Rock progressiste : La Sélection 2014



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Fish On Friday : Godspeed (Cherry Red / Esoteric Antenna), Belgique/UK 2014


William Beckers (claviers)
Frank Van Bogaert (claviers, chant)
Nick Beggs (basse, Chapman stick)
Marcus Weymaere (drums)
Marty Townsend (guitare)
+ Theo Travis (saxophone, flûte)

Godspeed (10:15) - Just a Nightmare (5:35) - She Colours the Rainbow (3:42) - Callin' Planet Home (5:23) - Ghost Song (6:14) - Radio (4:20) - Sanctuary (8:10) - Stay (6:50) - Don't Love Me to Death (4:30) - Tick Tock (4:05) - My Dog (1:17) - Durée Totale : 60'22"

Fish On Friday est né de la rencontre en studio en 2009 de deux claviéristes et compositeurs aux intérêts convergents. D'une part William Beckers, à l'origine créateur du projet et de son patronyme, et de l'autre, Frank Van Bogaert, également producteur et ingénieur du son dans son propre studio ACE à Aartselaar près d'Anvers. C'est là que les deux hommes ont ciselé leurs compositions, leurs arrangements mélodieux et le son particulièrement riche et lustré de leurs trois albums. A première écoute, leur troisième opus, Godspeed, ne diffère pas fondamentalement des deux premiers Shoot The Moon (2010) et Airborne (2012). On y retrouve le même genre de rock mélodique, orienté chanson, légèrement progressif, et enrobé dans des écrins sophistiqués et flatteurs conçus pour mettre en valeur les progressions d'accords. On pense évidemment aux premières productions (Tales Of Mystery And Imagination, I Robot, Pyramid, …) du Projet d'Alan Parsons et d'Eric Woolfson qui suivirent jadis avec succès une démarche similaire. Dans les deux cas, on entend en effet la même volonté de bâtir des ponts entre la pop mainstream et le prog tout en gardant une approche ambitieuse, ainsi qu'un goût sûr et irrévocable pour les textures denses et raffinées où l'influence du Pink Floyd reste perceptible.

La machine ne tourne toutefois pas sur elle-même et cette dernière production marque aussi une évolution par rapport aux deux premières. D'abord, le bassiste Nick Beggs, membre de la bande à Steven Wilson également renommé pour ses contributions à Lifesigns et au projet Genesis Revisited de Steve Hackett, est désormais à bord et s'est chargé de toutes les parties de basse et de Chapman stick, amplifiant considérablement la dynamique de la section rythmique. Ensuite, le souffleur Théo Travis (The Tangent, Soft Machine Legacy, Robert Fripp, Steven Wilson) a été recruté pour ensemencer quelques titres de ses solos de sax concis et tranchants comme une machette tropicale. Sa partition de flûte en demi-teintes sur Callin' Planet Home est remarquable et tire encore vers le haut une composition symphonique par ailleurs déjà très brillante. Quand au guitariste californien établi en Belgique Marty Towsend, son style mélodieux et éclectique s'adapte à merveille aux différentes ambiances des morceaux et trouve un équilibre au milieu des somptueuses nappes sonores élaborées par les deux claviéristes. La musique apparaît aussi plus prog que sur les deux premiers albums et le répertoire comprend même un titre épique : le magnifique Godspeed avec ses changements de tempo, ses sonorités synthétiques inspirées aussi bien par la new-wave que par l'école électronique allemande des 70's, ses harmonies vocales raffinées et, en finale, une mélodie planante avec le mot "Godspeed" répété à l'infini qui procure le frisson.

On appréciera aussi en passant que le sérieux de cette production ne soit pas dénué d'humour comme en témoigne le court My Dog dédié à une chienne rock and roll qui, en bon public, écoute et aime le piano sans accorder la moindre importance aux "paroles niaises" du chanteur. Fans de Storm Thorgerson et d'Hipgnosis, Van Bogaert et Beckers ont confié la réalisation de la pochette au graphiste polonais Michal Karcz dont l'image belle et énigmatique reflète la profondeur et la qualité de la musique. Ainsi bien mis en valeur dans un superbe digipack à trois volets incluant un livret de 12 pages, Godspeed incarne l'irrésistible ascension de Fish On Friday vers une musique personnelle aussi plaisante que sophistiquée et, par la même occasion, vers une reconnaissance internationale de leurs talents. L'esprit du prog est en eux !

[ Godspeed ]
[ A écouter : Godspeed - Stay ]

Tin Spirits : Scorch (Esoteric Antenna), UK 2014


Steve Rothery (guitare)
Dave Gregory (gt)
Daniel Steinhardt (gt)
Mark Kilminster (basse & chant)
Doug Mussard (drums)

Carnivore (4:41) - Summer Now (06:08) - Old Hands (7:12) - Binary Man (5:19) - Little Eyes (8:26) - Wrapped And Tied (5:28) - She Moves Among Us (3:16) - Garden State (15:07) - Durée Totale : 55'38"

Dave Gregory fut l'un des artisans du groupe de brit-pop XTC qui marqua les années 80 par ses chansons déstructurées. Qui ne se souvient en effet de l'excellent English Settlement, un album angulaire plein de surprises et de dissonances qui, en un sens, révolutionna une fois encore la musique populaire anglaise. Si toutes les compositions en ont été écrites par Andy Partridge et Colin Moulding, c'est bien le guitariste et claviériste Gregory qui prit les textures complexes à bras le corps en empilant de multiples couches de guitares acoustiques et électriques. Après avoir joué avec XTC pendant 19 ans, Gregory connut un long passage à vide avant de s'acquoquiner en 2008 avec trois fans de son ancien groupe pour fonder Tin Spirits (depuis, il joue aussi avec Big Big Train). Et après s'être fait les dents sur des reprises de Yes, de Genesis et de XTC, le quartet enregistra tout naturellement un premier album en 2011 nommé Wired To Earth, composé d'originaux et d'une reprise de Genesis (Back in N.Y.C.), juste à temps pour accompagner Marillion dans sa tournée et impressionner ainsi les 3000 personnes du public de Port-Zélande. Combinaison agréable de pop et de prog, ce premier essai recelait suffisament de promesses pour autoriser un second opus.

