie Numérique (teaser) - Archimusic : MuTemps (teaser 2) ]
Antoine Hervé : Complètement Stones (RV Productions / Distribution Harmonia Mundi), France Avril 2015

Can't You Hear Me Knocking (5:12) - Honky Tonk Women (7:22) - Angie (3:57) - I Can't Get No Satisfaction (4:27) - As Tears Go By (3:15) - Factory Girl (4:58) - You Can't Always Get What You Want (4:20) - Wild Horses (6:09) - Sympathy For The Devil (4:07) - Backstreet Girl (5:02) - Ruby Tuesday (4:15) Paint In Black (5:51) - Durée Totale : 58'10"

Antoine Hervé (piano) - François Moutin (contrebasse) - Philippe « Pipon » Garcia (batterie). Enregistré au Studio de Meudon (France) en novembre 2014.

Si les chansons des Beatles, aux mélodies plus sophistiquées, ont connu de multiples interprétations en jazz, celles des Rolling Stones, en dépit de l'intérêt de leur batteur Charlie Watts pour cette musique, n'ont guère servi de tremplin à des jazzmen. Trop simples? Trop basiques? Peut-être, mais le fait est que garder l'impact et l'énergie des tubes de Jagger-Richards tout en offrant des versions alternatives suffisamment intéressantes pour l'amateur de musique improvisée nécessite un important travail préalable d'altération des rythmes et des harmonies, voire des mélodies. C'est-ce qu'a tenté avec bonheur le pianiste Antoine Hervé, compositeur érudit et improvisateur talentueux qui, dans les années 80, dirigea l’Orchestre National de Jazz alors qu'il n'avait que 28 ans.

Débuter ce disque par Can't You Hear Me Knocking de l'album Sticky Fingers est déjà une bonne idée : c'est quasiment le seul morceau des Stones qui inclut une longue et véritable improvisation (initialement jouée par le saxophoniste Bobby Keys suivi du guitariste Mick Taylor) et qui se prête donc sans grand changement à un traitement jazz. Hervé et ses complices, le contrebassiste François Moutin et le batteur Philippe Garcia, en conservent le groove un peu ralenti et s'en donnent à cœur joie dans une interprétation funky totalement festive. Honky Tonk Women est également une belle réalisation qui parvient à transmettre avec force le seul dénominateur commun existant entre le rock des stones et sa version jazz : le blues qui tombe comme la grêle en même temps que les accords vigoureux plaqués sur le piano. On attendait toutefois le trio au tournant sur les reprises de ces slows qui furent jadis des tubes populaires calibrés pour les radios. Mais As Tears Go By, Angie, Backstreet Girl et Ruby Tuesday ont été détournés avec grâce et prennent d'autres couleurs tout en conservant suffisamment du charme vintage des mélodies originales pour activer la mémoire. On est ici bien loin d'une simple relecture agrémentée de quelques chorus. Et si Sympathy For The Devil sonne un peu trop enjoué face à l'épopée tribale et maléfique qui ouvrait Beggars' Banquet, Wild Horses, à l'origine une chanson country, se transforme dans son interprétation en piano solo en une ballade saturnienne de toute beauté. Enfin, introduit par la contrebasse véloce de Moutin qui va aussi s'approprier le thème et jazzifié ensuite en une composition élégante et pleine de swing, c'est un étonnant Paint It Black décalé qui referme de bien belle manière un album dont la réussite est d'autant plus remarquable que le pari de faire du jazz avec les Stones était osé voire scabreux. Ecoutez ce disque: les titres en sont connus mais la musique est à découvrir!

[ Complètement Stones (CD & MP3) ]
[ A écouter : Can't You Hear Me Knocking (live au CC Juliobona, Lillebonne, 13/01/2015 - As Tears Go By (album version) ]
Sébastien Lovato : Music Boox Vol.2 (ACEL/Quart De Lune), France Mars 2015

Montedidio (5:06) – Ragondins (4:27) – Le Château (6:55) – Harlem Quartet (4:04) – Hadrian's Dream (6:35) – Another Brick In The Wall (7:06) – Focus On Tanity (06:40) – Ritournelle (7:04) - Little Wing (04:25) - Durée Totale : 52'28"

Sébastien Lovato (piano, Fender Rhodes) - Marc Buronfosse (contrebasse) - Sébastien Texier (clarinette, saxophone alto) - Karl Jannuska (batterie). Enregistré au Studio de Meudon en juin, septembre et octobre 2014.

