Jazz & Fusion : Sélection 2016 (2)

Chroniques de Pierre Dulieu et d'Albert Maurice Drion





Retrouvez sur cette page une sélection des grands compacts, nouveautés ou rééditions, qui font l'actualité. Dans l'abondance des productions actuelles à travers lesquelles il devient de plus en plus difficile de se faufiler, les disques présentés ici ne sont peut-être pas les meilleurs mais, pour des amateurs de jazz et de fusion, ils constituent assurément des compagnons parfaits du plaisir et peuvent illuminer un mois, une année, voire une vie entière.

A noter : les nouveautés en jazz belge font l'objet d'une page spéciale.


Away With YouMary Halvorson Octet: Away With You (Firehouse 12 Records), USA, 28 octobre 2016.

1. Spirit Splitter (no. 54) (6:19) - 2. Away With You (no. 55) (8 :07) - 3. The Absolute Almost (no. 52) (9 :56) - 4. Sword Barrel (no. 58) (4 :38) - 5. Old King Misfit (no. 57) (7 :33) - 6. Fog Bank (no. 56) (5 :30) - 7. Safety Orange (no. 59) (5 :12) - 8. Inky Ribbons (no. 53) (8 :38)

Mary Halvorson (guitare); Susan Alcorn (pedal steel guitare); Jonathan Finlayson (trompette); Jon Irabagon (saxophone alto); Ingrid Laubrock (saxophone tenor); Jacob Garchik (trombone); John Hébert (contrebasse); Ches Smith (batterie)


Mary Halvorson est une des musiciennes de la scène jazz actuelle parmi les plus originales voire les plus étonnantes, que ce soit comme instrumentiste ou compositrice. Elle le prouve encore avec sa dernière production Away With You.

Réunissant autour d'elle une formation qui étonne à la fois par sa configuration, par la qualité et par la personnalité des musiciens qui la composent, soit quatre souffleurs dont la réputation n'est plus à faire auxquels s'ajoutent deux guitaristes qui interagissent avec bonheur et une section rythmique de haut vol. On pourrait ainsi s'étendre sur le talent et les références de chacun de ces instrumentistes mais ce serait au risque de taire leur capacité à s'intégrer et à s'approprier la démarche musicale de leur leader.

C'est là qu'apparaît une difficulté. Comment décrire en quelques mots l'univers mélodique et harmonique que construit Mary Halvorson dans chacune des huit compositions originales qu'elle nous propose dans Away With You. "Construire" pourrait être le mot juste tant est maitrisé l'art de mettre en perspective chacune des mélodies en jouant à la fois sur l'alternance des ambiances, tantôt apaisées tantôt rugueuses ou même hasardeuses, et sur la qualité intrinsèque des musiciens qui s'expriment au gré d'associations instrumentales d'une variété incessante apportant à cet album une sonorité toute particulière. Mais le terme contraire "Déconstruire" pourrait tout autant caractériser Away With You. Il y a des senteurs d'avant-garde dans l'univers auquel Mary Halvorson nous convie. Car tout d'un coup, l'octet de Mary Halvorson s'amuse à brouiller les repères qu'il s'est ingénié à installer au gré de mélodies savamment orchestrées. Alors, tout s'entremêle, tout s'entrechoque, tout se télescope…, chacun des musiciens se libérant comme si la précision des arrangements n'était que le prétexte à s'en évader et en repousser les limites par le biais d'improvisations collectives aussi organiques que convulsives. Tout cela est d'une richesse et d'une originalité qui ne se dément jamais tout au long de l'album.

Away with You... Qu'avons-nous comme autre choix que celui de répondre positivement à l'invitation de Mary Halvorson, invitation à vivre une expérience musicale dont on revient quelque peu transformé, ou à tout le moins, un tant soit peu étourdi.

