Série VI - Volume 2 | Volumes : [ 1 ] [ 3 ] [ 4 ] [ 5 ] [ 6 ] [ 7 ] [ 8 ] [ 9 ] [ 10 ] |
Knight Area : Heaven And Beyond (Butler Records), Pays-Bas, 10 février 2017 Au départ un groupe typique dans la ligne la plus mélodique du courant néo-prog, Knight Area a progressivement évolué depuis Nine Paths en 2011 vers une musique plus musclée, tendant même sur leur avant-dernier opus, Hyperdrive, vers un prog métal fier et flamboyant bien qu'accessible. Bâti sur cette reconversion, Heaven And Beyond offre une nouvelle brassée de compositions pleines de panache évoquant parfois, notamment par le son des synthés, le hard-rock clinquant des années 80 incarné par Europe et Def Leppard. Deux références qui exciteront sûrement l'imagination surtout si l'on ajoute qu'il faut les combiner à d'autres plus progressistes comme Enchant, Ayreon ou même Asia. Des titres comme Dreamworld et Starlight convaincront les plus réticents que Knight Area est devenu sur ses vieux jours une sacrée bête digne d'être exposée au plus grand nombre dans les arènes modernes. La rythmique est solide, les riffs de six-cordes mordants et le chant de Mark Smit conduit avec assurance une charge de brigade légère qui ne tombe jamais dans les pièges parodiques d'un prog-métal roublard et trop sophistiqué. Bien sûr, quand on prend le hard-rock comme modèle, il vaut mieux savoir aussi écrire des ballades dignes de ce nom. Et ma foi, le titre éponyme fait largement l'affaire : c'est du pur A.O.R. avec un piano mélancolique, un refrain mémorisable, des solos de guitare surgissant comme des jaillissements magmatiques et des chœurs ciselés dans l'airain sans oublié une production en crescendo hyper-léchée dominée par la cadence d'une caisse claire imperturbable. Ça n'a l'air de rien mais il n'est pas aussi évident de retrouver cette ancienne formule magique qui a produit jadis tant de tubes. Et même quand la musique est purement instrumentale comme sur Eternal Light, elle est encore pourvoyeuse d'émotions tant elle est désormais fluide et maîtrisée. En dépit du fait qu'il soit devenu accessoire, le côté prog n'est pas pour autant totalement absent du répertoire mais Knight Area, à l'instar d'Asia, en fait un usage modéré quand cela sert son discours comme sur Saviour Of Sinners ou Twins Of Sins. La musique prend alors une dimension épique avec une sonorité profonde et spectaculaire bien mise en relief par le mixage méticuleux de Joost van den Broek (Epica, Star One) qui rend pleinement justice à la vision musicale du groupe. Et sur ce dernier titre, on ne manquera pas de lever un sourcil en écoutant la basse grondante de Peter Vink, autrefois membre du légendaire Finch. Si vous êtes venus pour trouver un substitut à des formations néo comme IQ, Jadis ou Marillion, mieux vaut être prévenu qu'après sept albums, les musiciens ont bifurqué et trouvé leur voie ailleurs dans un style entre Hard Rock et A.O.R. agrémenté d'un zeste de prog symphonique. Un mélange qui leur va bien car, avec Heaven And Beyond, les Hollandais ont tout simplement délivré l'album le plus personnel et le plus brillant de leur carrière. Viva Knight Area ! [ Heaven And Beyond (CD & MP3) ] [ A écouter : Memories ] |
Glass Hammer : Walkyrie (Arion Records), USA, 27 septembre 2016 Le thème de cet album conceptuel (le premier depuis Perilous en 2012) qui raconte le retour chez lui d'un soldat traumatisé par la guerre est peut-être sombre, intense et bien traité mais, globalement, il n'est pas vraiment très original (on est loin des épopées romaines ou napoléoniennes de Lex Rex et de Shadowlands) tandis que l'absence des chanteurs Carl Groves et surtout Jon Davison, enlevé par Chris Squire et le groupe Yes pour servir de second clone à Jon Anderson après l'éviction de Benoît David, se fait tout de suite remarquer. Ça, c'était les relatives mauvaises nouvelles. Les bonnes, heureusement plus importantes, sont que Steve Babb (basse) et Fred Schendel (claviers) restent des compositeurs talentueux pour qui le prog classique n'a plus aucun secret et, bien sûr, qu'ils sont d'excellents musiciens parfaitement capables de délivrer avec enthousiasme de longs passages instrumentaux sans jamais perdre l'intérêt de leurs auditeurs. Ils ne s'en privent pas ici que ce soit sur No