Originaire de Dordogne, le pianiste Sébastien Lovato a baigné dans la musique depuis sa prime jeunesse et a joué de tout, du classique au jazz en passant par la variété, la salsa et l'acid jazz. Autant d'influences qui affleurent dans sa musique en quartet pourtant bien ancrée dans la tradition du piano jazz. Dans ce deuxième tome de son Music Boox, Lovato poursuit une approche similaire à celle du premier volume: composer des thèmes inspirés par des livres qu'il a aimés et dont il cite des extraits soigneusement choisis. Du coup, cela donne une profondeur supplémentaire à sa musique ainsi mise en perspective tandis que l'auditeur peut s'amuser à rechercher des corrélations entre l'esprit des textes et celui des sons. Ainsi, la poésie d'Erri De Luca à propos du quartier populaire de Naples où il a passé son enfance est-elle perceptible dans le premier titre Montedidio; l'atmosphère sombre et fantastique de Franz Kafka imprègne la composition Le Château qui lui est dédiée; et l'onirisme d'Hadrian's Dream va comme un gant au texte proposé de Marguerite Yourcenar. Tout cela tourne bien d'autant plus que le pianiste s'est entouré de complices attentifs à mettre en relief son lyrisme et ses idées: le contrebassiste Marc Buronfosse et le batteur Karl Jannuska délivrent une rythmique sobre mais efficace tandis que le saxophoniste et clarinettiste Sébastien Texier apporte des couleurs expressives avec le talent qu'on lui connait. On notera aussi une reprise de Another Brick In The Wall du Pink Floyd ainsi qu'une autre, jouée sur un Fender Rhodes, du Little Wing de Jimi Hendrix, deux interprétations malaxant mélodie originale, improvisation et émotion dans une approche fort différente du jeu plus fusionnel d'un Nguyen Lê. Music Boox offre une musique sans aucun artifice qui coule naturellement en direction du cœur et qu'on pourra écouter à maintes occasions, notamment en lisant un des bons livres référencés dans le livret intérieur.

[ Music Boox Vol.2 (CD & MP3) ]
[ A écouter : Harlem Quartet ]
Thomas Enhco : Feathers (Verve), France Mars 2015 - [ Chronique de Albert Maurice Drion ]

Watching You Sleep (2:36) – Looking For The Moose (6:28) – Je Voulais Te Dire (6:18) – Mischievous (5:21) – The Last Night Of February (9:08) – Letting You Go (7:45) – Sand Creek Song (12:20) – I’m Fine, Thank you (4:29) - Durée Totale : 58'00"

Thomas Enhco (piano). Enregistré en octobre 2014.

Naissance d’un géant. C’est ainsi que nous est présenté Thomas Enhco dans les Liner Notes de l’album Feathers. Des Propos peut-être excessifs mais qui, venant de la plume d’un journaliste tel qu’Arthur Dreyfus, démontrent que le pianiste est un musicien occupant une place enviable sur la scène jazz internationale, du moins en tant que jeune prodige unanimement reconnu. Jeune, certes, il l’est puisqu'il a à peine 26 ans. Etonnamment précoce, il enregistre son premier album à l’âge de 14 ans si bien qu'à ce jour, il a déjà cinq albums à son actif dont celui-ci, le premier en piano solo et sur le label Verve. Auréolé de nombreux trophées, il ne fait aucun doute que Thomas Enhco a du talent à revendre, mais de là à le faire passer du statut de jeune prodige à celui de valeur confirmée, il y a une marge qu’il n’est pas toujours recommandé de franchir tant il est vrai que le monde des musiciens de jazz regorge de virtuoses qu’on avait très (trop) tôt annoncés comme de futurs géants. En ce qui le concerne, mieux vaut laisser le temps au temps…

Mais le plus important n’est pas là et au final, c’est l’œuvre de l’artiste qui compte et le plaisir qu’elle est censée nous donner… Et du plaisir, l’écoute de Feathers nous en a procuré. Davantage même que du plaisir, car de cette écoute, on ne sort pas tout à fait indemne. Au-delà d’une virtuosité qui impressionne, le jeune pianiste a une capacité à nous raconter des histoires et à maintenir l’attention, et ce en dépit de la longueur de certains titres (9:08 et 12:20 respectivement pour The Last Night Of February et Sand Creek Song, ce qui n’est pas peu pour des morceaux interprétés en solo..). Associant avec intelligence toute une gamme de couleurs sonores, modulant tantôt avec délicatesse tantôt avec fougue son jeu, le jeune musicien nous fait passer d’une atmosphère à l’autre avec une justesse de ton et de forme qui est l’apanage des grands musiciens…. Peu importe si on est parfois très éloigné d’un jazz de pure forme (quoiqu’un titre comme Mischievous a des accents de ragtime). Certes, il y a sans doute chez Thomas Enhco pas mal d’excès et une surexposition de climats, mais il faut bien reconnaître qu’il a ainsi la faculté de nous interpeller, de nous troubler, voire de nous perturber…. Ce qui est fort et beau en nous ne se trouve pas dans le confort des sentiments mais bien dans ce qui nous trouble, voire nous fait peur. Voilà ce que semble vouloir nous dire Thomas Encho.