[ Chronique de Albert Maurice Drion ]

[ Away With You (CD & MP3) ] [ Away with You sur Bandcamp ]
[ A écouter : Mary Halvorson Octet : Spirit Splitter (live at The Stone, NYC, 2016) ]


Hybridations TransformationsMehdi Nabti Pulsar3: Hybridations Transformations (Indépendant / Bandcamp), Canada / France, 28 novembre 2016

1. Al-Lounassa / Choucho (03:06) - 2. Poême B / Afro-Berbère (03:43) - 3. Polypulse (02:51) - 4. Juba II (04:31) - 5. Tanit (03:50) - 6. Tiedos / La Javanaise (02:01) - 7. Uchronie (transformé) (04:53) - 8. Cimmériens (transformé) (03:40) - 9. MT (transformé) (04:56) - 10. MS (transformé) (03:43) - 11. Massinissa (transformé) (02:38)

Mehdi Nabti (sax alto, clavé, voix ); Lionel Kizaba (drums, voix, percussions congolaises); Nicolas Lafortune (basse électrique, voix). Enregistré les 27 et 28 août 2016 au studio Lakaz, Laval, Canada.


Certes, les explications détaillées dans les notes de pochette qui encadrent la démarche artistique du saxophoniste Mehdi Nabti sont complexes sinon abstraites mais, en fin de compte, pas plus que les systèmes auxquels se réfèrent des artistes comme Steve Coleman par exemple. On en retiendra en simplifiant que sa musique s'inspire des mélodies et des rythmes afro-berbères autant que des rituels soufis de l'Afrique de l'Ouest et du Nord ainsi que de l'histoire de ces régions. Il en résulte un jazz actuel dynamique et tranchant dont le souffle ramène au désert et à ses transes ancestrales. La manière de découper les phrases et de les enchaîner avec une vertigineuse rigueur évoque la démarche d'un Aka Moon, marquée à la fois par une ouverture sur le monde, des explorations polyrythmiques, et par un étrange pouvoir d'invocation.

Les morceaux sont concis avec des durées comprises entre 3 et 4 minutes et portent des titres en relation avec leur source d'inspiration : Tanit, Juba, Massinissa... Des noms qui recèlent leur part de mystère et renvoient à la riche histoire des berbères. Le fait que ces références historiques sont détaillées dans les notes de pochette renforcent le côté intellectuel d'une approche globale similaire à celles des périodes antiques, quand la philosophie, les sciences, le sacré et l'art participaient d'une réflexion unique. Le tandem Nicolas Lafortune (basse) et Lionel Kizaba (batterie) invente des constructions métriques inusitées et maintient tout du long une pulsation tellurique permettant au saxophoniste de dérouler des phrases incantatoires qui entretiennent sûrement un rapport ésotérique avec les nombres. Sur Uchronie, les voix des musiciens scandent le rythme en lingala tandis que sur Cimmérien qui se rapporte à l'univers imaginaire de Conan, c'est une mélodie issue de la fantastique bande sonore de Basil Poledouris pour le film de John Milius qui est intégrée avec bonheur. Tout ça pour dire que la vision du leader, dans laquelle la musique est constamment rattachée à des préoccupations historiques, géographiques ou simplement esthétiques, est beaucoup plus vaste qu'on ne l'imagine. D'ailleurs, pour une compréhension de son album dont la durée totale ne dépasse pourtant pas les quarante minutes, il m'a fallu y consacrer plusieurs heures de lecture et d'écoute attentive. Une occupation ma foi bien passionnante et dont on sort forcément plus riche qu'après y être entré.

[ Hybridations Transformations sur Bandcamp ]
[ A écouter : Hybridations & Transformations (Teaser) ]


LimerenceJonathan Lindhorst : Limerence (Indépendant / Bandcamp), Canada, 13 Octobre 2016

1. My Name is Jonathan Lindhorst (00:40) - 2. The Tyromancer's Apprentice (05:27) - 3. Schöner Tag (06:03) - 4. Interlude 1 (01:20) - 5. Anatadaephobia (04:47) - 6. Feast of Dragonflies (06:11) - 7. Limerence (05:33) - 8. Interlude 2 (03:28) - 9. - Kira's Körbchen (02:41) - 10. Unironic Moustache (04:13) - 11. Lady O (05:48) - 12. Wand of Knowledge (06:02) - 13. End Credits (01:26)

Jonathan Lindhorst (ts); Ryan Butler (gt); Dan Fortin (b); Nico Dann (drums) + Aaron Shragge (dragonmouth trumpet sur 5 et 12, shakuhachi flute sur 4 et 8). Enregistré au Studio 270 à Montréal, les 20 et 21 décembre 2014.