Scorch poursuit dans la même veine mélodieuse mais avec davantage de confiance et de maturité. Le son "Tin Spirits" s'est affirmé avec une musique sans clavier qui réussit l'impossible : jouer du prog avec de riches textures uniquement tricotées sur des guitares. Et Daniel Steinhardt s'entend à merveille avec Gregory : les guitares se suivent, se répondent et s'empilent dans des arrangements clairs et précis parfaitement mixés par Paul Stacey (The Black Crowes, Oasis). La grande classe ici est d'avoir su définir pour chaque composition un son unique à base de guitares différentes dont les sonorités jazzy, psyché, électriques ou acoustiques sont combinées avec une musicalité et un sens du rythme peu commun. Après un temps d'ignition (comme dans Mission Impossible) et un premier titre nommé Carnivore, une petite mise en bouche instrumentale qui fait une fixation sur la cadence, les choses sérieuses commencent avec Summer Now. Ce superbe morceau laid-back chanté par le bassiste Mark Kilminster coule comme du miel au soleil avec ses harmonies douces, sa mélodie chaleureuse et un solo nonchalant articulé avec génie par Gregory. Colorée, sinueuse et hypnotique, la vidéo officielle tournée pour ce titre ressemble à un film psychédélique tandis que les images et le son parviennent à capturer l'essence de l'été à un point tel qu'on peut presque sentir le parfum des fleurs.

Les six autres titres s'enchaînent avec bonheur, chacun ayant son propre climat et, du rock alternatif de Wrapped And Tied à l'intrumental lyrique She Moves Among Us, on est en totale immersion dans un univers signifiant qu'on a envie d'explorer dans les moindres détails. Au bout du CD, le répertoire culmine avec Garden State, une compositions à tiroirs de 15 minutes avec des mélodies et des harmonies superbes offertes sur des lacis de guitares aussi subtils que ceux d'un antique Wishbone Ash qui aurait viré prog. La pochette présente un objet qui s'embrase telle une allumette au phosphore blanc : elle symbolise bien l'incendie que la musique de Tin Spirits allume dans les coeurs. Brillant !

[ Scorch ]
[ A écouter : Summer Now - Little Eyes ]

Steve Rothery Band : The Ghosts Of Pripyat (Racket), UK 2014


Steve Rothery (guitare)
Dave Foster (guitare)
Leon Parr (drums)
Yatim Halimi (basse)
Riccardo Romano (claviers)

Morpheus (7:55) - Old Man Of The Sea (11:42) - White Pass (7:51) - Summer's End (8:47) - The Ghosts of Pripyat (5:32) - Durée Totale : 55'17"

Ils ne sont finalement pas si nombreux les guitaristes électriques qui peuvent faire éclore spontanément des images dans la tête de ceux qui les écoutent. David Gilmour bien sûr est le premier nom qui vient à l'esprit tant sa capacité à emmener son public sur les nuages est immense. Terje Rypdael, Steve Hackett et Andy Latimer sont trois autres navigateurs de luxe toujours prêts pour des voyages cosmiques ou intérieurs de qualité. Et désormais il faudra aussi compter Steve Rothery au sein de cette guilde très secrète des sorciers de la six-cordes émotionnelle. Car avec cet album, le célèbre guitariste de Marillion a enfin réalisé ce que beaucoup espéraient : un disque entièrement instrumental dans lequel il aurait tout le temps d'exposer sans contrainte son art de la mélodie et sa sonorité claire sculptée par des pédales d'effets comme le delay et la réverbération.

Des paysages imaginaires prennent forme au gré des différents titres dont certains ont d'ailleurs été conçus avec des images spécifiques en tête. Ainsi White Pass fait-il référence au terrible Col Blanc, entre l'Alaska et le Canada, sur la piste empruntée par les prospecteurs lors de la ruée vers l'or du Klondike. La musique se fait ici mystérieuse, hantée, distante aussi en évoquant des paysages figés et glacés tels qu'ils pourraient être aperçus par un aigle en vol. Tout aussi évocateur est Old Man Of The Sea introduit comme il se doit par des bruits de vagues avant que le son trafiqué d'une guitare nostalgique ne submerge tout. La composition ira comme l'océan en s'amplifiant jusqu'à la tempête d'où jaillira un solo mémorable du grand Steven Wilson invité pour l'occasion. Sur Morpheus, c'est Steve Hackett (ex Genesis) qui vient épauler Rothery : dans un crescendo atmosphérique, les deux guitaristes se répondent et s'interpellent en un duo magique au flux irrépressible. Plus énergique, Summer End bénéficie de l'apport de Don Ayrey (Deep Purple) qui fait rugir son orgue Hammond en finale, alimentant le feu allumé par un Rothery qu'on a rarement connu aussi décapant. Quant à The Ghosts Of Pripyat, le dernier titre qui donne son nom à l'album, sa musique tourne comme celle d'un manège mais celui-ci ne divertit que les ombres d'une ville fantôme abandonnée après la catastrophe de Tchernobyl en avril 1986.

Cet album sensible, plein de nuances et qui n'est pas destiné qu'aux fans de belles guitares, laisse espérer qu'à côté de Marillion qui reste sa priorité, Steve Rothery trouvera encore des moments libres pour nous offrir d'autres compositions intrumentales du calibre de celles-ci.

[ The Ghosts of Pripyat ]
[ téléchargement légal haute qualté de Morpheus offert par le SRB sur Bandcamp ]
[ A écouter : Morpheus - The Ghosts Of Pripyat trailer - White Pass (Live in Plovdiv) - Old Man Of The Sea (Live In Rome) ]

Karfagen : Magician's Theater (Caerllysi Music), Ukraine 2014


Antony Kalugin (claviers)
Mathieu Speater (gt él)
Max Velichko (gt ac)
Ivan Rubanchyuk (drums)
Kostya Ionenko (b)
Pascal Gutman (stick)
Lesya Kofanova (fl)
Alexandr Pastuchov (basson)
Sergii Kovalov (bayan)
Michail Sidorenko (as)

ACT I : Magician's Theater (Overture) (6:25) - The Birth of Mankind (5:49) - Turret (1:31) - Yuletide (5:31) - Figment Of The Imagination 1 (1:19) - The Fibber`s Diary (4:29) - The Juggler’s Boast (3:24) - ACT II : Figment of the Imagination 2 (2:25) - Magician’s Spell (21:05) - Magician’s Theater (Final) (5:35) - Durée Totale : 57'33"