On ne doute pas que Feathers devrait avoir son lot de détracteurs tout comme il fera sans doute grossir le rang de ceux qui voient en Thomas Enhco une valeur confirmée de la scène jazz contemporaine. Mais qu’importe. Le mieux est d’écouter Feathers et de se laisser aller aux émotions que cet album est susceptible de susciter en nous pour peu que nous soyons sensibles à cette forme d’introspection musicale. Et quant au devenir du jeune pianiste nous ne pouvons que souhaiter qu’il continue à nous surprendre, à nous étonner avec tout ce que son talent a de bouleversant. Voilà ce qui me paraît essentiel !

[ Feathers (Edition limitée) (CD & MP3) ]
[ A écouter : Looking For The Moose ]
Chris Potter Underground Orchestra : Imaginary Cities (ECM), UK Janvier 2015 - [ Chronique de Albert Maurice Drion ]

Lament (8:07) - Imaginary Cities Pt. 1 Compassion (8:34) - Imaginary Cities Pt. 2 Dualities (8:44) - Imaginary Cities Pt. 3 Disintegration (7:23) - Imaginary Cities Pt. 4 Rebuilding (11:33) – Firefly (8:37) - Shadow Self (6:09) – Sky (12:02) - Durée Totale : 71'11"

Chris Potter (saxophones tenor and soprano, clarinet basse) - Adam Rogers (guitare) - Craig Taborn (piano) - Steve Nelson (vibraphone et marimba) – Fima Ephron (basse électrique) - Scott Colley (contrebasse) - Nate Smith (batterie) – Mark Feldman (violon) - Joyce Hammann (violon) - Lois Martin (alto) - David Eggar (viloncelle). Enregistré aux Studios Avatar à New York en décembre 2013

Elargir ses horizons, s’aventurer dans des univers musicaux puisant dans des sources d’inspiration aussi riches que variées, s’enrichir de nouveaux paysages sonores, c’est dans cette voie que Chris Potter nous propose de le suivre. Si Sirens, son précédent album, produit également par le label ECM (et chroniqué dans cette même rubrique,) était une invitation à un voyage musical inspiré de l’Odyssée d’Homère, le présent album nous conduit à la découverte de « cités imaginaires ». Avec Imaginary Cities, il n’y a donc qu’à suivre Chris Potter sur ces chemins où se côtoient les nappes sonores d’un quatuor à cordes dirigé par Mark Feldman , les notes scintillantes du piano de Craig Tahorn et la rondeur des lignes de contrebasse de Scott Colley, mais également les accents plus électriques d’une guitare, avec un Adam Rogers aussi présent qu'étincelant, ou ceux de la basse d’un Fima Ephron qui tout d’un coup sort d’une réserve qu’il semblait s’imposer à lui-même, ou encore les ponctuations rythmiques de Steve Nelson, tantôt au marimba tantôt au vibraphone, gratifiant cet album d'un relief particulier… Et le tout enrichi par cette belle présence de Nate Smiths, batteur qui nous surprend par l’inventivité constante de son jeu. Bien sûr, Chris Potter irradie cette œuvre de tout son talent et avec toute l’envergure qu’on lui connaît : sonorité puissante et profonde, richesse du langage et du phrasé.

A l’écoute de Imaginary Cities, la suite en quatre parties qui constitue la trame de l’album, et celle des quatre compositions qui le complètent, on comprend que le saxophoniste a puisé à plusieurs sources et s’est nourri de multiples influences: musiques classique et du monde mais également issues de son propre imaginaire musical. Rien de révolutionnaire, rien de dérangeant dans cette musique mais un enchantement, ou un envoûtement, qui s’installe progressivement, tant est subtil le dosage entre des compositions parfois savamment orchestrées et les espaces de liberté offerts à chacun des instrumentistes du Chris Potter Underground Orchestra. Le résultat est d’une réelle beauté qui ne fait que s’affirmer au fil des écoutes. Et qu’ajouter à cela que la musique ne peut dire par elle-même…

[ Imaginary Cities (CD & MP3) ]
[ A écouter : Imaginary Cities (présentation de l'album) ]
Dylan Howe : Subterranean, New Designs on Bowie’s Berlin (Motorik Recordings), UK Juillet 2014

Subterraneans (8:23) - Weeping Wall (7:05) - All Saints (10:04) - Some Are (6:29) - Neuköln-Night (5:00) - Art Decade (4:41) - Warszawa (11:08) - Neuköln-Day (5:29) - Moss Garden (6:23) - Durée Totale : 65'38"

Dylan Howe (drums) - Brandon Allen (sax ténor) - Julian Siegel (sax ténor) - Ross Stanley (piano, synthés) - Mark Hodgson (contrebasse) - Nick Pini (contrebasse: 5, 8) - Adrian Utley (guitare: 7) - Steve Howe (koto: 9). Enregistré aux studios Eastcote (Londres). Produit par Dylan Howe.