Saxophoniste canadien basé à Berlin, Jonathan Lindhorst vient de sortir un premier album intitulé Limerence, un terme décrivant un amour passionné et irrationnel envers quelqu'un ou quelque chose, ici en l'occurrence la musique. Après s'être présenté non sans humour (c'est un Lindhorst âgé de 11 ans qui parle) dans le court My Name Is Jonathan Lindhorst, le répertoire débute vraiment avec The Tyromancer's Apprentice qui dévoile un jazz à la sonorité moderne marquée par la guitare électrique traînante de Don Scott. Les tourneries sinueuses et nostalgiques du saxophone se déroulent sur le drive indéfectible d'une rythmique plutôt cool composée de Dan Fortin à la basse et de Nico Dann à la batterie. Une ambiance chaude et sereine qui ne manque pas d'attrait s'est discrètement installée et l'on se réjouit de la voir se prolonger dans le morceau suivant dont le nom est adapté au nouvel environnement du Torontois : Schöner Tag. Globalement, le disque entier présente d'ailleurs une grande unité, les titres étant pour la plupart en tempo lent ou moyen, offrant des couleurs feutrées même quand le style se fait plus ouvert, les textures plus urbaines et la guitare plus acide comme dans Unironic Moustache. Plus chatoyant, Lady O a un petit côté folk agréable avec sa mélodie subtile et chantante sur fond de guitare acoustique et une basse ronde qui diffuse des vibrations apaisantes.

Sur les deux interludes, le quartet est augmenté par Aaron Shragge en invité qui y joue de la flûte d'une façon très méditative. Spécialiste de la "dragon Mouth trumpet", un instrument unique ressemblant une trompette normale à pistons mais dont le son est également modulé par une coulisse télescopique comme pour un trombone, Shragge l'a aussi apportée et en joue sur Anatadaephobia, un hommage au dessinateur humoristique Gary Larson avec une séquence cartoonesque où les deux solistes imitent une sauvage attaque de canards, et Wand Of Knowledge, une superbe composition où les sonorités des cuivres s'entrelacent avec bonheur. A la fois originale, dynamique, souvent apaisante et teintée de bonne humeur, la musique de Jonathan Lindhorst (dont il est l'auteur pour 11 titres sur 13) vous tend la main pour un voyage des plus séduisants et même émouvants.

[ Limerence (MP3) ] [ Limerence sur Bandcamp ]
[ A écouter : The Tyromancer's Apprentice (Live @ Cafe Resonance à Montréal, Août 2015) ]


Unheard BirdCharlie Parker : Unheard Bird, The Unissued Takes (2CD - Verve/Universal), USA 2016

1. Okiedoke (5 versions) - 2. Visa (4 versions) - 3. Tune X / Segment (5 versions) - 4. Tune Y / Passport (2 versions) - 5. Tune Z / Passport (7 versions)) - 6. If I Should Lose You (2 versions) - 7. Star Eyes (3 versions) - 8. Blues (8 versions) - 9. Bloomdido (2 versions) - 10. An Oscar For Treadwell (4 versions) - 11. Mohawk (4 versions) - 12. My Little Suede Shoes (4 versions) - 13. Tico Tico (5 versions) - 14. Fiesta (2 versions) - 15. Mama Inez (2 versions) - 16. Night And Day (3 versions) - 17. Almost Like Being In Love (3 versions) - 18. What Is This Thing Called Love? (4 versions)

Charlie Parker (as) + formations diverses (listing complet dans l'album). Enregistrements originaux supervisés par Norman Grantz. Produit par Harry Weinger et Phil Schaaap.


Un album de morceaux inédits, consacré au plus grand soliste alto de l'histoire du jazz, qui paraît 61 années après sa mort, ça excite forcément l'intérêt. En fait, tous renseignements pris, il ne s'agit que de prises alternatives et de faux départs enregistrés par Parker en studio de 1949 à 1952 pour les labels Clef et Norgran de Norman Granz, plus tard absorbés par Verve. Pour être plus précis, l'album offre 18 prises définitives (master takes de Parker enregistrées sous différentes configurations) plus 51 autres prises (alternatives, incomplètes, ou faux départs) qui ont été retrouvées et répertoriées par le producteur Phil Schaap après la publication en 1988 de son fameux coffret de 10 CD intitulé "Bird, The Complete Charlie Parker on Verve" et qui forcément n'avaient pas pu être incluses dans cette anthologie. Il faut donc en tout premier lieu considérer ce double CD comme un complément à l'intégrale précitée qui, avec ses 175 plages, était déjà en soi réservée aux spécialistes et complétistes, l'amateur normal pouvant se contenter du coffret de 3 CD "The Complete Verve Master Takes" qui compile les 72 prises officielles enregistrées par Bird en studio pour Verve de 1949 à 1954.

