Né le 21 novembre 1904 (et non en 1901 comme on l'écrit parfois suite à une confusion avec l'enregistrement de sa sœur décédée en 1903) à St. Joseph dans le Missouri, Coleman Randolph Hawkins, qui pratiquait déjà le piano et le violoncelle, fait courir ses doigts sur un saxophone ténor dès l'âge de neuf ans : un exploit quand on imagine le volume imposant de l'instrument - en fait un ténor en ut (C-melody sax) légèrement plus petit et plus aigu que le ténor en si bémol (B-flat). Professionnel à 12 ans sur un instrument alors pratiquement inutilisé dans le jazz, il aura le temps de se perfectionner pendant ses études à l'Institut Éducationnel de Topeka (Kansas) avant de se faire apprécier sur les scènes locales. La ville ne l'a d'ailleurs pas oublié puisqu'elle organise chaque année le Coleman Hawkins Neighborhood Festival en hommage à sa mémoire. Mais c'est en 1922 que sa carrière va démarrer lorsque la chanteuse de Blues Mamie Smith, l'ayant remarqué sur une scène de Kansas City, l'engage au sein de ses Jazz Hounds (Mamie Smith, Complete Recorded Works Vol. 2 & 3, 1921-1922, CD Document). Sa sonorité rugueuse et son jeu staccato de l'époque n'ont encore rien d'exceptionnel et il doit sa notoriété plus à une absence presque totale de concurrence (si l'on excepte Bud Freeman qui fut l'un des rares saxophonistes ténors à être accepté par les groupes de dixieland et qui jouait dans un style radicalement différent) qu'à la spécificité de son phrasé.
Pourtant, en août 1923, il a l'occasion d'enregistrer avec Fletcher Henderson qui va le recruter une année plus tard lors de la constitution de son grand orchestre permanent au sein duquel Coleman va rapidement s'imposer comme la star du ténor. Influencé notamment par Louis Armstrong, qui rejoint également l'orchestre d'Henderson un peu plus tard dans l'année, son jeu évolue rapidement et devient plus legato à tel point qu'en 1926, le solo qu'il prend sur The Stampede permet déjà à la fois de le classer parmi les solistes majeurs de l'époque et de l'imposer comme la première référence du jazz en matière de saxophone ténor (The Chronological Fletcher Henderson 1926-1927, CD Classics 597). Tout en enregistrant en parallèle au sein des McKinney's Cotton Pickers et avec les Mound City Blue Blowers de Red McKenzie avec qui il enregistrera Hello Lola et One Hour qui contiennent deux de ses plus importants solos gravés pendant les années 20 (The Chronological CH 1929-1934, CD Classics 587), il restera dans le grand orchestre de Fletcher Henderson jusqu'en 1934, date à laquelle il décide subitement de tenter sa chance ailleurs. Après avoir envoyé un télégramme à Jack Hylton, une sorte de Paul Whiteman anglais à la tête d'un orchestre de jazz symphonique qui lui a été recommandé par le bassiste d'Henderson, Hawkins s'embarque sur l'Ile de France à destination de l'Europe.
Il y passera cinq années, intégrant d'abord l'orchestre de jack Hylton en Angleterre avant de s'aventurer sur le continent pour y jouer avec des groupes de passage rencontrés au hasard des villes. De cette époque, L'histoire se souvient surtout de son exclusion de la tournée du Hylton's Orchestra en Allemagne par suite de l'application des lois raciales imposées par les Nazis. Et aussi de ces enregistrements mémorables que sont les fameux Honeysuckle Rose et Crazy Rhythm réalisés en 1937 en compagnie de Benny Carter, de Django Reinhardt et de Stéphane Grappelli relégué pour l'occasion au piano (The Chronological CH 1937-1939, CD Classics 613 / The Hawk in Europe, 1934 - 37, CD Living Era). Pourtant, c'est sans doute pendant cette période que Coleman Hawkins apprendra à développer de longues improvisations encouragées par l'accueil triomphal que le public européen réserve à chacune de ses interventions. Cette manière de jouer, plus libre et plus ample que les courtes phrases qu'ont lui aurait accordées au sein des grands orchestres, n'aurait peut-être pas vu le jour aussi rapidement aux États-Unis où la mode de l'époque portait d'avantage à se trémousser sur les grandes machines à swing qu'à apprécier les long solos improvisés. Body and Soul aurait-il donc été conçu en Europe ?