La période berlinoise (1976 - 1978) de David Bowie fut certainement la plus créative de sa carrière. Mélange de chansons angulaires et de plages électroniques planantes, Low surprit le public par sa densité et son côté expérimental qui doit en partie être attribué à la collaboration de Brian Eno. Paru dans la foulée, Heroes entérina avec brio une formule originale qui trouvera sa conclusion dans un troisième album, Lodger, déjà revenu à un répertoire plus conventionnel. 37 années plus tard, le batteur Dylan Howe, rejeton du guitariste Steve Howe du groupe Yes (avec qui il joue sur ses productions en solo), revisite dans un contexte jazz les mélodies des deux premiers opus de cette trilogie et recrée à cet effet les textures complexes à base se synthés qui sous-tendaient les morceaux originaux. Sur cette trame enrichie par un jeu percussif de première classe, Dylan Howe entraîne son combo sur des voies autrefois balisées par Miles Davis et John Coltrane. Le résultat de ce projet longtemps mûri est une musique atmosphérique, chaleureuse et ouverte dont tous les instruments à part les synthés sont acoustiques et qui se situe à la croisée des chemins entre un post-bop coltranien, un jazz modal et une musique "ambient" électronique. Un cocktail original et particulièrement plaisant, d'autant plus que Howe s'est entouré d'un équipage hors-pair au sein duquel on épinglera l'excellent saxophoniste australien Brandon Allen et l'omniprésent pianiste anglais Ross Stanley, dont le jeu rappelle parfois McCoy Tyner, et qui fait ici preuve d'une vaste culture musicale l'ayant conduit à accompagner des artistes aussi différents que Steve Howe, Steve Arguelles, Deodato ou Trevor Horn.

Quelques musiciens supplémentaires ont été impliqués comme, sur Warszawa, le guitariste Adrian Utley (Portishead) même si c'est Brandon Allen qui propulse ce titre dans les étoiles par un solo tendu jusqu'à l'éclatement dans l'esprit d'un Pharoah Sanders. D'autres morceaux, Neukoln-Night et Neukoln-Day, sont joués en trio avec Stanley et le contrebassiste Nick Pini. Mais le sommet du disque reste ce long et grandiose All Saints, par moment franchement post-bop, mystérieusement introduit par un duo de batterie et contrebasse (Mark Hodgson). Enfin, sur l'atmosphérique Moss Garden, on peut entendre mêlées au piano des lignes de koto (une sorte de longue cithare japonaise) jouées avec sobriété par le papa qui sait mieux que quiconque comment enjoliver un thème. Subterranean rend justice de façon créatrice à un grand musicien de rock aujourd'hui plus ou moins en retraite à New York et dont on dit qu'il a beaucoup apprécié ce magnifique hommage. Recommandé.

[ Subterranean: New Design's on Bowie's Berlin (CD & MP3) ]
[ A écouter : Subterranean (audio previews) ]
Jacky Terrasson : Take This (Impulse!), FRANCE/USA Février 2015

Kiff (3:37) - Un Poco Loco (4:17) - Take Five (Take 1) (5:16) - Come Together (3:28) - Dance (3:24) - Blue In Green (3:03) - November (6:28) - Take Five (Take 2) (4:16) - Maladie d'Amour (3:19) - Somebody That I Used To Know (3:37) - Letting Go (4:40) - Durée Totale : 44'45"

Jacky Terrasson (piano, synthétiseur, Fender Rhodes) - Sly Johnson (chant, human beatbox) - Burniss Travis (basse électrique et contrebasse) - Lukmil Perez (drums) - Adama Diarra (percussions). Enregistré en septembre 2014 aux studios Recall (France). Produit par Jean-Philippe Allard.