Ceci ayant été bien précisé, toute personne qui déciderait d'acquérir ce nouvel album sur la base de son intitulé alléchant ne serait quand même pas déçue. Le répertoire a été intelligemment conçu de manière à donner pour chaque morceau les différentes prises incomplètes ou alternatives dans leur ordre chronologique avec la version définitive à la fin. Ce choix n'est peut-être pas le plus confortable pour l'écoute mais il est indéniablement le plus didactique, l'auditeur comprenant mieux au fil des différents essais, d'une part, comment Parker arrive à la prise finale et, d'autre part, comment ses partenaires (Gillespie par exemple sur An Oscar for Treadwell et Mohawk) s'habituent peu à peu aux harmonies très structurées et aux mélodies complexes exposées par le saxophoniste et finissent par éviter les erreurs. S'il y a ainsi une chose que ce compact démontre c'est le génie musical de Parker, en avance sur tous les plans par rapport aux autres musiciens de l'époque mais aussi parfaitement capable, et souvent simplement et avec une grande disponibilité, de tirer vers le haut ceux qui l'accompagnaient. "Jouer avec lui" disait Jimmy Scott, "c'était comme d'aller à l'école, on apprenait tous les jours".

On notera encore pour terminer le livret fort intéressant de 32 pages qui fournit une chronologie historique de chaque séance ainsi qu'une analyse des différentes prises.

[ Charlie Parker : Unheard Bird / The Unissued Takes (CD & MP3) ]
[ A écouter : Tico Tico (Alternate Take) - Night and Day (Alternate Take) ]


Cuong Vu Trio Meets Pat MethenyCuong Vu Trio : Meets Pat Metheny (Nonesuch), USA 2016

1. Acid Kiss (9:04) - 2. Not Crazy (Just Giddy Upping) (6:04) - 3. Seeds Of Doubt (7:00) - 4. Tiny Little Pieces (10:29) - 5. Telescope (7:04) - 6. Let's Get Back (7:23) - 7. Tune Blues (6:15)

Cuong Vu (trompette); Stomu Takeishi: (basse); Ted Poor (drums); Pat Metheny (guitare)


Musicien américain d'origine vietnamienne, le trompettiste Cuong Vu n'est pas facilement classable. Depuis qu'il a fait partie du Pat Metheny Group en 2002, il s'est pourtant fait un nom et rejoue périodiquement avec son ancien patron qui semble apprécier son approche ouverte du jazz. A la tête de son trio habituel comprenant le bassiste électrique japonais Stomu Takeishi et le batteur Ted Poor, il a donc inversé les rôles en invitant Metheny sur son propre album et en le forçant en quelque sorte à s'adapter à son univers singulier. La rythmique lourde pose les bases d'une musique urbaine, parfois lugubre et parfois frénétique, zébrée par une trompette imprévisible et très personnelle dont le son est occasionnellement trafiqué par des effets électroniques. Alternant paysages sonores oniriques et éruptions fulgurantes, Cuong Vu reste fidèle à sa vision dans laquelle Metheny s'intègre facilement. Dans l'impossibilité de déployer son inclination naturelle pour les belles mélodies, le guitariste revoit sa stratégie et délivre des accompagnements bizarres ainsi que des solos blêmes dont l'intensité rock en surprendra plus d'un. C'est l'apanage des grands musiciens de se remettre en question quand c'est nécessaire et Metheny prouve ici une fois encore quel musicien polyvalent il est, capable de jouer tous les styles sans pour autant se départir de ce son unique qui le rend immédiatement reconnaissable. Entre avant-gardisme apocalyptique et chant funèbre en passant par la tradition post-bop, ce jazz de l'au-delà aussi déroutant que troublant ne laissera personne indifférent.