Si l'Ukraine fait aujourd'hui l'actualité, c'est davantage par son déchirement entre les puissances russes et européennes qui l'a conduit au bord de la guerre civile que par ses productions artistiques. Et pourtant, c'est bien d'Ukraine que nous parvient cet excellent Magician's Theater, une oeuvre instrumentale de rock symphonique qui s'abreuve à tout ce que le genre a de meilleur et à un peu plus que ça. Car cette musique est d'une surprenante richesse. Etrange, voire menaçante à certains endroits, elle est ailleurs bucolique, sillonnée de parties de flûte pastorales. Ou alors, grandiose et solennelle telle la bande sonore d'un peplum moderne, elle peut soudain se métamorphoser en une ritournelle médiévale où l'on décèle une mélodie probablement inspirée du folklore local. Depuis sa première production en 2006, Antony Kalugin a en effet toujours injecté un peu de folklore ukrainien dans sa musique allant jusqu'à utiliser le duduk ou le bayan, un accordéon chromatique dont l'utilisation remonte en Europe de l'Est jusqu'au XIXème siècle et que l'on peut entendre ici joué à plusieurs reprises par Sergii Kovalov.

Le leader et compositeur Antony Kalugin est un claviériste accompli mais il a eu la sagesse de s'entourer de musiciens divers qui apportent tous leur contribution à l'édifice. Cette fois, une grande liberté a été laissée aux deux guitaristes Mathieu Speater et Max Velichko dont les styles sont très différents mais aussi complémentaires, le premier se chargeant des solos électriques et le second des accompagnements et enluminures sur des guitares nylon et acoustiques. Parfois, le ton se durcit, les six-cordes claquent et la musique se zèbre fugacement d'éclairs métalliques. Rien d'indigeste toutefois, le style général restant globalement mélodique, marqué par les influences mêlées de formations comme The Tangent, Camel, The Enid ou Genesis première époque. Au fil des plages, apparaissent aussi une flûtiste (Lesya Kofanova), un joueur de basson (Alexandr Pastuchov sur The Fibber`s Diary) et un saxophoniste alto, Michail Sidorenko, auquel on a confié un beau solo sur le finale de Magician’s Theater.

La musique est agrémentée de sons divers comme des voix off, des chants d'oiseaux, des cris de mouette et de bébé, des boîtes musicales et autres bruitages qui renforcent l'impression que cette suite raconte une histoire féérique. Et le fait est que l'on reste captivé en permanence comme devant un bon film de genre quand les situations, les décors et les ambiances changent constamment. A ce niveau d'expressivité de la musique, le chant semble d'ailleurs complètement superflu. Enfin, s'il y a une dernière chose qu'il faut porter au crédit de Kalugin, c'est sa faculté à concevoir des arrangements somptueux qui flattent l'oreille par leur richesse et leur musicalité. Et comme c'est aussi lui qui produit, il s'est assuré de donner à ses compositions complexes un son cristallin qui privilégie un excellent mixage des instruments. On notera pour terminer la belle pochette colorée du digipack offrant une illustration pleine de magiciens, de cartes, de jeux et d'objets bizarres composant un vrai petit théâtre de l'étrange. Il n'en faut pas davantage pour évoquer le surréalisme détaillé du grand Mark Wilkinson qui réalisa les premières pochettes de Marillion.

Comment des musiciens à priori isolés du monde du prog ont ainsi pu capter avec autant de justesse et d'acuité l'essence de cette musique reste pour moi un grand mystère. Force est pourtant de constater que, sur tous les plans, Magician's Theater est une sacrée réussite.

[ Magician's Theater ]
[ A écouter : Magician's Theatre (medley part 1) - Magician's Theatre (medley part 2) - The Birth Of Mankind ]

Robert Reed : Sanctuary (Tigermoth Records), UK 2014


Robert Reed (tous instruments)

Sanctuary Part 1 (20:41) - Sanctuary Part 2 (18:09) - Durée Totale : 38'50"

Faut-il prendre ce disque comme un simple hommage au Tubular Bells de Mike Oldfield ou bien est-ce l'oeuvre d'un musicien désireux d'approfondir un style musical inventé il y a plus de quarante ans par un musicien aujourd'hui retiré aux Bahamas et qui n'a sans doute plus envie d'investir de son temps dans de telles folies ? Sans doute un peu des deux car Robert Reed, le multi-instrumentiste fondateur de Magenta et grand architecte de Kompendium, est un fan des premières grandes compositions d'Oldfield sortie dans les 70's dont le style complexe et exigeant a par la suite été délaissé par son créateur au profit de disques plus pop et plus légers. Toujours est-il que Robert Reed a réussi l'impossible: enregistrer dans son propre studio à Porth, près de Ferndale dont il est originaire, la quasi totalité des instruments couchés sur les deux-cents pistes composant ce disque (Tubular Bells n'en avait que 16). Seules les percussions, cloches, clochettes, timbales et autres cymbales ont été ajoutées dans un studio de Cardiff sous la supervision du Chef de l'Opéra National du Pays de Galles tandis que les voix féminines ont été confiées à des chanteuses professionnelles ayant l'habitude de travailler pour des compositeurs classiques contemporains.

Le résultat est sidérant tant on croirait entendre une œuvre oubliée de Mike Oldfield. L'empilement des guitares acoustiques et électriques, des piano, orgue, synthés, marimba, vibraphone, banjo, mandoline, flûtes, percussions, des chœurs et de tout le reste compose une musique miroitante étonnamment fraîche et légère. Les contrepoints et les mélodies folky se succèdent tous plus beaux les uns que les autres mais le vrai miracle, c'est que l'ensemble acquiert en fin de compte une cohérence qui n'était pas évidente à la première écoute. Invitant à une promenade bucolique ou à la rêverie, les thèmes s'enchaînent avec fluidité mais s'imbriquent aussi subtilement, revenant plusieurs fois de manière légèrement différentes dans le discours global dont le pouvoir d'attraction est largement supérieur à la somme de ses parties.

Certes, les comparaisons entre Reed et son modèle sont inévitables d'autant plus que Tom Newman et Simon Heyworth, les collaborateurs d'Oldfied sur Tubular Bells, ont participés au mixage et à la production et que, du coup, même la sonorité du disque a un air de déjà entendu. Toutefois, comme personne n'irait reprocher à certains groupes de prog modernes de sonner comme du Yes, du Genesis, du Pink Floyd ou du King Crimson, on évitera aussi de faire ce procès facile à Robert Reed. L'homme a prouvé ses capacités en matière de composition et d'interprétation tout en s'exorcisant d'un vieux démon. De plus, Sanctuary, qui ravive le souvenir d'une autre époque aujourd'hui enfuie, déborde de nuances et d'émotion. Peut-être qu'un jour, Mike Oldfield entendra cette musique là-bas sur son île lointaine et sans préjuger de sa réaction, j'imagine sans peine qu'il en serait séduit.

