Yusef Lateef : Biographie et Compacts Essentiels

Partie III : du New-Age à l'Olympia de Paris (1986 - 2013)



En 1985, de retour à Amherst après quatre année passées au Nigéria, Yusef Lateef se concentre sur la composition et, en 1987, il achève sa Little Symphony sur laquelle il joue tous les instruments. Intéressé, Nesuhi Ertegun décide de l'éditer sur le label Atlantic. Combinant l'improvisation libre du jazz et la structure de la musique classique, cette pièce en quatre mouvements se révèle atmosphérique et bien souvent imaginative même si elle est aujourd'hui datée par l'utilisation de claviers électroniques comme le Casio 500 et le synthé Ensoniq Mirage. Elle remportera en tout cas un Grammy Award en 1988 en tant que meilleur album new-age (créée en 1987, la palme de cette nouvelle catégorie sera remportée plus tard par des artistes comme Peter Gabriel, Enya, Mark Isham, Pat Metheny et Jack DeJohnette). Ce succès encouragea Lateef à composer de nouvelles œuvres. Sortiront ainsi successivement sur Atlantic:
  • Concerto for Yusef Lateef (1988) dans lequel Lateef s'associe avec deux bassistes, deux percussionniste, un guitariste et un clarinettiste pour produire une musique d'ambiance qui, en dépit de ses qualités envoûtantes, n'a plus grand-chose à voir avec le jazz.
  • Nocturnes (1989) encore plus poétique où la flûte de Lateef rivalise d'émotion avec le bugle de Hugh Schick, le cor de Patrick Turner et la clarinette de Christopher Salvo.
  • Méditations (1990) dans lequel Lateef utilise l'intégralité de son arsenal d'instruments qui vont du grand piano Yamaha au koto en passant par la flûte globulaire, aux côtés du clarinettiste Christopher Salvo, de la violoniste Lesa Terry (cousine du grand saxophoniste Clark Terry) et de la vocaliste Michelle Fenton.
  • Yusef Lateef's Encounters (1991) qui est la dernière des productions combinant jazz, musique classique et new-age parues sur Atlantic. On y notera la participation de la célèbre chanteuse Nnenna Freelon et, pour la première fois, celle du percussionniste Adam Rudolph, en charge de l'orchestration digitale, avec qui Lateef entretiendra plus tard une longue et fructueuse collaboration.



Entre-temps, Lateef continue à dispenser un enseignement musical et écrit une nouvelle intitulée Night In The Garden Of Love tout en réfléchissant à créer sa propre firme de disques, ce qu'il fera finalement en 1992. Yal Records a aujourd'hui plus de 35 disques à son catalogue qu'il n'est pas question de détailler dans ces pages mais il y en a quelques uns qui sont incontournables et qu'il faut absolument avoir écouté pour comprendre l'évolution de Yusef Lateef dans la dernière partie de sa carrière musicale. Les premières parutions sont consacrées à des collaborations de Lateef avec des saxophonistes comme René McLean (le fils de Jacky McLean), Ricky Ford, Von Freeman et surtout Archie Shepp. Enregistré en janvier 1992 à Leverett (Massachussetts), Tenors of Yusef Lateef & Archie Shepp confronte les sonorités énormes de deux monstres sacrés du saxophone ténor accompagnés par un trio piano/basse/batterie, le meilleur titre étant la composition de Lateef, Monk Remembrered, écrite en hommage à Thelonious Monk. Au même moment, il enregistre aussi Heart Vision, un album très différent avec Adam Rudolph aux percussions et la chanteuse Nenna Freelon, conçu comme une fusion entre la musique vocale d'Afrique du Sud, la musique d'église afro-américaine (The Bentonia Mississippi Choir) et d'autres expressions diverses incluant des parties électroniques. Ce genre de rencontre entre cultures africaines et afro-américaines restera une constante dans la suite de son œuvre. Dans The African-American Epic Suite sorti en 1993, Lateef donne sa vision de l'odyssée des Africains arrachés à leur terre natale pour servir comme esclaves aux Amériques. Cette suite en quatre mouvements retrace leur parcours depuis la jungle africaine jusqu'à leur liberté finalement acquise sur le sol américain. Avec l'aide de l'Orchestre de la Radio de Cologne et d'un un quartet appelé Eternal Wind composé de Ralph Jones, Frederico Ramos, Adam Rudolph, et Charles Moore, Lateef utilise à nouveau ses multiples connaissances en combinant toutes sortes de styles musicaux d'où émergent des parties percussives, des passages orchestraux, et d'autres improvisés parfois avec une approche free (Transmutation). Cette œuvre ambitieuse, commanditée par le producteur allemand Ulrich Kurth, impressionne par sa richesse tout en mettant en exergue les capacités du leader à fusionner des genres à priori incompatibles. Elle sera plus tard interprétée live au prestigieux Orchestra Hall detroit Detroit en compagnie du Detroit Symphony Orchestra. On retiendra aussi l'excellent Yusef Lateef Plays Ballads, enregistré en 1992, dans lequel le saxophoniste ténor donne sa vision personnelle de ce qu'on appelle une ballade à travers dix nouvelles compositions sur lesquelles il est accompagné par le pianiste Tom McClung, le bassiste Avery Sharpe, le batteur Stephen McCraven et le percussioniste Adam Rudolph.