[ Cuong Vu Trio Meets Pat Metheny ]
[ A écouter : Let's Get Back ]


Cloud Appreciation Day Matthew Sheens : Cloud Appreciation Day (QFTF), USA / Australie, 2016

1. Rage Against the Dying of the Light (6:26) - 2. Names (6:29) - 3. Interlude No. 1: Rage (1:49) - 4. First Orbit (5:01) - 5. Cumulonimbus Society (5:31) - 6. Interlude No. 2: Orbit (4:25) - 7. A Midsummer Nightmare (4:55) - 8. Cloud Appreciation Day (5:34) - 9. Life Measured in Haircuts (3:37) - 10. Interlude No. 3: Cloud (2:10) - 11. Last Poem (5:08)

Matthew Sheens (p); Gian Slater, Lauren Roth, Aubrey Johnson, Tomas Cruz, David Lang (vocal); Alex Goodman (guitare); Alex Boneham, John Patitucci (b); Tim Firth, Kenneth Salters (drs)


Pianiste d'origine australienne aujourd'hui basé à New York, Matthew Sheens a bénéficié de plusieurs récompenses, dont une de Downbeat, qui lui ont permis de poursuivre sa formation aux Etats-Unis. Faisant suite à deux premiers albums personnels fort remarqués (Every Eight Seconds en 2012 et Untranslatable en 2014), Cloud Appreciation Day se révèle être un projet hybride comprenant des pièces jouées à Sydney avec des partenaires australiens et d'autres enregistrées à New York avec des musiciens américains dont le bassiste John Patitucci. Toutefois, quelques réenregistrements ultérieurs en studio ont permis à Sheens d'harmoniser les sessions afin de rendre son album plus cohérent. Impressionnante aussi bien par ses qualités rythmiques que par sa force mélodique, la musique surprend aussi par son côté narratif qui traduit les liens existant entre les compositions et certains événements : à titre d'exemple, Last Poem est inspiré par un poème trouvé dans la poche d'un prisonnier du camp de concentration d'Auschwitz après sa mort.

Rage Against The Dying Of The Light, qui ouvre l'album, est déjà un condensé d'émotions multiples alors qu'une mélodie flâneuse est périodiquement déchirée par des bourrasques de notes. L'osmose entre le piano et la guitare du Canadien Alex Goodman est, sur ce morceau comme sur les suivants, quasi télépathique, leur interaction et leur complémentarité créant des paysages sonores aussi inédits que fascinants. Intégrant un chant épuré, First Orbit est une composition sophistiquée mais légère peut-être inspirée par une poésie contemporaine. Cumulonimbus Society renoue avec la verve rythmique du premier morceau et si l'on y devine dans ses sonorités comme un désir d'Afrique, c'est d'abord le mouvement ample de la musique qui emporte en évoquant les turbulences des sombres masses d'air de son intitulé. Des harmonies vocales subtiles sont utilisés à bon escient sur plusieurs morceaux comme A Midsummer Nightmare ou le superbe titre éponyme dont le lyrisme, la légèreté et le dynamisme raviront les amateurs de nuages en rappellant certains climats propres à Pat Metheny. On notera aussi la présence dans le répertoire de trois interludes qui remettent en mémoire, le temps de quelques mesures, les principaux thèmes du disque: Rage, Orbit et Cloud. Même si cet album peut avant tout être qualifié d'œuvre de compositeur, il n'en recèle pas moins d'autres vertus : une interprétation élégante des thèmes et un jouage aéré, des improvisations et des interactions équilibrées qui servent avant tout les compositions, une sonorité collective contrastée et particulièrement agréable… Voilà quelques unes des qualités qui donnent aussi envie de réécouter ce Cloud Appreciation Day.

[ Cloud Appreciation Day (CD & MP3) ] [ Le label QFTF ] [ Cover Art & Infos ]
[ A écouter : Rage Against the Dying of the Light ]


AtmosphèresTigran Hamasyan/ Arve Henriksen/ Elvind Aarset/ Jan Bang : Atmosphères (ECM), Arménie / Norvège, 2 septembre 2016

CD 1 : 1. Traces I (6:52) - 2. Tsirani Tsar (5:49) - 3. Traces II (4:32) - 4. Traces III (5:45) - 5. Traces IV (5:14) - 6. Traces V/Garun A (12:39) - 7. Traces VI (4:50) - 8. Garun A (Variation) (3:52)
CD 2 : 1. Traces VII (9:28) - 2. Traces VIII (5:59) - 3. Shushiki (4:41) - 4. Hoy Nazan (3:51) - 5. Traces IX (5:53) - 6. Traces X (5:56) - 7. Angel Of Girona/Qeler Tsoler (3:35)

Tigran Hamasyan (piano); Arve Henriksen (trompette); Eivind Aarset (guitare); Jan Bang (sampling).


