En 1966, Lateef continue son apprentissage de la musique, et plus particulièrement de la flûte, en s'inscrivant à la Manhattan School of Music. Entre-temps, il a quitté Impulse! pour signer un nouveau contrat avec le label Atlantic où le producteur Joel Dorn va lui octroyer une grande liberté d'expression. Il en résultera un premier album enregistré en mai 1967 pour la firme d'Ahmet Artegun: The Complete Yusef Lateef. Alors que le titre pourrait laisser supposer une sorte de compilation, il s'agit en fait d'une référence aux multiples intérêts de l'artiste qui sont ici tous abordés. Du blues aux influences orientales en passant par le jazz modal et le R'N'B de la Nouvelle Orleans, le disque est d'autant plus varié que le leader y joue du saxophone ténor, de l'alto, de la fûte, du hautbois sans parler de You're Somewhere Thinking Of Me sur lequel il chante avec une voix de baryton qu'on qualifiera prudemment comme étant très expressive. Enregistré une année plus tard dans les studios RCA à New York, The Blue Yusef Lateef confirme sa vision étendue d'un jazz parfaitement en phase avec un univers musical en pleine mutation. Le concept est ici simple à énoncer et l'est sans doute moins à réaliser: regrouper les différentes formes de blues telles qu'elles peuvent être vues ou vécues par des cultures différentes. En compagnie de fines lames incluant le guitariste Kenny Burrell, le trompettiste Blue Mitchell, le pianiste Hugh Lawson, le saxophoniste alto Sonny Red, le bassiste Cecil McBee et le batteur Roy Brooks, sans oublier l'indispensable Buddy Lucas à l'harmonica et, sur deux titres, le groupe vocal The Sweet Inspirations, Lateef en profite une nouvelle fois pour rassembler dans une expression unique des musiques diverses et parfois exotiques. Le fantastique Juba Juba, inspiré par une chanson de prison du Mississippi et dédié au célèbre danseur de claquettes William Henry "Master Juba" Lane, résume à lui seul, par sa diversité et son ouverture, l'idée originale à la base du disque. On y trouve même un blues modal composé par Lawson (Get Over, Get Off and Get On) sur une métrique en 5/4 identique à celle du fameux Take Five de Dave Brubeck. Et Lateef chante encore sur Moon Cup qui est inspiré par un chant en tagalog, l'un des dialectes parlé aux Philippines. Inutile dès lors d'insister sur le fait que le blues de Lateef ne ressemble à aucun autre.
L'année suivante, en 1969, alors que Prestige édite sous le nom d'Expressions une nouvelle version remastérisée en stéréo de l'album Other Sounds autrefois sorti sur New Jazz, Lateef obtient son master en éducation musicale à la Manhattan School of Music. Les 4 et 5 février, il entre dans les studios Century Sound à New York pour y enregistrer son troisième album pour Atlantic. Yusef Lateef's Detroit: Latitude 42º 30' Longitude 83º est dédié à sa ville d'origine, Detroit, avec qui le saxophoniste a gardé de fortes relations. Il ne faut donc pas s'étonner si l'ambiance du disque est avant tout urbaine affichant un groove appuyé et une polyrythmie luxuriante où s'illustrent des musiciens de session spécialisés comme Ray Barretto et Norman Pride aux congas; Tootie Heath aux percussions et Bernard Purdie à la batterie en plus d'Eric Gale à la guitare et de Chuck Rainey à la basse électrique. Lateef poursuit sur sa lancée avec la parution en 1970 de The Diverse Yusef Lateef mais, cette fois, l'éclectisme habituel de ses disques antérieurs apparaît plus erratique. En plus, l'aspect commercial de la session prend nettement le pas sur le jazz innovant auquel Lateef a habitué les amateurs de sa musique. Avec quatre titres seulement et une durée totale inférieure à 28 minutes, le disque ne convainc plus totalement même s'il a encore ses bons moments. Le producteur Joel Dorn a ajouté les voix du groupe Sweet Inspiration sur le funky Live Humble et sur A Long Time Ago qui, avec ses congas et sa flûte exotique, est la bande sonore idéale d'un film sur l'antiquité et s'avère le titre le plus intéressant du lot. Plus simple et joué en quartet, Eboness, qui ne manque pas de charme, sera le titre le plus populaire de l'album et son succès encouragera certainement Lateef à poursuivre dans cette voie. C'est à cette époque également qu'il enregistre sous le nom de Joe Gentle pour des artistes de soul du label Atlantic comme Esther Phillips, Roberta Flack et Donna Hathaway. D'autres sessions réalisées en 1970 sont utilisées pour Suite 16 qui sort la même année. Incluant des reprises de When A Man Loves A Woman et de Michelle des Beatles ainsi que le sirupeux Down In Atlanta, la première face