Man's Land ou sur Rapturo, deux titres épiques forcément dominés par l'orgue Hammond et autres claviers vintage et par une basse Rickenbacker dynamique et dotée d'un son énorme (Squire restant à l'évidence la référence ultime). Sans Davison à bord, le groupe sonne différemment, moins "Yes" que d'habitude et flirte même sur Nexus Girl, via un loop de percussions électroniques et des guitares post-rock, avec une musique nettement plus moderne. Quant à Susie Bogdanowicz, promue chanteuse lead au même titre que les deux membres fondateurs, le moins qu'on puisse écrire est qu'elle s'en tire avec tous les honneurs : la manière dont elle module sa voix et fait passer l'émotion sur Dead And Gone est entre autres remarquable. En conclusion, cet album très plaisant, qui est conseillé à tous les amateurs de prog symphonique classique (genre Genesis, ELP, et Yes), devrait rassurer les fans du groupe sur sa capacité (dont on ne doute pas un seul instant qu'elle existe) et surtout sur sa volonté d'évoluer. Depuis Cor Cordium en 2011, leurs dernières productions, pour excellentes qu'elles soient, avaient en effet un peu tendance à se répéter or chacun sait qu'en prog, une stagnation engendre bien souvent la lassitude. Ce n'est toutefois pas le cas avec ce Walkyrie de très bonne facture.
[ Valkyrie (CD & MP3)e ] [ A écouter : Valkyrie (album teaser) - No Man's Land ] |
Phoenix Again : Unexplored (Black Widow Records), Italie, 6 mai 2017 Comme son nom ne l'indique pas, Phoenix Again est un groupe italien fondé en 1981 à Brescia autour des frères Claudio, Sergio et Antonio Lorandi mais qui, suite à divers aléas malheureux, n'a sorti son premier disque qu'en 2011 (ThreeFour). Ce dernier fut suivi en 2014 par Look Out et en 2017 par Unexplored dont la richesse, aussi bien au plan mélodique que sur celui des arrangements, saute aux oreilles dès la longue introduction instrumentale du premier titre, That Day Will Come. Dans le style néo-prog symphonique, cette musique a de l'allure et rappelle les grands moments de Jadis, IQ ou Pendragon avec de beaux échanges entre claviers et guitares sur fond de synthés lumineux. C'est après trois minutes que la voix fait son entrée, ou plutôt les voix puisque le texte est apparemment chanté (en anglais) indistinctement et à l'unisson par quasiment tous les membres du septet, à l'exception toutefois du claviériste Andrea Piccinelli qui se fait quant à lui remarquer par un chouette solo d'orgue. Silver laisse entrevoir une autre constante du groupe : l'interaction décisive entre les guitares de Sergio et Marco Lorandi, le premier jouant ici en acoustique et le second en électrique, mais aussi entre les guitaristes et le claviériste Andrea Piccinelli, à l'eau et au moulin sur ses multiples instruments. The Bridge Of Geese, un autre instrumental, est basé sur une ritournelle moyenâgeuse, interprétée avec des guitares acoustiques et flûtes à la manière de Blackmore's Night, dont le groupe se départit rapidement au profit d'improvisations débridées et d'une intensité qui va crescendo jusqu'à retomber sur le thème folklorique cette fois traité en mode électrique (ce titre figure aussi sur la compilation Decameron III - Ten Days In 100 Novellas produite par le Magazine finlandais Colossus en 2016). D'autres surprises attendent l'auditeur comme Whisky avec son rock psychédélique estampillé 70's plutôt inattendu mais très réussi ou le bucolique Close To You joué intégralement en acoustique sur fond de synthé aérien ou encore la ballade To Be Afraid - Ansia, second et dernier titre chanté du répertoire qui évoque cette fois Camel avec ses flûtes pastorales probablement émulées sur un mellotron. C'est sans doute en référence à ces chansons plus réflectives que Phoenix Again a choisi d'illustrer la pochette avec une peinture impressionniste de Claudio Lorandi (fondateur du groupe, mort en 2007) intitulée Reflets d'Automne. Les amateurs de prog pourront toutefois leur préférer l'excellent Valle Della Luna, une longue composition symphonique bien agencée et une fois encore peuplée d'envolées expressives de guitares et de claviers. Certes, la production aurait pu être plus dynamique et lustrée, voire une peu spatialisée, mais, globalement, Unexplored est quand même un album varié et agréable dont l'objectif, s'il était de faire passer un bon moment à ceux qui l'écoutent, est largement atteint. [ Unexplored sur Bandcamp ] [ Look Out (MP3) ] [ A écouter : The Bridge Of Geese (Decameron Part III) ] |