Double album entièrement dédié à de la musique d'ambiance, Atmosphères porte bien son nom et le pianiste arménien Tigran Hamasyan a manifestement trouvé en Arve Henriksen, trompettiste norvégien au son étrange, une âme sœur. Leur musique évoque les longues plaintes oniriques de Brian Eno et de Jon Hassell même si la part improvisée est ici nettement plus conséquente. Quant au guitariste Elvind Aarset, ancien compagnon de Ketil Bjornstad (Grace), de Jon Hassell (Last Night The Moon Came Dropping Its Clothes In The Street), et d'Arve Henriksen (Cartography), il n'est pas étranger à ce genre d'environnement et délivre les indispensables nappes sonores cotonneuses sur lesquelles viennent se poser les solistes. Ceci dit, le quatrième larron, Jan Bang, joue également un rôle essentiel au niveau des textures en samplant, remixant et délivrant des motifs électroniques créés en temps réel pendant la session d'enregistrement à l'Auditorio Stelio Molo de Lugano. La composition principale s'appelle Traces et c'est une longue suite déclinée en dix sections non contigües et de longueur variable qui s'intercalent avec six thèmes magnifiques du compositeur arménien Komitas. A certains moments, Henriksen émule avec sa trompette cet instrument traditionnel nommé duduk tandis que Hamasyan se laisse emporter vers un jeu plus torrentiel et avant-gardiste (Traces II) sans pour autant que l'impression de voyage en apesanteur ne soit jamais rompue. Il est impossible de ne pas succomber à cette musique même si, avouons-le, il vaut mieux être dans une ambiance de recueillement et dans un état d'esprit enclin à la méditation pour en profiter pleinement.

[ Atmosphères (CD & MP3) ] [ Cristal Records ]
[ A écouter : Tigran Hamasyan/Henriksen/Aarset/Bang live at Bergen Jazzforum, Bergen, Norway, 2014 ]


JoyPierre Bertrand : Joy (Cristal Records), France, 23 septembre 2016

1. Emove (3:57) - 2. Muse (7:50) - 3. White Light Alone (5:29) - 4. Heart (7:01) - 5. Fly (3:50) - 6. Mano a Mano (6:34) - 7. Black or White (4:53) - 8. Acqua (7:39) - 9. Love Song (4:20) - 10. Joy (8:58)

Pierre Bertrand (saxophones); Minino Garay (batterie & percussions); Jérome Regard (basse); Alfio Origlio (piano); Xavier Sanchez (cajon); Paloma Pradal (voix); Sabrina Romero (voix & cajon supplémentaire); Melchior Campos (voix); Alberto Garcia (voix); Sylvain Luc (guitare); Louis Winsberg (guitare); Jean-Yves Jung (piano); Edouard Coquard (cajon supplémentaire).


Véritable musicien éclectique, créateur du Paris Jazz Big Band, avec lequel il a remporté un Django d'Or et les Victoires du Jazz en 2005, le saxophoniste et flûtiste Pierre Bertrand est également un arrangeur très sollicité en jazz comme dans le monde de la variété (Nougaro, Aznavour) ainsi qu'un compositeur prolifique de musiques de films et de génériques d'émissions comme justement celle de la cérémonie des Django d'Or. Attiré par la fusion et les musiques du monde, il est aussi le créateur de la Caja Negra, un collectif auquel ont participé des invités prestigieux comme le guitariste Louis Winsberg, le percussionniste argentin Minino Garay et la chanteuse de flamenco Paloma Pradal, avec lequel il enregistra en 2010 un premier disque sous son nom. Aujourd'hui, entouré de musiciens issus de ce projet, il publie un second album qui expose de nouvelles idées en termes de mélodies et d'arrangements. Sous une pochette d'un rouge flamboyant se niche un disque dont les dix compositions révèlent une vision artistique bien affirmée.