Le percussionniste manuel Adam Rudolph que Lateef rencontra en 1988 à New-York lors d'un concert avec Eternal Wind, est également un des pionniers de la fusion entre jazz et musiques ethniques (africaines et indiennes en particulier). Comme Lateef pour les instruments à vent, Rudolph maîtrise une foule incalculable d'instruments de percussion incluant entres autres congas, djembe, udu, bendir, tablas et talking drum. C'est donc tout naturellement que les deux hommes ont entamé une collaboration qui devait les amener à enregistrer plusieurs disques sous leurs deux noms. Parmi les plus réussis, figurent:
  • The World At Peace, Music For 12 Musicians : enregistré live le 16 juin 1995 pendant un concert au Jazz Bakery de Los Angeles, ce double compact confirme l'entente naturelle entre Lateef et Rudolph qui explorent avec la plus grande ouverture toutes les formes musicales auxquelles ils ont un jour été confrontés. Le résultat, que l'on vraiment qualifier de progressiste, est certes déroutant, parfois envoûtant et parfois chaotique mais toujours dense et exaltant.
  • Beyond The Sky : enregistré le 26 février 2000 au studio Water Music dans le New Jersey, ce disque est un petit chef d'œuvre de fusion créatrice incluant des moments de pur envoûtement (Beyond The Sky Part 1 & 2, Three Dreams), des références africaines (Origin Of A Mother Tongue), des compositions ouvertes sur des trames percussives d'une impressionnante densité (Evanescent Symmetries), plus un Sun Cup aussi ensoleillé qu'exotique mettant en exergue le jeu de flûte de Lateef et celui au trombone de Joseph Bowie, le frère du célèbre trompettiste Lester Bowie (The Art Ensemble Of Chicago).
  • Towards The Unknown : cette réalisation tardive, enregistrée le 17 septembre 2009, témoigne de la profonde amitié liant les deux musiciens. L'oeuvre, considérée par les spécialistes comme la plus cohérente du tandem, comprend en effet deux pièces: la première, Concerto for Brother Yusef, est composée par Rudolph et dédiée à son complice et mentor tandis que la seconde, Percussion Concerto For Adam Rudolph, est écrite par Lateef et dédiée au percussionniste. Sophistiquée, abstraite et même dissonante par moment, la musique n'en reste pas moins tout du long passionnante.
  • Go Organic Orchestra / In The Garden : enregistré en concert au Electric Lodge de Venice (près de Los Angeles) en mars 2003, ce double album montre un Yusef Lateef, alors âgé de 82 ans, à la tête d'une large formation et toujours passionné de musiques africaines et asiatiques. Ce concert fort bien capté (on oublie presque les conditions live de l'enregistrement sauf quand on entend une personne tousser malencontreusement à plusieurs reprises) témoigne une fois encore de la grande communauté d'esprit entre le maître et son disciple dont les conceptions musicales sont définitivement similaires.