Depuis qu'Impulse!, fondé en 1960 par Creed Taylor, a été réactivé en 2014 par Universal Music France, le label a sorti quelques excellents disques dont le projet rétro moderne de Henry Butler-Steven Bernstein, un concert inédit de Charlie Haden et Jim Hall datant de 1990, et The Art Of Conversation du duo Kenny Baron / Dave Holland. Cette nouvelle production réservée cette fois au pianiste franco-américain Jacky Terrasson confirme le goût de Jean-Philippe Allard (qui initia la réincarnation de la Maison Construite par Coltrane) pour un jazz international, moderne et ouvert à la diversité, digne de porter le célèbre logo et les couleurs orange et noir. Take This met en effet en évidence les multiples facettes du pianiste (qui en plus du piano acoustique joue également des synthés et du Fender Rhodes) en offrant des versions décalées très personnelles, pour ne pas écrire saisissantes, de morceaux qui sont aussi bien des standards du Jazz (Un Poco Loco de Bud Powell, Blue In Green de Miles Davis et Take Five de Paul Desmond) que des classiques du pop-rock (Come Together des Beatles et Somebody That I Used To Know de Gotye) ou des chansons franco-caribéennes (Maladie D’Amour d'Henri Salvador).

Le répertoire comprend aussi quatre nouvelles compositions parmi lesquelles on épinglera la mélodie et les percussions franchement afro-cubaines d'un Dance ensoleillé, l'enjoué November porté par un rythme caribéen, ou encore la ballade Letting Go dont les émouvants accents latins ne sont pas sans rappeler le boléro espagnol d'un Miles Davis. Quant à Kiff qui ouvre l'album, c'est un véritable tube populaire en puissance pour autant que les programmateurs veulent bien le faire raisonnablement tourner sur les ondes. Pour cette approche franchement globale du jazz, le pianiste s'est entouré d'une formation cosmopolite comprenant le bassiste américain Burniss Travis, le batteur cubain Lukmil Perez, le percussionniste malien Adama Diarra et le chanteur beatboxeur Sly Johnson habitué des expériences fusionnelles jazz/hip-hop d'Erik Truffaz. Voici une musique accessible, joyeuse, dansante, vivante et résolument actuelle qu'on n'est pas étonné du tout de voir au catalogue du label ressuscité. Et comme la qualité de la production est également au rendez-vous en plus d'une pochette superbe renouant avec l'art des grandes photographies de Pete Turner ou de Charles Stewart, voila qu'on se retrouve devant un somptueux objet de rêve.

[ Take This (CD & MP3) ]
[ A écouter : Take This (Trailer) ]
Vijay Iyer Trio : Break Stuff (ECM), USA Janvier 2015

Starlings (3:52) - Chorale (4:34) - Diptych (6:48) - Hood (6:10) - Work (6:15) - Taking Flight (7:15) - Blood Count (4:36) - Break Stuff (5:27) - Mystery Woman (6:21) - Geese (6:39) - Countdown (5:57) - Wrens (6:48) - Durée Totale : 70'36"

Vijay Iyer (piano) - Stephan Crump (contrebasse) - Marcus Gilmore (drums). Enregistré en juin 2014 aux studios Avatar à New York. Produit par Manfred Eicher.

Cela fait bien longtemps, en fait depuis Memorophilia sorti en 1995, que le pianiste Vijay Iyer intellectualise sa musique. Pour son premier album en trio sur le label munichois, ce professeur de Harvard ne déroge pas à la règle et s'intéresse cette fois au "break" sous toutes ces formes, une aubaine pour son batteur virtuose, l'extraordinaire Marcus Gilmore dont la science des rythmes et la maîtrise du temps semblent inépuisables. Ceci dit, cette approche expérimentale et quasi scientifique n'inhibe en rien le côté plaisant de ces pièces musicales qui peuvent aussi bien être écoutées au premier degré. Ainsi Hood par exemple a beau être un savant hommage percussif au pionnier de la techno Robert Hood, c'est surtout au final un morceau subtil et envoûtant qui injecte pas mal de mélancolie dans une ambiance urbaine faussement minimaliste. Et si certaines compositions comme Geese (une des trois sections formant la suite fragmentée dédiée aux oiseaux de New York) intègrent quelques éléments dissonants, d'autres comme Blood Count ou Mystery Woman apparaissent étonnamment sobres dans leur éclatante beauté mélodique. Le répertoire compte aussi trois reprises dont Countdown de Coltrane et Work de Thélonious Monk, l'éternel héro de Vijay Iyer, mais elles sont interprétées avec une sensibilité si personnelle qu'on ressent une émotion stimulante identique à celle procurée par la vision sous un nouvel angle d'un monument célèbre. On se demande vraiment ce qui a bien pu se passer dans la tête du producteur pour affubler ce disque d'une pochette aussi grise et austère qui, à mon humble avis, ne convient pas du tout à une telle musique riche, vivante et colorée.