Barclay James Harvest : Octoberon (Polydor), UK, October 1976 - Réédition CD remastérisée + Pistes bonus (Esoteric Recordings), 2017 Esoteric Recordings vient de rééditer sous une forme luxueuse l'album Octoberon de Barclay James Harvest sorti initialement en 1976. A l'instar de Time Honoured Ghosts ou de Gone To Earth, ce disque appartient à la seconde période du groupe, la plus séduisante, marquée par une approche plus commerciale combinant des morceaux de prog symphonique avec d'autres qui relèvent du pop-rock de style A.O.R. En fait, la première face (dite bleue) de l'antique LP regroupe les titres les plus progressifs avec des durées comprises entre 6 et 8 minutes. La ballade The World Goes On de Holroyd et sa somptueuse orchestration, May Day de John Lees avec ses chœurs grandioses en finale, et l'étrange Ra de Woolly Wolstenholme, bâti en crescendo et inondé de mellotron, comptent parmi les grands moments du groupe. La seconde face (dite rouge) comprend quatre chansons plus concises et plus pop dont un chouette Rock'n'Roll Star interprété façon Eagles ainsi qu'une tentative de jouer plus musclé avec Polk Street Rag. Le répertoire se clôture par le mélancolique Suicide de John Lees marqué par un texte sarcastique et une atmosphère plus sombre en dépit de sa belle mélodie. Réalisé par Frederick Marriott en 1901, le dessin de la pochette représente Obéron, le roi des fées des légendes médiévales popularisé par Shakespeare dans Le Songe d'une Nuit d'Eté, habillé d'un costume nacré aux couleurs bleue et blanche chatoyantes. Il est survolé par un papillon, emblème du groupe, ici représenté comme une fée aux ailes blanches. Etant le huitième album du groupe et, de surcroit, sorti en octobre, l'album a été intitulé Octoberon. L'enregistrement a été effectué par David Rohl, membre de Mandalaband et passionné d'égyptologie, qui influença et inspira Woolly Wolstenholme pour sa composition Ra dédiée au dieu égyptien du soleil Amon Ra (God of old now broken and defaced, Punish all who've fallen from your grace. You whose power leaves the deepest scar, Mystic eye of heaven, Amun Ra). On dit toutefois qu'à l'origine, ce serait plutôt l'été anglais particulièrement long et chaud de 1976 qui incita Stuart Wolstenholme à écrire cette chanson épique dont les quatre premières notes furent empruntées à la Première Symphonie de Mahler. Avec Octoberon, BJH était définitivement sur la bonne voie. L'album grimpa à la 19ème place des Charts anglais et fut certifié disque d'argent, annonçant le succès international de Gone To Earth qui lui succédera en grande pompe l'année suivante. La réédition par Esoteric Recordings comprend 1) un premier CD avec la version remastérisée en 24 bits de l'album original plus quatre titres en bonus qui sont des premiers mixages de Ra, Rock'n' Roll Star, Polk Street Rag et Suicide (il n'existe pas de morceaux inédits non retenus pour cet album); 2) un second CD avec un nouveau mixage stéréo des bandes originales plus une version différente de Rock'n' Roll Star enregistrée au Studio Marquee à Londres le 15 mars 1977 (la version sur le LP original fut captée plus tard à l'été 76 au studio Strawberry de Stockport) et une de May Day comprenant une intro alternative; 3) un DVD incluant un mixage 5.1 Surround et un remix en stéréo 96 kHz / 24-bit de l'album. Bien emballé dans un superbe digipack comprenant un livret détaillé, voici encore une splendide réédition définitive qui fait honneur à la musique. [ Octoberon (2CD + 1DVD) ] [ A écouter : Octoberon (album complet) ] |