[ Sanctuary ]
[ A écouter : Sanctuary Part 1 (extrait) - Sanctuary Part 2 (extrait) ]

Yes : Heaven And Earth (Frontiers Records), UK 2014


Jon Davison (chant)
Steve Howe (guitare)
Chris Squire (basse)
Geoff Downes (claviers)
Alan White (batterie)

Believe Again (8:02) - The Game (6:51) - Step Beyond (5:34) - To Ascend (4:43) - In A World Of Our Own (5:20) - Light Of The Ages (7:41) - It Was All We Knew (4:13) - Subway Walls (9:03) - Durée Totale : 51'28"

A la première écoute, ce vingt-et-unième disque en studio du groupe Yes laisse perplexe. Car, en dépit d'une fantastique pochette de Roger Dean qui semblait le garant d'une continuité artistique, on n'y retrouve ni la dimension épique des grands albums des seventies comme Fragile, Close To The Edge ou Relayer ni la tendance new-wave de ceux des 80's comme 90125 ou Big Generator. A la place, on a une musique élégante et mélodique, arrangée avec intelligence et interprétée par des musiciens exceptionnels. Certes, il y manque la passion d'autrefois mais pour ceux qui apprécient le genre A.O.R. (Adult Oriented Rock), la surprise sera quand même agréable. Il faut dire que l'album a cette fois été produit par Roy Thomas Baker (qui travailla brièvement avec Yes sur un album inachevé à la fin des 70's), grand spécialiste des groupes de rock mélodique ayant dans sa gibecière des productions A.O.R. typiques comme Infinity et Evolution de Journey, Fountains Of Light de Starcastle, Head Games de Foreigner et A Night At The Opera de Queen. Son style réputé directionnel et son savoir-faire ont sans doute guidé le groupe pendant les séances d'enregistrement avec pour conséquence une migration des pièces musicales habituelles de Yes vers des chansons plus accessibles.

Le premier titre, Believe Again, rassure tout de suite sur les capacités du nouveau chanteur américain Jon Davison (Glass Hammer) qui remplace le Canadien David Benoît, pourtant très performant mais jugé trop fragile et remercié par le groupe. Plus encore que son prédécesseur, Davison est à l'aise dans son rôle de substitut à Jon Anderson, le chanteur fondateur de Yes. Il peut comme lui monter sans effort dans le registre aigu et, comme en plus, il écrit aussi des textes énigmatiques et participe ainsi au processus de composition, il remplit largement son cahier des charges. Geoff Downes, s'il n'a ni la flamboyance ni la vision d'un Rick Wakeman, use de ses claviers avec subtilité et sait comment arranger un morceau, donnant à l'occasion une touche pop efficace aux refrains dans l'esprit des 80's. Quant aux trois autres membres, ils sont égaux à eux-mêmes, délivrant un show sans faille bien que volontairement sobre à l'instar de la frappe du batteur Alan White qui s'avère ici beaucoup plus mainstream que d'habitude.

En tempo lent ou moyen le répertoire n'emballe pas d'office mais il contient quand même de bonnes chansons. Outre le précité Believe Again, Step Beyond ancré par ses lignes de synthé bizarres est un hymne joyeux qu'on a envie de chanter à l'unisson; To Ascend a un feeling éthéré plutôt agréable; In A World Of Our Own est une bonne chanson pop qui aurait pu être écrite par Paul McCartney; porté par la basse de Chris Squire, Light Of The Ages renoue avec le côté gentiment cosmique de Yes et bénéficie de superbes interventions de Steve Howe sur une guitare slide; It Was All We Knew est une jolie composition au lyrisme indéniable sublimée par un Steve Howe impressionnant de légèreté dans ses petits solos intercalaires. Mais le meilleur est pour la fin avec Subway Walls qui renoue enfin avec le côté prog symphonique du groupe ainsi qu'avec les breaks, les envolées instrumentales et les changements de rythme qui accompagnent généralement ce genre de partition.

Heaven And Earth n'est pas un disque majeur mais il n'en reste pas moins une production différente, sensible et délicate, de la part d'un groupe qui, loin de n'avoir qu'une seule couleur, compense désormais son manque d'énergie par une musicalité collective aussi subtile que délectable. En tout cas, une chose qu'on ne pourra pas leur reprocher, c'est d'avoir tenté de dupliquer une nouvelle fois ce qu'il ont déjà fait si bien jadis et naguère.

[ Heaven & Earth ]
[ A écouter : The Game - Light Of The Ages - Subway Walls ]

Synaesthesia (Giant Electric Pea), UK 2014


Adam Warne (claviers, synthés, chant, drums)
Nikolas Jon Aarland (guitare)
Ollie Hannifan (guitare)
Michael Holmes (basse)

Time, Tension & Intervention (22:10) - Sacrifice (5:25) - Noumenon (3.37) - Epiphany (6:50) - Good Riddance (3:32) - Technology Killed The Kids (3:03) - Life's What You Make Of It (7:29) - Durée Totale : 52'05"

Synaesthesia est le projet du jeune chanteur et multi-instrumentiste anglais Adam Warne qui composa sa musique dès 2010 avec l'aide du guitariste Nikolas Jon Aarland. Après le départ d'Aarland pour la Norvège, l'album fut complété pour les parties de guitare et de basse par Ollie Hannifan ainsi que par le guitariste d'IQ, Michael Holmes. D'emblée, le morceau fleuve Time, Tension & Intervention surprend par la qualité des mélodies et l'originalité des timbres. Combinaison parfaite de synthés et de guitares électriques, la musique se rattache au néo-prog classique d'IQ, Arena ou Frost* teinté d'un zeste de rock alternatif plus moderne. Cette dernière impression provient surtout de la manière de chanter de Warne dont l'approche un peu trop sobre et restreinte ne diffère pas tellement de celle d'un Steven Wilson par exemple. Raffinée et complexe, la composition déroule ses métriques variées et ses fastes au cours de ses multiples sections pendant 22 minutes qui semblent pourtant n'en durer que la moitié. Les parties instrumentales sont magnifiques, bourrées d'énergie mais fort bien aérées grâce à des arrangements subtils privilégiant clarté et respiration. Et comme il se doit, la composition s'ouvre vers la dix-neuvième minute sur un ample solo de guitare, joué par Hannifan, qui va hisser la musique vers les sommets et sonner la fin de ce morceau épique dont le thème tourne autour de l'amitié et des déceptions qui peuvent parfois en découler.