[ Break Stuff (CD & MP3) ]
[ A écouter : Break Stuff (Electronic Press Kit) - Trio live at the Appel Room (JALC, NY, janvier 2014) ]
Sean Jones Quartet : im•pro•vise - Never Before Seen (Mack Avenue), USA Juillet 2014

60th & Broadway (6:37) - Dark Times (7:19) - Interior Motive (6:30) - The Morning After (7:15) - I Don't Give A Damn Blues (7:16) - Dr. Jekyll (3:37) - How High The Moon (6:52) - We'll Meet Under The Stars (7:08) - New Journey (7:27) - Don't Fall Off The L.E.J. (4:53) - Not While I'm Around (5:09) - Durée Totale : 69'57"

Sean Jones (tp); Orrin Evans (p); Luques Curtis (contrebasse); Obed Calvaire (drums). Enregistré aux studios Avatar à New York. Produit par Christian McBride, Al Pryor et Maria Ehrenreich.

Rien qu'à l'entendre, on devine que le parcours de Sean Jones passe par Wynton Marsalis et le Lincoln Center Jazz Orchestra. Capable en effet de jouer un post-bop moderne et souvent musclé, Sean Jones garde aussi une oreille sur la longue histoire du jazz en faisant sienne à l'occasion une approche mainstream. Ce qui n'est d'ailleurs pas incompatible comme on pourra en juger en écoutant sa version du standard How High The Moon sur laquelle il ne s'écarte jamais trop de la mélodie tout en faisant souffler un étonnant vent de liberté au plan rythmique. Sur ce septième album pour le label Mack Avenue, Jones a décidé d'y aller à fond et de ne partager la vedette avec aucun autre souffleur. Fort bien soutenu par un quartet en état de grâce où brille le pianiste Orrin Evans, le leader donne enfin la juste mesure de son immense talent. Chargeant avec une froide détermination sur l'impérial 60th & Broadway, méditant sur sa trompette bouchée et ruminant avec son pianiste sur l'émouvant The Morning After, retrouvant l'essence du blues sur le brillant Don't Give A Damn Blues, ou déroulant frénétiquement des phrases hyper speedées en contrepoint de la contrebasse de Luques Curtis sur le mystérieux Dr. Jekyll, Sean Jones sait tout faire. Ses disques précédents sont tous d'une bonne facture (en particulier The Search Within sorti en 2009) mais celui-ci, enregistré live en studio sans correction ni rajout et magnifiquement produit par le contrebassiste Christian McBride et Al Pryor, est définitivement l'album de la révélation. Celui sur lequel Jones, avec un jeu unifié et une sonorité énorme, donne vraiment le vertige et s'impose à l'aise comme l'un des trompettistes parmi les plus accomplis de la nouvelle génération. Recommandé.

[ Im.Pro.Vise - Never Before Seen (CD & MP3) ] [ The Search Within (CD & MP3) ]
[ A écouter : Come Sunday (from CD Roots, 2006) - Summer's Spring (from CD The Search Within, 2009) - Look And See (from CD No Need For Words, 2011) ]
Kenny Wheeler Quintet : Songs For Quintet (ECM 2388), Canada Janvier 2015

Seventy Six (4:58) - Jigsaw (8:43) - The Long Waiting (5:09) - Canter No.1 (6:40) - Sly Eyes (6:07) - 1076 (2:39) - Old Time (6:11) - Pretty Liddle Waltz (6:49) - Nonetheless (4:54) - Durée Totale : 52'11"

Kenny Wheeler (bugle); Stan Sulzman (ts); John Parricelli (guitare); Chris Laurence (contrebasse); Martin France (drums) - Enregistré aux Studios Abbey Road à Londres en décembre 2013.

Ce très bel album posthume consacré au trompettiste Kenny Wheeler, décédé en septembre 2014, vient de paraître sur ECM. Cet un hommage un peu inattendu de la part de la maison de disques munichoise si l'on considère que Wheeler a réservé sa musique depuis 10 ans au label italien Cam Jazz mais c'est aussi en fin de compte justifié car c'est bien pour Manfred Eicher qu'il a réalisé ses plus beaux opus incluant les indispensables Gnu High en 1975, Deer Wan en 1977 et Angel Song en 1997. Enregistré en quintet neuf mois avant sa mort dans les studios Abbey Road de Londres, le répertoire composé en partie de reprises montre que Wheeler, à l'âge de 84 ans, avait encore cette tonalité pure qui l'a si longtemps caractérisé. Bien sûr, il peinait désormais à atteindre les notes les plus aigues sur son bugle, mais la construction de ses phrases et son lyrisme si particulier qui ont jadis conquis tant d'amateurs sont intacts. Accompagné par un combo de musiciens qui le connaissent par cœur, le trompettiste (qui n'utilise ici que le bugle) joue comme s'il savait que ce disque serait son dernier en délivrant une musique dynamique, sophistiquée, parfois mélancolique et toujours émouvante, digne de ses meilleures productions. Une mention particulière doit être accordée à l'excellent guitariste John Parricelli dont la sonorité électrique veloutée évoque immanquablement celle de John Abercrombie (écoutez entre autres l'atmosphérique et quasi austère The Long Waiting ou Nonetheless, un titre extrait d'Angel Song, un disque qui fut enregistré il y a 19 ans par Wheeler en compagnie d'Abercrombie). En plus, ce magnifique album est accompagné, une fois n'est pas coutume, d'un second livret retraçant l'association de Kenny Wheeler avec ECM depuis les débuts. Songs For Quintet est un bijou précieux qu'il ne faut surtout pas rater!