Ouvrant le répertoire, Emove avec ses chœurs et son saxophone soprano voluptueux s'inscrit d'abord dans un jazz européen classique pendant la moitié de sa durée avant de basculer dans une seconde partie plus rythmée dans un style latin qui n'est pas sans évoquer l'esprit de Chick Corea (en version acoustique) mais aussi, à un certain moment de son évolution, celui du Pat Metheny Group (période Still Life). Ce genre de fusion douce et latine, qui n'a rien à voir avec le smooth jazz, est exploré dans les superbes morceaux intitulés Heart, Fly, Acqua et Joy, tous enluminés par de légères harmonies vocales à trois ou quatre voix. L'intégration de chanteurs sans paroles dans les orchestrations leur apporte beaucoup de fraîcheur tout en augmentant considérablement leur potentiel de séduction. D'autres plages relèvent d'un jazz plus conventionnel dont les thèmes inspirés servent de tremplin à des improvisations de toute beauté, délivrées par le leader mais aussi par ses compagnons de fortune : le piano de Alfio Origlio derrière le soprano lyrique de White Light Alone est d'une belle limpidité tandis que Love Song, joué au ténor par Bertrand, bénéficie d'un court mais beau solo de guitare électrique de Sylvain Luc. L'autre guitariste virtuose, Louis Winsberg (ex Sixun) est, quant à lui, présent sur plusieurs autres titres dont Joy et Acqua qui mettent en exergue sa technique aux influences multiples. En définitive, ces musiques d'aventures sont d'une rare élégance tandis que leur palette sonore est richement colorée, ce qui est normal vu l'influence patente qu'ont eu les rythmes espagnols et sud-américains sur leur conception. On n'a en tout cas aucune difficulté à se laisser porter par le flot de ces notes vagabondes qui génèrent l'optimisme et font, en fin de compte, lever la joie promise dans le titre de l'album.

[ Joy (CD) ] [ Cristal Records ]
[ A écouter : Teaser de l'album Joy ]


ContrastsMatthieu Marthouret Bounce Trio (feat. Serge Lazarevitch) : Contrasts (We See Music Records), 3 Octobre 2016

1. Kind Folk (7:04) – 2. It Should Have Been A Normal Day (3:02) – 3. Charade (Impro 1A) (0:26) – 4. Bounce One (8:53) – 5. Keepin It Quiet (7:05) – 6. Smog (Impro 1C) (0:22) – 7. J.Z. (4:27) – 8. Shine On Your Crazy Diamond (8:07) – 9. Rage (Impro 2) (0:33) – 9. Innocent Victims (5:03) – 11. Equilibrium (Impro 3) (0:33) – 12. Bounce Ten (6:06)

Matthieu Marthouret (organ, Moog, claviers); Toine Thys (tenor saxophone, clarinette basse); Gauthier Garrigue: drums + Serge Lazarevitch: guitare sur 1, 2, 3, 4, 6, 8, 9, 10, 11) et Nicolas Kummert (voix sur 10).


Pour illustrer la pochette de son deuxième album, le Bounce Trio a choisi cet alignement de Cadillac plantées dans le sol qui constitue une étonnante sculpture exposée à Amarillo (Texas). Difficile à justifier mais peut-être n'est-ce après tout qu'un clin d'oeil aux pochettes psychés signées Hipgnosis qui décoraient les albums de Pink Floyd dont l'emblématique Shine On You Crazy Diamond est repris ici dans une version à la fois respectueuse et expressive. Le fait que les voitures forment avec le sol le même angle que les faces du prisme de Dark Side Of The Moon pourrait confirmer cette explication qui en vaut bien une autre. Quoiqu'il en soit, la musique de Contrasts s'inscrit davantage dans la ligne des combos avec orgue qui, depuis Jimmy Smith, font vibrer le jazz d'un groove aussi sensuel qu'infectieux.