Le reste de l'album qui se situe globalement à un très bon niveau inclut deux pièces instrumentales: Noumenon, formidable condensé de musique prog avec son thème roboratif, et Technology Killed The Kids dont les sons électroniques rappellent les jeux vidéo. Un autre bon moment du disque est Epiphany qui, avec ses vagues de synthés et ses solos planants de guitare, s'inscrit davantage dans l'esprit d'un Pink Floyd revu par RPWL. Le même climat persiste sur Life’s What You Make Of It, le titre le plus accessible mais aussi le plus dispensable de l'album, qui clôture le répertoire sans rien apporter de neuf, l'essentiel ayant été dit auparavant.

La pochette a été réalisée par Freyja Dean, la fille du célèbre Roger Dean qui illustra quelques unes des plus belles productions de la musique progressiste. Evitant de copier les paysages fantaisistes et glacés de son père, elle a conçu une pochette vivante et colorée qui témoigne de son intérêt pour la nature, les plantes et les animaux considérés du point de vue de point d'un anatomiste. Designer également du logo compliqué du groupe, Freya Dean pourrait peut-être dans le futur devenir associée à Synaesthesia comme son père le fut avec Yes, pour autant bien sûr que la formation survive et enregistre d'autres disques. En attendant, une fois l'album terminé, Adam Warne s'est forgé un cadre à son épanouissement en recrutant d'autres musiciens: Sam Higgins comme second guitariste, Peter Episcopo à la basse et Robin Johnson à la batterie, constituant ainsi un véritable groupe de scène qui a fait ses premières armes en support à IQ. Le second opus de Synaesthesia sera donc probablement plus collectif et différent de ce premier travail de dentellière qui, en dépit de quelques défauts de jeunesse essentiellement au niveau du chant et des textes, promet déjà énormément.

[ Synaesthesia ]
[ A écouter : Time, Tension & Intervention - Sacrifice - Life's What You Make Of It ]

Mostly Autumn : Dressed In Voices (Mostly Autumn Records), UK 2014


Bryan Josh (guitares, claviers, chant)
Olivia Sparnenn (chant, percussions)
Iain Jennings (claviers)
Liam Davison (guitares)
Andy Smith (basse)
Anne-Marie Helder (gt, fl, claviers, voc)
Alex Cromerty (drums)

Saturday Night (5:09) - Not Yours To Take (5:01) - Running (4:33) - See You (0:23) - Home (4:39) - First Day At School (7:28) - Down By The River (4:41) - Skin On Skin (5:54) - The House On The Hill (4:23) - The Last Day (6:27) - Dressed In Voices (5:49) - The Library (4:29) - Footsteps (0:29) - Box Of Tears (3:52) - Durée Totale : 63'16"

Depuis sa création en 1995, ce groupe qui n'a jamais signé de contrat avec un label commercial, a produit de manière indépendante une dizaine d'albums en studio. Leur musique, perfusée de folk britannique (ils ont notamment enregistré en 2001 un disque consacré à l'univers du Seigneur Des Anneaux) et de rock progressiste atmosphérique où se mêlent des influences de Renaissance et de Pink Floyd, a jusqu'ici traduit une sérénité allant de pair avec un amour de la vie et de la nature. Même si, à partir de Passengers (2003), leur style a incorporé certains éléments plus contemporains, le groupe a conservé au fil des ans, sous l'impulsion de son leader Bryan Josh, une homogénéité de ton et d'intérêt et ceci en dépit des nombreux changements de personnel dont le plus important fur le remplacement de la chanteuse principale Heather Findlay par la vocaliste Olivia Sparnenn.

Dressed In Voices marque toutefois un profond changement en ce que, pour la première fois, le groupe traite d'un concept beaucoup plus sombre partiellement basé sur des faits réels, celui de l'assassinat d'une personne choisie par hasard qui se remémore avant de mourir quelques éléments clés de sa vie soudainement interrompue. Comme dans tout bon concept album, les morceaux s'enchaînent avec beaucoup de fluidité, ce qui rend l'écoute facile et captivante tandis que l'ensemble prend une dimension plus grande que la somme des morceaux individuels. Ceci dit, beaucoup de ces compositions peuvent aussi être abordées isolément et certaines sont de superbes réussites. Citons en vrac l'étrange Running bâti sur un ostinato entêtant de piano, Skin On Skin qui a l'allure d'une chanson de Led Zeppelin (période Physical Graffiti) avec son riff électrique psyché sur fonds de guitares acoustiques; The House On The Hill et son air country-folk amplifié par une pedal steel guitare de toute beauté; Dressed In Voices magnifiquement interprété par Olivia Sparnenn dans un style qui rappellera les grandes envolées lyriques du Renaissance d'Annie Halsam; ou encore The Library, chanté en duo par le couple Josh / Sparnenn, dont le solo de Fender gilmourien propulse la musique dans les hautes strates de l'atmosphère.

Rehaussée par des arrangements sophistiqués et un mixage savant, Dressed In Voices marque assurément un grand pas en avant dans l'évolution musicale de Mostly Autumn dont les choix personnels en matière de production, résultant en une distribution forcément confidentielle en dépit d'Internet, n'ont pas encore permis une reconnaissance internationale à la hauteur de leur immense talent.