Ancient Veil : I Am Changing (Lizard), Italie, janvier 2017 Alessandro Serri and Edmondo Romano sont connus des amateurs de prog italien pour avoir fondé en 1985 Eris Pluvia, un groupe de néo-prog symphonique à tendance folk à qui l'on doit l'une des bonnes productions italiennes du début des années 90 : Rings Of Earthly Light. Ayant quitté cette formation peu de temps après la sortie de l'album en 1991, les deux compères ont poursuivi leur collaboration sous le nom de Ancient Veil, produisant un disque éponyme en 1995 qui, malheureusement, est loin d'avoir laissé une aussi forte impression que celui d'Eris Pluvia. Le chanteur Alessandro Serri a ensuite participé au projet Narrow Pass dont la dernière production, A New Day sorti en 2014, est encore dans toutes les mémoires tandis que le saxophoniste et flûtiste Edmondo Romano enregistrait de son côté avec le projet Hostsonaten de Fabio Zuffanti. C'est donc avec un sentiment de revanche que Serri et Romano reviennent, 22 années plus tard, avec un nouvel album qui se situe dans la même veine symphonique et folk que Rings Of Earthly Light. La musique est globalement douce et légère, agrémentée de belles guitares sèches, d'un piano acoustique et d'arrangements de cordes ciselés avec beaucoup de finesse. C'est sur cette base classique ressemblant à du rock de chambre que vient se poser la voix d'Alessandro Serri (qui a choisi de chanter ses textes en anglais malgré un accent prononcé alors que l'Italien aurait probablement été aussi sinon mieux approprié à cette musique) ou celle d'une chanteuse (Valeria Caucino entre autres, très à l'aise sur le plaisant Chime Of The Times qui n'est pas sans évoquer la période classique de Renaissance). Différents instruments comme des flûtes, saxophones, clarinettes, hautbois et même une cornemuse française enrichissent les textures au fil des plages et s'étendent à l'occasion dans de courts solos mais, en dépit de trois instrumentaux par ailleurs fort réussis (Bright Autumn Dawn, le court You Will See Me Intro et Fading Light), la musique reste essentiellement axée sur le chant. Dans cette veine, l'un des titres les plus agréables est You Will See Me chanté en tandem par Serri et une seconde chanteuse nommée Anna Marra. A l'exception du premier morceau Bright Autumn Dawn qui, par son style plus rock, pourrait induire les auditeurs en erreur, I Am Changing est définitivement plus folk que prog. L'album ne plaira sans doute pas à tout le monde mais les amateurs de chansons douces et orchestrales, combinant instruments modernes (Moog, orgue Hammond et guitares électriques) à d'autres acoustiques qui apportent des intonations classicisantes aux accents parfois médiévaux, devraient certainement y trouver leur compte. [ I Am Changing (MP3) ] [ A écouter : Bright Autumn Dawn - You Will See Me ] |
The Strawbs : Dragonfly (A&M), UK, février 1970 Second album en studio du groupe, Dragonfly marque déjà une légère évolution par rapport au folk pastoral et élisabéthain de son prédécesseur (Strawbs, 1969). Le groupe a fait appel pour la première fois au claviériste Rick Wakeman qui joue sur la ballade épique The Vision Of The Lady Of The Lake. Avec ses bruitages étranges et son texte fantastique, où il est question d'un matelot affrontant des créatures mythiques à l'aide d'une épée que lui a donnée la dame du lac, la musique affiche les prémices d'un folk-rock progressif que les Strawbs ne vont pas tarder à embrasser pleinement. Sur The Weary Song également, la guitare fuzz encore timide indique déjà clairement le sentier qu'empruntera bientôt Dave Cousins. Par ailleurs, les Strawbs ont aussi recruté la violoncelliste Claire Deniz (également créditée sur une plage du premier album de Gentle Giant) qui joue ici sur tous les titres. Toutefois, dans ce cas, ce choix est moins heureux : le violoncelle très présent envahit les textures et rend la musique plus uniforme et plus proche d'un folk de chambre que du rock. Pour le reste, les compositions sont bien dans la manière de Dave Cousins dont les petites histoires, si l'on excepte quelques très rares pics d'expressivité, sont globalement chantées dans un style bucolique, encore fort traditionnel et typiquement britannique. A la croisée des chemins, un peu trop sobre et édulcoré par la présence envahissante du violoncelle, Dragonfly n'est pas le premier album à conseiller pour découvrir le groupe. Ceux qui sont davantage portés vers le folk-rock classique lui préfèreront Just A Collection Of Antiques And Curios (1970) ou leur premier album éponyme (1969) tandis que les fans de prog opteront en premier lieu pour les excellents Grave New World (1972) ou Bursting At The Seams (1973). [ Dragonfly (CD & MP3) ] [ A écouter : Dragonfly (album complet) ] |