Bien que les disques précités suffisent pour prendre la mesure des créations de Yusef Lateef pendant les années 90, les complétistes pourront toujours écouter d'autres albums enregistrés pour Yal Records durant cette période: aucun n'est fondamentalement mauvais même si tous ne sont pas essentiels. Citons pour mémoire :
  • Yusef Lateef & Von Freeman : Ténors (YAL 911), 1992. Lateef (ts) en quintet avec le saxophoniste ténor Von Freeman.
  • Tenors of Yusef Lateef and Rene McLean (YAL 019), 1993. Lateef (ts) en quintet avec Rene McLean (ts), Andrew Hollander (p), Avery Sharpe (b) et Kamal Sabir (dr).
  • Woodwinds (YAL 005), 1993. Lateef (ts, fl) en quintet avec Ralph M. Jones lll (sax, fl, b-cl), Andrew Hollander (p), Avery Sharpe (b) et Adam Rudolph (perc).
  • Metamorphosis (YAL 100), 1993. Lateef (fl, ts) en trio avec Avery Sharpe (b), et Kamal Sabir (dr).
  • Claiming Open Spaces (YAL 777), 1993. Bande sonore du film éponyme. Lateef (ts, fl) en trio avec Gene Torres (el-b) et Kamal Sabir (dr).
  • Suite Life (YAL 111), 1994. Lateef (fl, p, vocal) en trio avec Andrew Hollander (p) et Marcie Brown (violoncelle).
  • Tenors of Yusef Lateef and Ricky Ford (YAL 105), 1994. Lateef (ts) en quartet avec Ricky Ford (ts), Avery Sharpe (el-b) et Kamal Sabir (dr).
  • Fantasia for Flute (YAL 342), 1995. En quartet avec Adam Rudolph (perc), Greg Snedeker (électronique) et Michael Dessen (tb).
  • Full Circle (YAL 000), 1996. Lateef (ts, fl, vocal) en quintet avec Stephen McCraven (dr), Tom McClung (p), Avery Sharpe (b) et Carlos Bermudo (gt).
  • Yusef Lateef & Alex J. Marcelo : Sonata Fantasia (YAL 001), 1997.
  • Yusef Lateef & Sayyd A. Al-Khabyyr : Earth and Sky / Ténors & Flutes (YAL 794), 1997. En quintet avec le saxophoniste et flûtiste Sayyd A. Al-Khabyyr, Tom McClung (p), Avery Sharpe (b) et Kamal Sabir (dr).
  • Chnops, Gold and Soul (YAL 497), 1997. Lateef (fl, ts, claviers) en quartet avec Avery Sharpe (el-b), Mark Saltman (ac-b) et Adam Rudolph (percussions).
  • 9 Bagatelles (YAL 091), 1998. Avec Abidh Waugh (el gt, programmation) et Kamal Sabir (dr).
  • Yusef Lateef & Eternal Wind : Live at the Montreaux Detroit Jazz Festival (YAL 120), 1999.
  • Yusef Lateef & Adam Rudolph : Live in Seattle (YAL 229), 1999. Concert enregistré au Earshot Festival à Seattle en 1999 plus ajout de musique enregistrée ultérieurement. Un des disques favoris d'Adam Rudolph parmi ceux qu'il a réalisés avec Lateef.
  • A G.I.F.T. (YAL 292), 1999. Lateef (ts, fl, claviers, vocal) en quartet avec Adam Rudolph (percussions), Abidh Waugh (el gt, programmation) et Kamal Sabir (dr).
  • Earriptus (YAL 595), 2001. En duo avec Matt Abidh Waugh (el gt, programmation)
  • Yusef Lateef & Eternal Wind : Live at the Luckman Theater, L.A. (YAL 127), 2001.
  • A Tribute Concert for Yusef Lateef - YAL's 10th Anniversaire (YAL 513), 2002. En sextet avec Juan Cruz (ts, fl), Matt Abidh Waugh (el gt, programmation), Alex J. Marcelo (p), Tim Dahl (b) et Kamal Sabir (dr).
  • Yusef Lateef & Corvini-Iodice Roma Jazz Ensemble : Homage to Yusef Lateef (YAL 717), 2002. Lateef (ts, fl, vocal) enregistré live à Prato en Italie avec un grand ensemble de 17 musiciens.
  • Nadine Shank plays Piano Sonata No. 2 by Yusef Lateef (YAL 984), 2003. Interprétation par Nadine Shank (pianiste du Springfield Symphony Orchestra) de la seconde sonate pour piano composée en 2002 par Lateef qui ne joue pas sur cet album.
  • Roots Run Deep (YAL ROG0038), 2004. Lateef (p, ts, fl, narration). Lecture de textes et poèmes et improvisation (p, ts, fl) par Lateef sur des compositions de Nicolas Humbert et Marc Parisotto.
  • Voice Prints (YAL 018), 2008. Lateef (fl, ts, hautbois, piano, vocal) en quartet avec Roscoe Mitchell (sax, fl, perc), Adam Rudolph (perc, piano) et Douglas R. Ewart (sax, fl, b-cl, vocal, perc). Enregistré live au Walker Art Center, Minneapolis.
  • The Universal Quartet (YAL 901183), 2008. Lateef (fl, ts, hautbois, piano, vocal) enregistré en studio à Copenhague avec Adam Rudolph (perc) et deux musiciens danois, le trompettiste Kasper Tranberg et le batteur Kresten Osgood.