Lorsque la seconde guerre mondiale se profile en 1939, il est temps pour Coleman de rentrer aux États-Unis. Une surprise l'y attend : pendant son absence, un autre saxophoniste ténor a émergé sur le devant de la scène. Lester Young et son style original, alangui et sophistiqué, ont squatté l'attention du public. Sa manière de jouer en flottant sur les barres de mesure l'oppose à l'exubérant Coleman qui est pourtant loin d'avoir soufflé sa dernière note. Le 11 octobre 1939, il enregistre pour RCA Victor le standard Body and Soul. Après un départ ancré sur la célèbre mélodie de Johnny Green, Hawkins s’en écarte tellement qu’au second chorus seule la trame harmonique du thème original, qui soutient les variations, a été préservée. Se démarquant de l’époque Swing où les solistes ne faisaient bien souvent que paraphraser la mélodie des chansons sur des variations rythmiques, cette manière d’improviser mise en valeur par une sonorité moelleuse et bien timbrée est le reflet d’une prise de conscience novatrice des possibilités du saxophone. Cette interprétation équilibrée, dense et réduite à l'essentiel (une courte intro au piano et 2 chorus) d'un thème qu'il avait l'habitude de développer sur une dizaine de chorus dans ses concerts obtient un fantastique succès populaire et impose définitivement Coleman Hawkins comme un des géants du jazz : son saxophone ténor alliant souplesse, vibrato, souffle et plénitude sonore devient alors un emblème du jazz au même titre que la trompette d'Armstrong et inspirera par la suite de nombreux musiciens comme Don Byas, Ben Webster, Chew Berry, Hershell Evans, Sonny Rollins ou Eddie Lockjaw Davis pour n'en citer que quelques uns. A noter que la compilation RCA présente une seconde version de Body and Soul enregistrée 17 ans plus tard avec un grand orchestre comprenant une section de cordes et arrangée par Billy Byers.
Au début des années 40, Hawkins met sur pied un orchestre de 16 musiciens et se produit au Savoy Ballroom. Il existe un LP assez rare édité par Alamac qui reprend un concert du Savoy d'août 1940 diffusé à la radio. Malgré une bonne version de The Sheik of Araby, l'orchestre, qui ne comprend guère que Hawkins lui-même et Joe Guy à la trompette comme solistes majeurs, apparaît comme trop anonyme, trop convenu. Et puis, l'ère du swing touche à sa fin et les petits combos reviennent en force. Abandonnant son big band qui n'a enregistré que 4 titres en studio, Hawkins se produit à nouveau en petite formation dans les clubs de la 52me rue à New York. Les disques enregistrés pour Keynote en 1944 (réédités par Verve dans une superbe coffret de 4 CD : The Complete Coleman Hawkins on Keynote) sous des noms divers et en compagnie de musiciens comme Teddy Wilson, Earl Hines, Roy Eldridge, Jack Teagarden ou Cozy Cole, en plus d'être captés avec une rare qualité technique pour l'époque, sont superbes et gorgés de swing. Mais Hawkins, musicien accompli et doué d'une prodigieuse mémoire, montre également une ouverture d'esprit qui n'est pas si commune au sein des premiers géants du jazz. Au cours de la même année 1944, sans avoir à ajuster son style qui repose sur une connaissance encyclopédique des accords et des harmonies, il encourage et se mêle aux jeunes musiciens be-bop. Et le 16 février 1944, il convoque quelques jeunes loups, dont le trompettiste Dizzy Gillespie, le ténor Don Byas, le bassiste Oscar