[ Dressed In Voices ]
[ A écouter : First Day At School ]

IQ : The Road Of Bones (GEP), UK 2014


Peter Nicholls (chant)
Mike Holmes (gt)
Tim Esau (b)
Paul Cook (dr)
Neil Durant (claviers)

CD 1: From The Outside In (7:25) - The Road Of Bones (8:32) - Without Walls (19:16) - Ocean (5:55) - Until The End (12:00) - Durée Totale : 53'06"
Bonus CD: Knucklehead (8:11) - 1312 Overture (4:18) - Constellations (12:25) - Fall And Rise (7:10) - Ten Million Demons (6:11) - Hardcore (10:53) - Durée Totale : 49'03"


Ce onzième album en studio du groupe britannique IQ entérine un nouveau changement de line-up. Si le guitariste Mike Holmes et le chanteur Peter Nicholls sont toujours là, Mark Westworth, lui-même successeur du grand Martin Orford, a été remplacé par Neil Durant (qui officie aussi dans le groupe de fusion progressive Sphere3) tandis que la rythmique a également fait peau neuve si l'on peut s'exprimer ainsi puisqu'en fait, IQ a réengagé les deux musiciens présents sur Tales from A Lush Attic, le premier vinyle d'IQ sorti en 1983: Tim Esau à la basse et Paul Cook (aucune parenté avec son homonyme des Sex Pistols) à la batterie. Il aura fallu cinq années à la formation néo-prog pour accoucher d'un nouvel opus après le remarquable Frequency. The Road Of Bones apparaît tout de suite plus sombre : non seulement la pochette est la plus inquiétante de toute leur discographie (plus encore que celle de Dark Matter) mais le titre de l'album est tout aussi lugubre puisqu'il se réfère à la fameuse Route des os, construite en Sibérie dans des conditions épouvantables sous Staline, qui fut ainsi nommée parce qu'elle incorporait les os des prisonniers des goulags morts au cours des travaux forcés. Même la musique, tout au moins celle du compact principal, a quelque chose de troublant, voire de mélancolique qui exsude des riches textures symphoniques en mode mineur telles les âmes des damnés filtrant à travers le permafrost.

Les paroles des chansons ne sont pas pour autant très explicites, privilégiant une poésie cryptée qui n'en est pas moins efficace (All the journeys I've retraced to return me to this place. I do not walk alone as I build the road of bones…) surtout lorsqu'elle est interprétée par la voix plaintive et haut-perchée de Peter Nicholls, étonnant chanteur qui, à l'instar d'un Jon Anderson (Yes), arrive à injecter un peu de mystique et de dramaturgie dans des textes autrement obscurs. Dès le premier titre, on est plongé dans une ambiance fantasmagorique avec des bruitages et la voix de l'acteur Bela Lugosi déclamant son célèbre "Listen to them. Children of the night. What music they make!" (Dracula, 1931). Ensuite, la musique passe en mode lumière, emmenée par des tapis de synthés somptueux et la basse énorme d'Esau qui installe tout du long un drive aussi fluide qu'implacable. Tous les morceaux sont réussis y inclus le titre éponyme et même cet Ocean simple et nostalgique bâti sur d'innocents arpèges de xylophone et de piano dans un style qui leur appartient depuis une éternité. Mais IQ n'est jamais meilleur que quand il peut étendre ses ailes dans de longues pièces épiques propices à d'innombrables climats et variations. C'est le cas ici avec cet impressionnant Without Walls de vingt minutes qui s'inscrit parmi les meilleures pièces écrites par le groupe. Avec un sens aigu de la progression dramatique, IQ y déroule ses fastes en variant les plaisirs, atteignant parfois une densité palpable dans d'intenses explosions soniques qui se résolvent invariablement dans des climats mystérieux où rôdent les esprits malfaisants et surannés des films de la Hammer. Peaufiné par une production immaculée, The Road Of Bones sonne à peine plus moderne que les réalisations antérieures d'IQ mais, en revanche, la musique est de plus en plus précise et mature tout en se conformant à sa propre singularité. Elle perpétue ainsi avec brio la tradition du genre néo-prog que le groupe a inventé il y a une trentaine d'année au côté de Marillion, Pallas, Solstice et Pendragon.

[ The Road of Bones ]
[ A écouter : From The Outside In - The Road Of Bones - Without Walls ]

Ian Anderson : Homo Erraticus (Kscope), UK 2014


Ian Anderson (chant, flûte, acoustic gt)
John O'Hara (claviers)
David Goodier (b)
Florian Opahle (gt él)
Scott Hammond (dr)
Ryan O'Donnell (vocals)

Part 1: Chronicles: Doggerland (4:20) - Heavy Metals (1:29) - Enter The Uninvited (4:12) - Puer Ferox Adventus (7:11) - Meliora Sequamur (3:32) - The Turnpike Inn (3:08) - The Engineer (3:12) - The Pax Britannica (3:05)
Part 2: Prophecies: Tripudium Ad Bellum (2:48) - After These Wars (4:28) - New Blood, Old Veins (2:31)
Part 3: Revelations: In For A Pound (0:36) - The Browning Of The Green (4:05) - Per Errationes Ad Astra (1:33) - Cold Dead Reckoning (5:28) - Durée Totale : 51'38"


En 1972, le facétieux Ian Anderson, alors leader de Jethro Tull, sortait un concept album de rock progressiste fumiste et satirique mais musicalement très abouti. Pochette élaborée en forme de journal (qui prit plus de temps à concevoir que la musique), métriques complexes, orchestrations savantes, instruments multiples, sections innombrables rassemblées dans un titre unique bâti autour d'un poème écrit par Anderson mais faussement attribué à un caractère fictif nommé Gerald Bostock, tout avait été pensé pour faire de ce Thick As A Brick l'une des réalisations majeures du prog. Ce qui fut reconnu comme tel par quasiment tout le monde.

Quarante années plus tard, sans doute aiguisé par le nouvel intérêt croissant porté à la musique progressiste, Anderson réalisait une séquelle à Thick As A Brick en reprenant le personnage de Bostock pour qui il imaginait des vies possibles selon cinq scénarios différents sur des musiques dont la verve, sans atteindre celle du premier opus, n'en était pas moins réjouissante.

Et voilà que pour la troisième fois, Anderson fait revivre son personnage fétiche, aujourd'hui retraité et semi-reclus à St Cleve, qui est supposé cette fois avoir écrit les textes des chansons en s'inspirant d'un ancien manuscrit relatant certains évènements de l'histoire d'Angleterre depuis la fin de la période glaciaire tout en en prophétisant d'autres pour les quarante prochaines années. Le tout composant un thème épique propice à quelques réflexions sur l'ambigüité des diasporas humaines (We are all from somewhere else. Get over it), le contrôle des naissances, le changement climatique, la protection de l'environnement en tant que nécessité et l'avenir incertain d'une planète autrefois fertile. Anderson a remplacé les membres de Jethro Tull par une équipe de fines lames capables de le suivre dans toutes ses pérégrinations musicales, du folk au jazz en passant par le baroque et le rock. En particulier, le jeune guitariste allemand Florian Opahle, qui joua jadis avec Greg Lake, est impressionnant d'aisance. Affichant un éclectisme sans limite, il chausse, avec une confiance qui n'a d'égale que sa virtuosité, les bottes de Martin Barre dont tout le monde pensait, y compris moi-même, qu'il était tout simplement irremplaçable. Quant à Anderson, il a eu la sagesse d'adapter le registre de ses chansons aux capacité actuelles plus limitées de sa voix qu'il ne force désormais plus jamais. Par contre, il joue toujours aussi brillamment de cette flûte qui, depuis son premier disque bluesy en 1968, est la marque de fabrique de sa musique.