Kuhn Fu : Kunhspiracy (Unit Records), Allemagne/Israël/Serbie/Turquie, 31 Mars 2017 Taubenfeld a un côté théâtral saugrenu, une mélodie évoquant une fin de soirée décadente jouée par un ensemble devant un parterre vide, pour le fun, pour la beauté du geste, ou de la musique. Allez savoir ! Quelque part, ce qu’on entend ici est à l’image de la pochette conçue par Artur Bodenstein, un illustrateur viennois, qui regroupe une série de scénettes étranges, voire effrayantes, où le classicisme cohabite avec l’absurde. Bien que les instruments soient ceux du jazz (guitare, clarinette basse, contrebasse et batterie), le style de Kuhn Fu ne s’y rattache pas : l’improvisation est rare (quoique non absente) et le swing éludé au profit de compositions labyrinthiques fortement structurées et interprétées collectivement. Signore Django Cavolo distille une ambiance de film d’horreur, la clarinette virevoltant comme un fantôme dans un château gothique tandis que la voix de Nosferatu déclame avec un accent prononcé quelques phrases absconses : « Why do you want me to do this ? I don’t want to do this. But if you really like, why not ? ». Pour un peu on entendrait les spectres hurler en arrière-plan (à moins que ce ne soit pas qu’une impression…). Avec ses faux airs de musique méditative, Maharani évoque plutôt un fauve tapi dans l’ombre attendant son heure pour rugir, ce qu’il fera en fin de compte avant la fin. Quant au très réussi Barry Lindon, il témoigne de l’influence de la musique classique sur ces pièces complexes qui n’en finissent pas de changer de direction : bien que le style soit ici différent, on ne peut s’empêcher d’évoquer les jaillissements de groupes avant-gardistes comme Univers Zero, Present ou Aksak Maboul qui ont su imposer des formes musicales évoluant en dehors des normes courantes. Un des grands moments est Mono Industrial Post Depression avec sa drôle de mélodie, ses superbes unissons et interactions entre clarinette et guitare, et son groove très particulier sur lequel viennent se greffer quelques belles envolées free. Enfin, Eiger-Nordwand raconte la tentative malheureuse d’un alpiniste pour vaincre la face nord de l’Eiger, la musique cinématographique se faisant tour à tour joyeuse , dramatique et angoissante avant de sombrer finalement dans le chaos et la tourmente. Kunhspiracy n’est certes pas votre disque de prog habituel mais les fans de musiques expérimentales, ainsi que ceux des groupes précités et/ou du label Cuneiform, sont vivement conviés à s’immerger dès que possible dans ce récital extravagant. [ Kuhnspiracy (MP3) ] [ A écouter : Kunhspiracy (Album trailer) - Kunhspiracy (full album preview) ] |
Orion Dust : Duality (Indépendant), France, 2016 Longuement mûri par son initiateur, Fabien Bouron, Duality a demandé quelques cinq années avant de finalement paraître en 2016 dans sa forme définitive. Entre-temps, le guitariste a eu le temps de s’associer avec d’autres jeunes musiciens qui ont largement contribué à la finalisation ainsi qu’à la sonorité de cet album dont le style s’inspire du rock des 70’s, à la fois hard et mélodique (disons quelque part entre Led Zeppelin et Black Sabbath pour fixer les idées) mais avec une touche légèrement progressive qui rend les compositions attachantes. Premier titre du répertoire, Cliff Of Mohair déroule ses accords puissants sur lesquels vient se greffer la voix haut-perchée de Cécile Kaszowski. La batterie est lourde, implacable même mais l’arrangement a du caractère tandis que les guitares qui hurlent en arrière-plan posent le décor d’un texte sombre chanté en anglais : Dark breeze running through the trees... Le groupe a su éviter la surenchère et ménager des espaces d’aération qui renforcent l’impact des parties plus sauvages. Burn Out confirme la bonne impression du début : Orion Dust a bien compris la recette et va l’appliquer sur la durée. Peu à peu, le concept global se dévoile : c’est le même personnage qui partage indéfiniment ses ruminations, sa souffrance, sa désespérance, son chaos personnel (There is no hope for a lost soul...) : étonnant de la part de jeunes musiciens d’avoir ces idées noires en cascade mais bon, il faut dire que le futur qu’on leur offre aujourd’hui ne sera probablement pas gai à vivre non plus et