Pettiford et le batteur Max Roach, pour une session qui entrera dans la légende comme le premier disque officiel du be-bop. Au programme : six titres dont les extraordinaires Woody'n You, Disorder at the Border et une nouvelle interprétation du fameux Body and Soul renommé pour l'occasion Rainbow Mist, titre éponyme du disque consacré à cette session et réédité en compact par le label Delmark. Le 19 octobre 1944, c'est le pianiste Thelonious Monk qui est invité par Hawkins à une session pour le label Prestige (CD Bean and the Boys) et qui fait ainsi ses débuts discographiques : il s'en souviendra bien des années plus tard en lui rendant la pareille. En février 1945, il enregistre avec le trompettiste Howard McGhee une session de 12 titres reprise sur l'excellent compact Hollywood Stampede (Capitol) qui contient également une session de 1947 incluant le jeune Miles Davis à la trompette. A noter encore pour cette décennie bien remplie, des enregistrements avec Fats Navarro en 1946, une session Jazz at the Philharmonic avec Lester Young, Charlie Parker et Dizzy Gillespie la même année, et l'enregistrement en 1948 du premier solo de saxophone non accompagné intitulé Picasso.
Les années 50 commencent plutôt mal pour Hawkins. Charlie Parker et les innovations du be-bop d'une part et la manière sophistiquée de Lester Young amplifiée par Stan Getz et l'école de la West Coast d'autre part l'ont relégué au second plan. Pendant les 4 ou 5 années qui suivent, il enregistre peu en studio et rien d'essentiel. Le meilleur de cette période reste un LP de Spotlite (Disorder at the Border) qui présente son quintet live au Birdland en 1952 : loin de la musique d'ambiance, Hawkins, en compagnie du pianiste Horace Silver, d'Art Blakey ou Connie Kay aux drums, du bassiste Curly Russel et des trompettistes Roy Eldridge ou Howard McGhee, s'y montre en grande forme et au-delà de toute critique. Heureusement, avec l'aide de quelques musiciens, Coleman connaîtra une véritable renaissance dans la seconde moitié de la décennie. Le 25 juin 1957, Thelonious Monk paie sa dette et invite Hawkins au sein d'un super-groupe avec John Coltrane (ts), Gigi Gryce (as), Ray Copeland (tp), Wilbur Ware (b) et Art Blakey (dr). le disque qui en résulte, Monk's Music, est un must pour beaucoup de raisons et le ténor imposant et swinguant d'Hawkins évoluant sur les étranges thèmes de Monk comme Well You Needn't, Ruby My Dear ou Off Minor y est fantastique. Vers la fin des années 50, Coleman va enregistrer un bon nombre de disques de qualité dont on retiendra The Hawk Flies High (Riverside) présentant une session de mars 57 menée dans un contexte bop avec de jeunes musiciens comme J.J. Johnson (tb) et Idrees Sulieman (tp); un fantastique retour au swing et au dixieland en compagnie du trompettiste Henry "Red" Allen avec qui il n'a plus enregistré depuis 1933 (World on a String, RCA, 1957); une élégante rencontre avec un autre ténor au son boisé (Coleman Hawkins Encounters Ben Webster, Verve, Oct. 57); une incontounable session Verve avec le trio d'Oscar Peterson (The Genius of Coleman Hawkins, Oct. 57); une session bluesy en février 58 avec Buck Clayton (tp) et le pianiste Hank Jones (High and Mighty Hawk, CD Verve) et enfin, un concert en janvier 59 au Bayou Club avec le grand partenaire de cette période, le trompettiste Roy Eldridge (At the Bayou Club, 2 LP Honeysuckle Rose).