Renouant avec une manière classique de composer qui fut la sienne au début des 70's, Anderson délivre des mélodies superbes, abandonnant pour le meilleur les rythmiques trop métalliques qui entachèrent les derniers enregistrements du Tull. Ici, tout est plus clair, aérien, plus proche aussi d'une musique populaire qui fit la part belle de The Secret Language Of Birds et de Rupi's Dance. Mais cela reste du prog quand même avec tous ses dérapages et tous ses excès sans oublier ce zeste d'humour anglais à la Monty Python qui fait avaler toutes les couleuvres d'un concept aussi excentrique que son auteur. La production est immaculée mais comme la musique a été enregistrée live à l'ancienne avec tout le monde présent dans le studio, la chaleur est bien là. Peu à peu, au fil des écoutes, Homo Erraticus grandira dans les coeurs pour devenir un autre disque essentiel dans la saga mouvementée et imprévisible de Ian Anderson ex Jethro Tull.

[ Homo Erraticus ]
[ A écouter : Doggerland - Enter The Uninvited - The Making of Homo Erraticus (teaser) ]

Gazpacho : Demon (KScope), Norvège 2014


Jan Henrik Ohme (chant)
Thomas Alexander Andersen (claviers)
Jon Arne Vilbo (gt) - Mikael Kromer (vl & mandoline)
Kristian Torp (b)
Lars Erik Asp (dr)

I've Been Walking (09:49) - The Wizard Of Altai Mountains (04:52) - I've Been Walking Part 2 (12:30) - Death Room (18:46) - Durée Totale : 45'39"

Tout bon disque de prog conceptuel comprend d'abord un sujet original. Et c'est le cas avec ce scénario basée sur le contenu d'un mystérieux manuscrit trouvé à Pragues dans les débris d'un appartement incendié. Ecrit par un ancien résident, ce livre bourré de diagrammes et d'obscures références fait état de la présence au cours des siècles d'une entité démoniaque dévolue à semer le mal dans le monde. Cette histoire étrange aux relents fantastiques, rapportée par le père du claviériste Thomas Andersen, constitue la base d'une oeuvre complexe et cohérente découpée en quatre parties. Le groupe a choisi d'en accentuer l'étrangeté en enrobant les textes, qui traduisent une fascination aussi bien pour le sujet du livre que pour son auteur à l'esprit dérangé, d'une musique semblable à une pulsion dantesque descendue des fjords nordiques. On y retrouve toujours cette propension du groupe à délivrer des mélodies oniriques et mélancoliques entre post-rock et rock alternatif à la Radiohead, marquées par quelques références au folklore nordique. Mais sur cet album, la musique est en plus épicée ici par un violon nostalgique échappé des steppes occidentales, là par un accordéon distillant une polka surréaliste, ailleurs par une voix fantomatique piquée des craquements typiques d'un 78 tours abimé, quand ce ne sont pas des bruitages ésotériques ou des riffs atonaux qui ouvrent de nouvelles possibilités sonores. Intitulée Death Room, la dernière longue plage a quelque chose de malveillant, se prolongeant comme le cauchemar sinistre d'un patient psychiatrique. Le texte y serait directement emprunté au manuscrit (apparemment toujours consultable dans la célèbre librairie du monastère de Strahov à Prague), les paroles étant amplifiées par des accords lugubres trafiqués par l'électronique qui conjurent une malédiction ancestrale issue du fond des âges. Demon est un disque magique, à la fois éthéré et perturbant, qui déroule ses fastes maléfiques à l'extrémité arty d'un rock progressiste vraiment créatif. Superbe !

[ Demon ]
[ Présentation de Demon ]
[ A écouter : The Wizard Of Altai Mountains (extrait) - I've Been Walking (Part 2) ]

Frequency Drift : Over (Gentle Art of Music), Allemagne 2014


Run (7.05) - Once (6.06) - Adrift (4.39) - Them (7.52) - Sagittarius A* (5.50) - Suspended (8.28) - Wave (5.42) - Wander (5.33) - Driven (4.54) - Release (6.47) - Memory (10.00) - Disappeared 4.22 - Durée Totale : 75'26"

Andreas Hack (claviers, gt, b) - Isa Fallenbacher (vocals) - Agathe Labus (vocals) - Nerissa Schwarz (el harpe) - Christian Hack (gt, b) - Steve Hohenberger (gt) - Tino Schmidt (b) - Sibylle Friz (violoncelle) - Ulrike Reichel(violon)
Formé en 2007 à Bayreuth par le claviériste et compositeur Andreas Hack, ce groupe en est déjà à son cinquième disque. Cette activité pléthorique ne lui aura guère amené la notoriété malgré le superbe Ghosts sorti en 2011, un album pour les nuits blêmes quand le blues tombe comme grêle. Frequency Drift joue depuis sa naissance une musique atmosphérique, terriblement émotionnelle et nourrie de rêves cinématographiques. En dépit de la substitution de la chanteuse par une autre aux talents similaires et malgré une progression notoire dans les détails, le fond et la forme de cette musique sont restés les mêmes sur cet extraordinaire Over qui perpétue la science mélodique et l'art du fignolage de ses prédécesseurs. Avec plus de 75 minutes au compteur, le répertoire comprend quelques unes des plus belles compositions d'Andreas Hack. Depuis le sombre cauchemar de Run jusqu'à Disappear, magnifique ballade au parfum renaissance accompagnée à la harpe, l'auditeur est confronté à un pannel varié de constructions pointilleuses où la beauté des mélodies n'a d'égale que la richesse des textures. Guitares et claviers sont agrémentés de sonorités diverses apportées par des flûtes, une harpe, des violons, un violoncelle, des percussions électroniques et autres marimbas sans parler des bruitages d'ambiance qui accentuent le côté visuel de cette musique évocatrice sans équivalent dans le rock progressiste actuel. Le chant est désormais confié à la jeune Isa Fallenbacher dont la voix claire est parfaite dans ce contexte mais trois chansons (Adrift, Them et Release) sont interprétées par la plus expérimentée Agathe Labus dans un style plus sombre qui ajoute encore de la variété à l'ensemble. Et comme chaque grand disque est éclairé par un titre phare, c'est ici l'épique Memory, somme incontestable de toutes les qualités de Frequency Drift, qui brille de mille feux. Introduction classique en 3D technicolor, voix angélique, accroche mélodique, vol d'une flûte au-dessus d'un nid de riffs plombés, mise à feu des synthés, lâcher de guitares, et enfin le vertige des grands espaces avant un atterrissage qu'on aurait aimé moins rapide. Fort bien mixé par Yogi Lang (RPWL), notons encore qu'Over bénéficie de la présence de plusieurs artistes invités comme le guitariste Martin Schnella (Flaming Row), le bassiste Kalle Wallner (RPWL) et le batteur Phil Paul Rissettio (Ex-RPWL).