puis, l’essentiel est quand même que la musique domine tout ça, ce qui est le cas ! Placé stratégiquement au milieu de l’album, Happiness Inside est le titre épique du disque avec une durée de onze minutes. Là, le groupe prend le temps d’installer une atmosphère urbaine, industrielle et c’est sans surprise qu’on entend les mots « A weakened light glowing in the fog under the deafening noise of heavy machinery... ». De solos d’orgue en riffs de guitare pavant le chemin vers une section où règnent de célestes harmonies vocales, les musiciens se libèrent, la musique s’envole, le côté prog prend de l’ampleur et c’est tant mieux. Sinon, Tightrope Walker en forme de ballade avec guitare acoustique et notes cristallines de piano est aussi réussi de même que The Rest en finale, deux titres qui, à l’orée d’un jour pâle, résonnent comme une rédemption et mettent un point final à cette course dans les ténèbres. Bravo Orion Dust ! votre première production a du souffle et pourrait, sur la droite, en déborder d'autres plus expérimentées... [ Orion Dust sur Bandcamp ] [ A écouter : Duality (teaser) ] |
Tony Patterson : Equations Of Meaning (Esoteric Antenna), UK, 26 février 2016 Connu pour sa participation au projet britannique ReGenesis dont le but est de rejouer la musique originale de Genesis, période Gabriel, le chanteur et multi-instrumentiste Tony Patterson est aussi l’auteur de quelques disques sous son nom dont celui-ci intitulé Equations Of Meanings. Emballé dans une pochette lumineuse conçue et photographiée par Howard White (déjà responsable en 2014 du design de Northlands de Tony Patterson & Brendan Eyre) qui suggère une ambiance calme et réflective, l’album s’avère effectivement être une petite merveille de prog paisible. Depuis l’instrumental Ghosts, aussi évanescent qu’une nappe de brume matinale en été, jusqu’à The Kindest Eyes, en forme de ballade au chant feutré accompagné par une guitare acoustique et quelques glissandos de slide (joués par Adrian Jones de Nine Stones Close), tout ici n’est que douceur, tendresse et tranquillité. Au fil des plages, les musiciens invités contribuent largement à renforcer l’aspect immatériel de la musique, que ce soit Fred Arlington au cor sur Pilgrim, Brendan Eyre (Nine Stones Close) et son piano nostalgique sur As The Lights Go Out, ou le claviériste Nick Magnus (Steve Hackett) remarquable sur Each Day A Colour, tous ont discrètement investi les compositions du leader pour n’en accentuer furtivement que quelques contours dans le respect de leur atmosphère rêveuse. Le seul titre un peu plus enlevé du répertoire est Sycophant mais, avec son orchestration à cordes très cinématographique et son groove à la Pink Floyd, il ne dépare en rien l’ambiance saturnienne générale même si Andy Gray se fend d’un solo de guitare, le seul de l‘album, trafiqué par une pédale d’effet. Un des morceaux phares est la suite The Angel And The Dreamer découpée en trois sections qui comprend des chœurs célestes, une orchestration symphonique de toute beauté et quelques solos dont celui de Doug Melbourne sur un synthétiseur analogique Mopho. Quant à The Magdalene Fields, la mélodie subtile et la voix reposante de Patterson distillent une ambiance bucolique qui évoque bien davantage l’œuvre d’Anthony Phillips que celle de Genesis. Certes, l’absence de batterie et de basse se fait sentir tandis que les rythmiques programmées s’avèrent parfois un peu trop métronomiques mais, dans le contexte d’une musique aussi intimiste et planante, c’est finalement un choix qui s’avère moins important que dans d’autres productions. Enfin, la voix un peu voilée à la Gabriel du chanteur est parfaite pour ce genre de musique. Certains penseront sans doute que Equations Of Meaning est un peu trop complaisant et léthargique, voire dévitaminé. Peut-être, mais il n’empêche que pour méditer devant la fenêtre un jour de pluie, on ne trouvera pas mieux. [ Equations Of Meaning (CD & MP3) ] [ A écouter : Each Day a Colour - Pilgrim ] |