[ Songs for Quintet (CD & MP3) ]
[ A écouter : Pretty Liddle Waltz ]
Yvonnick Prené : Merci Toots (C-Jam Production), France Février 2015

Celia (4:08) - Dameronia (4:42) - Koko (3:30) - Round Midnight (4:58) - Confirmation (4:14) - Be Bop (3:49) – Bluesette (3:20) - Little Girl Blue (5:22) – Star Eyes (5:02) - Durée Totale : 39'00"

Yvonnick Prené (harmonica chromatique); Pasquale Grasso (gt) - Enregistré à New York le 2 janvier 2015.

Heureux soient les artistes auxquels on rend hommage de leur vivant. Une année après que Toots Thielemans, alors âgé de 91 ans, ait décidé de mettre un terme à sa carrière musicale, voici qu'un jeune harmonicite français, basé à Brooklyn, lui témoigne toute son estime en enregistrant ce disque qui comprend Bluesette, une composition emblématique que Toots enregistra en 1962, ainsi que huit standards be-bop et mainstream de Parker, Gillespie, Powell, Monk et autres. La surprise provient du fait que l'album est enregistré en duo : d'un côté l'harmonica chromatique de Prené et de l'autre, la guitare semi-acoustique de Pasquale Grasso, musicien d'origine italienne dont le style fleure bon la tradition de la guitare jazz classique. A noter que Grasso joue sur une de ces superbes guitares Trenier - peut-être le modèle Broadway - entièrement fabriquées à la main par un luthier de New-York nommé Bryant Trenier et dont la sonorité est magnifique. Les deux musiciens font preuve d'une grande technique en réinterprétant dans le plus simple appareil des classiques du be-bop dans lesquels ils injectent leur propre sensibilité. Cette configuration dépouillée bénéficie à l'harmoniciste dont on entend parfaitement toutes les inflexions les plus subtiles. L'entente entre les deux musiciens, qui se connaissent pour avoir joué sur scène ensemble à de multiples occasions, est stupéfiante, les phrases et les sonorités des deux instruments se mêlant avec grâce dans des dialogues d'une grande finesse. Avec neuf morceaux de plus ou moins quatre minutes, ce compact ne dure guère plus qu'un antique LP et l'on regrette que les octets libres n'aient pas été réservés à une nouvelle composition de Yvonnick Prené "dans l'esprit de …" qui aurait peut-être pu devenir son Bluesette à lui. Quoi qu'il en soit, Merci Toots prouve une fois de plus que, quand on a du talent, il n'est nul besoin d'avoir un camion de matériel à sa disposition pour enchanter le public: un harmonica et une guitare suffisent amplement!

[ Merci Toots (MP3) ] [ Yvonnick Prené Website ]
[ A écouter : Celia - Confirmation - Body And Soul ]
Jimmy Greene : Beautiful Life (Mack Avenue Records), USA 2014

Saludos / Come Thou Almighty King (5:12) - Last Summer (6:38) - When I Come Home (3:22) - Ana's Way (7:14) - Your Great Name (5:21) - Where Is the Love? (4:35) – Seventh Candle (6:16) - Maybe (3:06) – Prayer (4:03) - Little Voices (3:23) - Durée Totale : 49'10"

Jimmy Greene (ss, ts, fl); Renee Rosnes (p); Christine McBride (b); Lewis Nash (dr) + Invités.