En 2005, alors qu'on ne l'attendait plus, Yusef Lateef rencontre à Paris les frères Belmondo pour l'enregistrement d'un double album admirable intitulé Influence qui sortira sur B-Flat Recordings. La musique à la fois belle et complexe est un hommage à cette figure emblématique de l'ouverture du jazz sur le monde et ses multiples cultures qu'était Yusef Lateef. Le premier CD offre des compositions des deux frères ainsi qu'une superbe interprétation de Si Tout Ceci N'est Qu'un Pauvre Rêve de Lili Boulanger tandis que le second est réservé à deux nouvelles compositions de Lateef composées pour l'occasion (An Afternoon In Chattanooga et Le Jardin) ainsi qu'à une suite rassemblant quatre anciens morceaux choisis dans sa longue discographie: Morning, Metaphor, Iqbal et Brother John. La fusion entre les univers parfaitement compatibles de Lateef et des Belmondo est parfaite, la musique à la fois riche d'histoire et d'émotion, dégageant en finale sérénité, amour et tolérance, trois valeurs essentielles qui constituent depuis toujours une partie indissociable du personnage du gentil géant.
Alors qu'il vient d'être nommé en 2010 "Jazz Master" par the National Endowment for the Arts (une agence culturelle fédérale des États-Unis qu'on peut traduire par le Fonds National pour les Arts), on le retrouve en 2011 au Festival de Marciac, où il est invité à jouer pour la première fois avec un autre monstre sacré du jazz: le pianiste Ahmad Jamal. Ce concert sera reproduit l'année suivante sur la scène de l'Olympia de Paris où il donnera lieu cette fois à un double CD intitulé Ahmad Jamal & Yusef Lateef: Live At The Olympia, June 27, 2012. En fait, Lateef ne joue que dans la seconde partie du concert reprise sur le deuxième compact de l'album. Même s'il est clair que l'on n'a plus affaire au saxophoniste rugissant des années 60 et 70, Yusef Lateef, alors âgé de 91 ans, n'a rien perdu de son aura ni de son excentricité. Poussant Jamal hors de sa zone de confort, il improvise au ténor et à la flûte sur les rythmes africains d'Exatogi, et à la flûte encore sur le méditatif Masara avant de se lancer dans des interprétations vocales très personnelles sur Trouble in Mind (qu'il jouait autrefois au hautbois chez Cannonball Adderley) et sur un étonnant Brother Hold Your Light qui ressemble à une longue incantation entre blues et gospel. Bien qu'il ait continué à se produire quasiment jusqu'à sa mort (il a encore participé en avril 2013 à un programme à Brooklyn avec Adam Rudolph pour célébrer ses 75 années de musique), on peut considérer cet enregistrement historique comme sa dernière grande prestation populaire.


Agé de 93 ans, Yusef Lateef s'est éteint le 23 décembre 2013 chez lui à Shaftesbury (Massachussetts).


A suivre : Yusef Lateef - Partie IV : vidéos, musique, photos, bibliographie, art
Partie I : de Détroit au label Impulse! (1920 - 1966)
Partie II : du label Atlantic au Nigéria (1967 - 1985)


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