Can : Tago Mago (United Artists Records), Allemagne 1971 - Réédition remastérisée 1CD & 2LP (Spoon Records), 2014/2015 Troisième album en studio du groupe allemand Can, Tago Mago a reçu de multiples éloges et fait partie des classiques de la musique prog à tendance expérimentale. Pourtant, mieux vaut savoir à quoi s'attendre avant d'acquérir ce disque. Il résulte de longues jams enregistrées au château de Nörvenich, près de Cologne, qui ont ensuite été éditées, coupées, collées et arrangées par le bassiste Holger Czukay pour constituer les pistes d'un double vinyle. Intense, frénétique, lacérée par des rythmes tribaux, la musique est sombre, hypnotique et répétitive. En concert, l'effet pouvait être impressionnant mais sur disque, ça sonne bizarre : les guitares stridentes font de drôles de bruits, les claviers sont archaïques tandis le nouveau chanteur japonais Damo Suzuki déclame, crie, fait un peu n'importe quoi (son chant est même mixé à l'envers sur Oh Yeah) et semble dans l'incapacité totale de délivrer une vraie mélodie. Seule la monstrueuse rythmique Liebezeit/Czukay, aussi immuable qu'efficace, permet de se raccrocher à un univers connu. Paperhouse, Mushroom et Halleluhwah sont d'ailleurs les titres les plus abordables parce qu'ils exploitent ad infinitum le groove psychédélique dont le krautrock s'est fait une spécialité. Bien sûr, il y a dans Tago Mago un sens de l'aventure et les derniers morceaux (Aumgn et Peking O), les plus avant-gardistes, rompent avec tous les canons du rock. Tout en avouant ne les avoir écoutés qu'une seule fois sans en récolter aucune sorte de plaisir immédiat, on peut toutefois comprendre qu'en 1971, cette recette originale mixant des bribes de musique chinoise, des effets stéréophoniques, des sonorités vintage indistinctes, des voix ténébreuses et des boîtes à rythmes bon marché ait pu impressionner les chroniqueurs de l'époque : jamais un groupe de rock n'était allé aussi loin dans la démesure et l'expérimentation, jusqu'à atteindre une zone d'inconfort hors des sentiers battus qui inspirera par la suite tant de groupes et de musiciens comme les représentants du Noise-Rock avec Sonic Youth en tête, mais aussi Flaming Lips, Jesus And Mary Chain, Radiohead et beaucoup d'autres. Il paraît même que John Lydon des Sex Pistols aimait ça et le fait est que l'influence de Tago Mago se fera aussi sentir dans le mouvement post-punk du tournant des années 70 et 80. En conclusion, cette chronique apparaîtra forcément ambiguë tant il est difficile de recommander ce disque radical sans aucune réserve aux amateurs de prog classique et/ou symphonique. Sur le premier vinyle, l'absence de mélodie et de structure apparente associée à une base répétitive sur de longues durées ne fera certes pas l'unanimité. Quant au second, les dissonances, les effets en cascade et les cris hystériques en tiendront plus d'un à l'écart. En même temps, on ne niera ni l'impact des rythmes obsessionnels confinant à une transe psychédélique via une forme de minimalisme ni le côté ambitieux et novateur d'un groupe cherchant à créer un univers sonore original. Pour le reste, en fonction de l'intérêt que l'on peut porter à des groupes expérimentaux et/ou extrêmes comme Faust, Amon Düül, Neu! et autres Brainticket, on considèrera Tago Mago soit comme un album culte de référence soit une curiosité psychédélique à écouter juste une fois pour voir. Personnellement, j'ai revendu dans les années 80 mon exemplaire original du double LP à un ami qui s'en est trouvé ravi … et j'hésite encore à le racheter en compact. [ Tago Mago (CD) ] [ A écouter : Halleluhwah 1/2 - Halleluhwah 2/2 - Aumgn 1/2 - Aumgn 2/2 ] |
Cerf Boiteux : Alternative Au Silence (Indépendant), France 2017 Comme tant d'autres ayant proposé leurs œuvres sur le site Bandcamp, ce groupe originaire de Rennes, dont la biographie est encore quasi inexistante, produit une musique dont l'esthétique minimaliste peut raisonnablement être apparentée au post-rock, un terme finalement assez vague qui inclut entre autres composantes du rock alternatif, du métal lancinant et de la musique dite "ambient", voire bruitiste. Evitant toute forme de riff, les deux guitaristes tissent des textures sonores qui n'en finissent pas de s'étendre tel le ciel plombé de la pochette en noir et blanc de l'album. Une seule pièce de musique, divisée en cinq mouvements, compose le répertoire qui souscrit aux caractéristiques les plus apparentes du post-rock purement instrumental : des plages longues (d'une durée qui frôle