Le 14 décembre 2012, un individu pénètre dans l'école primaire Sandy Hook aux abords de Newton (Connecticut) et tue en quelques minutes 26 personnes avant de se suicider. Parmi les victimes se trouve la fille de Jimmy Greene, Ana Marquez-Greene, âgée de six ans. C'est pour lui rendre hommage que le saxophoniste a enregistré ce magnifique album avec la collaboration d'un vrai casting de stars. Sur une section rythmique de rêve composée de Renee Rosnes (p), Christian McBride (b) et Lewis Nash (dr), les pianistes Kenny Baron et Cyrus Chestnut, le guitariste Pat Metheny, le chanteur Kurt Elling et quelques autres (incluant un orchestre symphonique sur Prayer) viennent ainsi animer un répertoire éclectique où l'on trouve, à côté de trois compositions originales, des standards, des chansons gospel traditionnelles et de la musique chrétienne.

Jimmy lui-même est un saxophoniste de haut niveau et il n'a pas lésiné sur l'énergie mise dans la réalisation de ce projet financé par Norman Chessy (patron de Chesky Records). Le disque débute par un enregistrement d'Ana chantant, une année avant sa mort, le traditionnel Saludos lors d'une célébration de Noël à Puerto Rico. Cette émouvante introduction est joliment enchaînée avec Come Thou Almighty King enluminé par un solo lyrique du leader suivi par une belle improvisation acoustique de Metheny. Last Summer et Your Great Name, interprétés en quartet, mettent en exergue les qualités d'un saxophoniste post bop à la sonorité magnifique qui a eu l'intelligence de ne pas résoudre son anxiété en sombrant dans la tristesse mais plutôt en jouant une musique bourrée de soul qui célèbre la courte vie d'Ana. Kurt Elling chante Ana's Way (une nouvelle version du titre Ana Grace extrait de l'album Mission Statement sorti en 2009)) et sa prestation magnifique est encore amplifiée par un chœur d'enfants parmi lesquels figurent d'anciens camarades d'Ana. Evidemment, dans un tel contexte, l'ambiance générale baigne dans la nostalgie sans jamais toutefois exagérer et, à l'instar de son duo avec Kenny Baron sur Where Is Love ?, la musique se révèle avant tout simplement belle, spirituelle et élévatrice. Comme un chant d'amour universel qui, en dépit d'une funeste tragédie, prône la sérénité conquise sur l'horreur. Recommandé aussi bien pour la musique que pour le message!

[ Beautiful Life ]
[ A écouter : Ana Grace (CD Mission Statement, 2009) ]
The Bad Plus : Inevitable Western (Okeh / Sony Masterworks), USA 2014

I Hear You (5:31) - Gold Prisms Incorporated (6:28) - Self Serve (4:34) - You Will Lose All Fear (6:51) - Do It Again (3:55) - Epistolary Echoes (4:16) - Adopted Highway (9:43) - Mr. Now (4:04) - Inevitable Western (5:24) - Durée Totale : 50'46"

Reid Anderson (b); Ethan Iverson (p); David King (dr)

Le trio le plus singulier du jazz poursuit sa route entre avant-garde et musique populaire en délivrant neuf nouvelles compositions passionnantes même si elles se révèlent parfois déstabilisantes pour l'auditeur. Après un détour un peu plus tôt dans l'année par une relecture aussi ambitieuse que rigoureuse du Sacre Du Printemps de Stravinsky, Ethan Iverson et ses deux complices reviennent à ce qu'il font le mieux, une musique hybride et en partie spontanée, aussi innovante qu'émotionnelle, et pourvoyeuse d'images en tous genres. Le titre éponyme par exemple, écrit par le pianiste, n'évoque rien moins que les grands espaces poussiéreux des westerns de John Ford ou mieux, ceux désolés du Paris Texas de Wim Wenders tandis qu'Adopted Highway, géniale composition du batteur David King avec son étrange mélodie dissonante doublée à la basse et au piano, ouvre les portes sur un voyage cinématique aux confins du monde connu. Ceci dit, on quitte le jazz pur pour aborder une forme musicale fort prisée par le trio : le rock progressiste (confer leur album nommé Prog sorti en 2007) dans lequel abondent généralement des rythmiques complexes et inusitées combinées avec des structures labyrinthiques qui excluent les habituels schémas du jazz classique alternant thèmes et solos improvisés. Ecoutez Self Serve et sa surprenante fusion de classique, de rock et de jazz ou Gold Prisms Incorporated qui combine en six minutes tout ce qu'on aime dans la musique moderne : mélodie post-rock irrésistible, avant-gardisme et piano en cascade, interplay magique entre les musiciens, groove en filigrane, rythmique énergique et inventive… A ce stade de son évolution, The Bad Plus est au sommet de son art, imposant une nouvelle version aussi excitante que futuriste de ce qu'on appelle le "trio de piano jazz".

[ Inevitable Western (CD & MP3) ]
[ A écouter : I Hear You - Gold Prisms Incorporated - Inevitable Western ]


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