En ouverture, Kind Folk installe un swing suave sur une harmonie sophistiquée qui rappelle l'esthétique de son compositeur, le regretté trompettiste Kenny Wheeler. La main droite de Matthieu Marthouret danse sur le clavier de son orgue Hammond dont les notes se faufilent entre le saxophone de Toine Thys et les accords subtils de Serge Lazarevitch. Mais dès It Should Have Been A Normal Day, une composition plus abstraite du guitariste, la musique se diversifie grâce en partie au son magnifique de la clarinette basse. Toujours à la recherche d'une phrase originale, Toine Thys a décidément développé sur cet instrument un style singulier particulièrement attachant. L'ambiance change encore sur Bounce One avec l'introduction d'un Moog dont le leader tire des cocottes funky aux effets garantis. Plus inattendu encore est le nostalgique Innocent Victims, écrit en hommage aux victimes des attentats terroristes de Paris en 2015, qui bénéficie de la voix de Nicolas Kummert en invité dont les étranges vocalises, littéralement incrustées dans un arrangement vaporeux, ressemblent à des lamentations spectrales. Ajoutez encore un J.Z. groovy dédié à Joe Zawinul, un Keepin' It Quiet au rythme gentiment chaloupé propice à de superbes envolées successives de sax et d'orgue ainsi qu'un Bounce Ten en forme de rebond festif à la métrique complexe et l'on aura compris qu'on tient là un groupe (et un disque) à géométrie variable correspondant à la forte personnalité des musiciens impliqués. On ne manquera pas aussi de mentionner le jeu agile, clair et attentif du batteur Gauthier Garrigue, nouveau maître inventif du rythme déjà entendu aux côtés du trompettiste David Enhco, qui assure un soutien impeccable en toutes circonstances. Vu l'énorme diversité stylistique de ce disque qui porte son nom comme un étendard (Contrastes), celui qui choisira d'écouter attentivement cette musique ne saurait s'ennuyer une seule seconde.

[ Contrasts sur Bandcamp ]
[ A écouter : Contrasts (EPK - Teaser) ]


Finis TerraeAlula : Finis Terrae (Composite Collectif), 2016

1. Lona (11:05) - 2. Les Ethiopiques (9:54) - 3. Forêt Danse (6:15) - 4. Le Centre Du Monde Est Partout (9:22) - 5. Les Trois Belles d'Eté (6:20) - 6. Nostalgia In Tropical Rain Forest (8:10) - 7. Malta, Gozo et Comino (8:04)

Christophe Lehoucq (compositions, sax alto, sax en ut, electronics); Philippe Razol (sax soprano, sax ténor, electronics); Alex Stuart (gt); Bachir Sanogo (chant , n'goni, percussions); Gilles Sonnois (b); Gérald Portocallis (dr). Enregistré en septembre 2015 au studio des Egreffins.


Quatrième album de ce groupe parisien qui existe depuis 1998, Finis Terrae est marqué par l'inclusion récente de Bachir Sanogo, chanteur, joueur de kamalé n'goni et percussionniste ivoirien. Sa voix, son djembé et sa guitare traditionnelle impriment en effet une coloration ouest-africaine aux compositions plus éclectiques du saxophoniste Christophe Lehoucq. Le groove nonchalant propre aux musiques du grand fleuve Niger est souvent présent et c'est dans son flot que s'immergent les solistes, en l'occurrence le guitariste électrique Alex Stuart et, surtout, les saxophonistes Christophe Lehoucq et Philippe Razol dont les lignes cuivrées dans Forêt Danse forment un tourbillon organique des plus réjouissants. D'une manière générale, l'entrelacement entre folklore et musique improvisée est cohérente et bien dosée, ce qui amène certaines compositions comme Nostalgia In Tropical Rainforest à proposer des atmosphères originales au confluent des deux cultures. Quelques bruitages atmosphériques et sons électroniques très subtils donnent à l'occasion une touche aérienne à la musique comme sur Les Trois Belles d'Eté dont la structure évoque davantage un jazz européen aux sonorités plus feutrées et introspectives. Bien sûr, il y a l'inévitable Lona, un véhicule modal avec cadence et voix africaines qui coule comme du miel au soleil, emportant les solistes qui rebondissent sur le trampoline des rythmes alanguis. Placé stratégiquement en début de répertoire, il attirera le bedeau amateur de productions "world" mais il est bon de savoir que la musique d'Alula (dont le nom fait référence à une partie du plumage de l'aile des oiseaux) est un peu plus que ça : globalement, elle s'inscrit plutôt dans une fusion douce de mélodies délicates, d'improvisations aérées et d'ostinati envoûtants dont la séduction immédiate résiste aussi aux écoutes successives.

[ Finis Terrae (CD & MP3) ]
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