parfois les 16 minutes) aux variations harmoniques limitées, un drone ambient soigneusement entretenu, des effets de réverbération, ainsi qu'une répétition ad infinitum de sons obsessionnels qui finissent par installer une atmosphère globalement dramatique d'où émergent avec parcimonie quelques stridences distillées par les guitares. Tel est l'univers de Cerf Boiteux qui a manifestement assimilé les codes d'artistes comme Caspian, We Lost The Sea, Hammock, Mono, God Is An Astronaut ou autres This Will Destroy You, ce qui constitue une fondation solide pour bâtir sa propre musique. Si les trois premiers mouvements sont davantage mélancoliques, le rythme du quatrième s'accélère soudain en proposant, sur la fin, des breaks qui vont crescendo avec l'urgence du post-punk et finissent par apporter une touche dérangeante, voire menaçante. Ce climat de déconstruction se poursuit sur le mouvement final hypnotique qui invoque toutes sortes de démons. A ce stade, le silence est bien mort, remplacé par un environnement alternatif blême et froid, inscrit dans l'époque actuelle où il ne fait pas nécessairement bon vivre. Si c'était là que le quartet voulait nous amener par ses détours exploratoires et ses longs chemins épineux, il a plutôt bien réussi son coup. Le post-rock instrumental, véritable phénomène autant musical que de société, constitue une niche particulièrement squattée ces dernières années et il n'est pas facile de s'y faire un nom mais, à priori et sans pousser le genre hors de ses frontières habituelles, Cerf Boiteux a quand même dans son chapeau quelques sérieux atouts qui devraient lui permettre de s'imposer. [ Cerf Boiteux sur Bandcamp ] [ A écouter : Cerf Boiteux (live) ] |
Nooumena : Controlled Freaks (L'étourneur, Decagon records), France, 26 février 2017 Grâce à Internet mais aussi à l’intérêt et au dévouement de certains amateurs et producteurs indépendants, on a aujourd’hui la possibilité d’écouter des musiques qu’il aurait été impensable de découvrir il y a seulement une quinzaine d’années. Le groupe Nooumena a déjà sorti un premier compact en 2011 sur le label Antithetic (Argument With Eagerness), mais leur musique étrange et torturée n’avait guère soulevé un enthousiasme débordant chez les chroniqueurs spécialisés. Supporté par l’association L’Etourneur, implantée à Caen, le quartet propose un deuxième essai intitulé Controlled Freaks. Sans doute un jeu de mot à propos des control freaks qui sont des personnes planifiant et organisant toutes les situations dans lesquelles elles se trouvent dans un souci de perfection totale. Soit tout le contraire de la musique entendue ici qui est plutôt volontairement chaotique, organique, jaillissant sauvagement comme du magma en fusion au hasard d’humeurs dont on a du mal à croire qu’elles ont fait l’objet d’une intense programmation préalable (mais sait-on jamais ?). Certains passages sont éprouvants comme sur Dog Eat Dog avec ses accords sauvages qui résonnent comme dans une église gothique, empêchant par moment la compréhension des paroles chantées en français. L’ambiance est lourde, plombée par une antique malédiction, quelque part au croisement de l’énergie blanche du King Crimson de Red et du métal noir et satanique de Black Sabbath. Sur 7x6∞, la montée des accords est oppressante évoquant bien davantage une descente aux enfers qu’un escalier vers le ciel. Et sur l’explosif Death Toll, le groupe part en vrille dans une virée sauvage aux confins du heavy metal qui procure des frissons dans l’échine. Les rythmes deviennent alors tribaux, les guitares sont saturées et il n’y a pratiquement pas de solos pour distraire l’auditeur dans cette plongée au coeur d’un déchirement tellurique. C’est encore au premier album de Black Sabbath que font penser les titres Concealed et Seeds, Needs dont le barrage de sons a définitivement quelque chose en commun avec les riffs mélodramatiques et chargés de croyances occultes du groupe de Birmingham. Est-ce suffisant pour envoûter les masses ? Probablement pas mais ça n’empêche pas d’y laisser traîner une oreille si vous appréciez le rock à la fois dissident, harassant et dérangeant. [ Controlled Freaks sur Bandcamp ] [ A écouter : Concealed ] |
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