Dans la première moitié des années 60, la cadence ne faiblit pas et Coleman Hawkins multiplie les rencontres et enregistre d'autres disques majeurs dans sa discographie. La session Prestige du 30 décembre 1960, In a Mellow Tone, est une rencontre mémorable avec l'un de ses plus fervents admirateurs : Eddie "Lockjaw" Davis. Si on peut facilement faire l'impasse sur les autres séances Prestige trop sages et conformistes (The Hawk Relaxes, Jam Session in Swingville, On Broadway et Jazz Version of No Strings), il faut par contre écouter les 6 titres de la session de juillet 1963 convoquée par un autre colosse du ténor pour RCA (Sonny Rollins, All the Things You Are / Sonny Meets Hawk, RCA). Sonny Rollins, qui considérait Hawkins comme son idole, s'amuse comme un fou et, parfois à la limite du free, fait tout ce qu'il peut pour larguer son aîné mais sans jamais y parvenir. Soutenu par l'excellent Paul Bley au piano, Coleman, impérial sur un Yesterdays de légende, non seulement résiste à tout mais finit par s'imposer comme le maître de la confrontation. En août 62, Hawkins retrouve Roy Eldridge au Village Gate à New York mais cette fois avec Johnny Hodges à l'alto et c'est l'occasion de longs échanges inspirés sur des thèmes ellingtoniens comme Satin Doll et Perdido (Alive! At the Village Gate, CD Verve). Ellington avec qui, quelques jours plus tard, il enregistrera enfin pour la première fois en compagnie d'un "all star" extrait du grand orchestre ellingtonien : Ray Nance, Johnny Hodges, et Harry Carney entre autres sont de la partie pour revisiter quelques grands thèmes de leur répertoire (Duke Ellington Meets Coleman Hawkins, CD Impulse!, Août 1962). C'est pour le même label Impulse! qu'en septembre de la même année, Hawkins va graver un disque de jazz samba qui sera encore un grand succès (Desafinado: Bossa Nova and Jazz Samba) et, une année plus tard, un très satisfaisant Today and Now en compagnie de Tommy Flanagan (p) et de Major Holley (b). Et c'est encore pour Impulse! qu'il enregistre son dernier disque important 43 ans après ses débuts avec Mamie Smith : Wrapped Tight (1965) sans être exceptionnel offre toutefois sa part de fraîcheur et d'inventivité. A partir de là commence le déclin et il n'est pas utile d'aller plus loin dans sa discographie. Entrant progressivement dans une période d'intense dépression, Coleman Hawkins cesse pratiquement d'enregistrer et, après une surprenante apparition avec le JATP à Londres en mars 1969 où il joue une dernière version de son thème fétiche Body and Soul (J.A.T.P. In London 1969, CD Pablo), décède d'une pneumonie le 19 mai 1969 à New York.
Le premier grand saxophoniste ténor de l'histoire du jazz est un géant, un des rares musiciens qui, venu du hot au swing, a su se reconvertir au be-bop et s'insérer ensuite, en gardant sa voix propre, dans le courant de l'évolution du jazz et ceci sur près de 50 années. Pour les amateurs de ce musicien exceptionnel, voici une liste de 8 compacts essentiels (Body and Soul inclus) à se procurer en priorité, sélectionnés comme d'habitude sur la valeur de la musique, son importance historique et la qualité technique de l'enregistrement et de sa réédition en compact. Aucun d'entre eux ne saurait vous décevoir.
Comme tous les précurseurs, Coleman Hawkins a exercé une influence sur de nombreux artistes dont certains ont prolongé ou approfondi son art. Si vous avez apprécié les disques de Hawkins, il est probable que vous aimerez aussi ceux de Ben Webster, Don Byas et Eddie "Lockjaw" Davis. Pour chacun de ces trois artistes, un disque majeur dans leurs discographies respectives est proposé. Pour vous inciter à en découvrir d'autres.
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