Comme souvent, quand une musique s'avère assez forte pour imposer un nouvel univers sonore, elle s'associe avec des images qui aident à en canaliser le sens. En l'occurrence, le choix s'est ici porté sur l'Ukrainienne Alina Rudya et sur son portfolio de photographies prises dans sa ville natale aujourd'hui désertée de Pripyat, située à proximité de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Après l'explosion catastrophique de 1986, le site fantôme a progressivement été englouti dans une nature sauvage reprenant peu à peu ses droits, laissant une impression surréaliste de perte, de décomposition et d'abandon qui sous-tendent l'esthétique générale d'Over. Il ne faut pas plus de trois écoutes en isolation profonde pour comprendre qu'Over est l'une des découvertes majeures de cette année 2014. Faite-le savoir autour de vous car il serait dommage, voire indécent, qu'un disque de cette qualité passe encore inaperçu.

[ Over ]
[ A écouter : Run (extrait de Over) ]



[ Personal Effects - Part One ] [ Personal Effects - Part Two ] [ Ghosts ] [ …Laid to Rest ]
[ A écouter : Dance No More (extrait de Ghosts) - Dead (extrait de ... Laid To Rest) - Wish (extrait de ... Laid To Rest) ]

Transatlantic : Kaleidoscope (InsideOut), USA/UK/Suède 2014


Neal Morse (vocal, claviers, gt)
Mike Portnoy ( drums, vocal)
Roine Stolt (vocal, gt, mellotron)
Pete Trewavas (b, vocal)

Into The Blue (25:13) - Shine (7:28) - Black As the Sky (6:45) - Beyond The Sun (4:31) - Kaleidoscope (31:53) - Durée Totale : 75'43"

Fantastique musique que celle de Transatlantic! Inspiré par les pionniers des seventies, ce vrai super-groupe produit un prog symphonique moderne à la croisée des chemins entre les Flower Kings, Spock's Beard et Neal Morse. Toutefois, avec quatre personnalités à bord aussi distinguées que Roine Stolt, Neal Morse, Mike Portnoy et Pete Trewavas, les mélodies sont plus mémorables, les envolées instrumentales plus flamboyantes et les harmonies vocales plus riches qu'ailleurs. Tout cela saute aux yeux dès le premier titre du répertoire, Into The Blue, véritable voyage spirituel qui n'arrête pas de se reconstruire sur lui-même. Mike Portnoy s'y révèle un merveilleux batteur, exubérant ou sobre en fonction de la nécessité et qui n'a plus grand-chose à voir avec le démon musclé qui officiait au sein de Dream Theater. Ici, son jeu tout en finesse et entièrement au service des compositions emporte l'adhésion, confirmant que Portnoy n'est jamais aussi bon que quand il relance subtilement la machine au lieu de la dompter à coups de double grosse caisse. L'autre bonne surprise est la présence de plus en plus affirmée de Pete Trewavas. Ce bassiste de 54 ans à priori effacé, qui a participé à tous les disques de Marillion depuis 1982, est aussi un vocaliste accompli, un multi-instrumentiste et, surtout, un fantastique bassiste qui, à l'instar d'un Chris Squire pour Yes, booste la section rythmique tout en complexifiant activement les lignes mélodiques des compositions. Sa contribution n'a jamais été aussi évidente que sur cet album et l'on comprend fort bien pourquoi il fut choisi comme quatrième homme polyvalent du vaisseau Transatlantic. Restent les deux piliers de la formation : Stolt, prince incontesté de la guitare, et Morse, roi des claviers en tous genres, sont au sommet de leur art en tant qu'instrumentistes tandis que leurs voix immédiatement reconnaissables se complètent et s'épaulent à merveille. On a vraiment l'impression qu'il n'y a rien que ces deux là ne puissent jouer ou chanter. Après un Whirlwind complexe et puissant livré en un seul bloc sans compromission, le quartet est revenu à un répertoire plus accessible et plus conforme à celui des deux premiers disques (SMPTe et Bridge Across Forever). Entre deux suites épiques dont les innombrables fragments emboîtés témoignent des pouvoir infinis des quatre musiciens, figurent ainsi trois excellentes chansons plus courtes et d'intensité variable qui aèrent l'ensemble. Et parmi ces dernières, Black As The Sky, avec ses indescriptibles échanges entre claviers et guitares, domine un album par ailleurs quasi parfait. Affublé d'une pochette doucement hallucinatoire, Kaleidoscope, dont le nom pourrait renvoyer à son éclectisme musical, est un régal pour les oreilles qui incite vivement à retrouver Transatlantic sur scène.

L'édition limitée de l'album offre un second compact en bonus comprenant uniquement des reprises de morceaux de rock classique et progressiste: Yes (And You And I), Electric Light Orchestra (Can't Get It Out Of My Head), Procol Harum (Conquistador), Small Faces (Tin Soldier), Focus (Sylvia), King Crimson (Indiscipline), The Moody Blues (Nights In White Satin) et même Elton John (Goodbye Yellow Brick Road) sont cette fois à l'honneur. Un DVD est également ajouté avec un "Making Of" de 28 minutes, la vidéo promotionnelle de Shine qu'on peut visualiser sur YouTube et des chutes sur les Prog Awards d'une durée de 6 minutes.

[ Kaleidoscope ]
[ A écouter : Into The Blue - Shine (Official Music Video) - And You And I (Yes cover) extrait du CD Bonus de Kaleidoscope ]

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