du LP est du pur pop-jazz sans grand intérêt. A noter qu'en fait, Lateef ne joue pas sur Michelle qui est interprété en solo par un jeune guitariste de 16 ans: Earl Klugh, découvert à Detroit par le saxophoniste qui a tenu à le présenter pour la première fois au public, et qui se fera plus tard un nom en enregistrant d'innombrables disques de smooth jazz notamment avec Bob James, Hubert Laws et George Benson. Beaucoup plus intéressante apparaît toutefois la seconde face consacrée à une Symphonic Blues Suite en six parties nettement plus ambitieuse. En compagnie de Barry Harris (p), Robert Cunningham (b), Albert Heath (dr) et du Cologne Radio Orchestra conduit par William S. Fischer, cette suite enregistrée en Allemagne démontre l'intérêt de Lateef pour ce genre de structure classique, le saxophoniste parvenant une nouvelle fois et sans grand effort à placer le blues dans une nouvelle perspective où il prend d'autres couleurs. Le Hard-Bop retrouvé du troisième mouvement ainsi que la coda avec Lateef éructant dans sa flûte tel Roland Kirk sont définitivement de grands moments. C'est aussi en 1970 qu'il est sollicité par la Manhattan School of Music pour donner un cours d'éducation musicale. Il en profite pour y introduire son concept de musique auto-physio-psychique en tant qu'expression physique, mentale et spirituelle d'une personne, autrement dit, une musique qui vient du cœur et qui inspire les auditeurs en les mettant en communication avec le musicien aussi bien qu'avec eux-mêmes. En 1971, il enseigne au Borough of Manhattan Community College et compte Albert Heath et Kenny Barron parmi ses étudiants. Cette même année, il part en tournée en Europe où il enregistrera, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas, différents concerts pour des émissions radiophoniques qui ont depuis été éditéees sur des disques non officiels (Live in Hamburg, Live in Bremen, Live at the Davenport Jazz Festival 71). Il en profite aussi pour visiter Tunis dont les vues et le folklore local lui laisseront une grand souvenir et l'envie de retourner en Afrique. En septembre 1971, il entre en studio avec, entre autres, Albert Heath, Bob Cunningham et Kenny Barron, afin de compléter son nouveau disque pour Atlantic : The Gentle Giant. Cette fois encore, le répertoire se cantonne à un jazz simple, légèrement exotique et gentiment funky qui inclut une reprise du Hey Jude des Beatles ainsi qu'une chouette composition de Kenny Baron (Nubian Lady sur lequel Barron joue du piano électrique Fender Rhodes) dans le style commercial alors très en vogue des productions de Creed Taylor pour le label CTI. Dans la même veine commerciale encouragée par les pontes d'Atlantic, paraîtront encore:
A ces albums situés dans la période commerciale de Yusef Lateef, il faut aussi rattacher deux productions de Creed Taylor pour le label CTI: Autophysiopsychic, enregistré en 1977 en compagnie du bugliste Art Farmer qui l'avait invité trois mois plus tôt à participer à l'enregistrement de son propre disque Something You Got ainsi que In A Temple Garden enregistré en mai 1979 avec les frères Randy et Michael Brecker. Le premier disque qui ne comprend que du pop-jazz légèrement funky sans aucune aspérité et à la limite de la variété ne vaut que pour les quelques échanges entre Lateef et Farmer qui opposent leurs styles propres, le premier plus mordant et l'autre plus fluide. Globalement plus réussi, In A Temple Garden reste toutefois typique des productions édulcorées du label CTI. Les arrangements mélodieux, les belles mélodies et les interventions toujours subtiles de Lateef au ténor et à la flûte suffisent à rendre cette musique soul et jazzy agréable à écouter mais sans plus. Enfin, le producteur Joel Dorne du label Atlantic a également sorti en 1975 un double LP enregistré live au légendaire Keystone Korner de San Francisco et enrichi ensuite par quelques rajouts en studio (notamment des trompettes et un groupe vocal arrangé par Cissy Houston). Le répertoire de 10 Years Hence ne comprend que cinq longues compositions interprétées avec brio par Lateef (qui n'emploie pas moins de huit instruments) en compagnie de Kenny Barron (piano), Bob Cunningham (basse), et Albert "Kumba" Heath (drums et percussions). Les genres abordés vont de la samba (Samba De Amor) à la ballade (But Beautiful) en passant par le jazz soul chanté de I Be Cold dans le style de Les McCann. Les improvisations sont flamboyantes, les interactions entre les musiciens télépathiques, et l'ambiance y compris dans le public est survoltée (surtout sur la version incendiaire de Yusef's Mood étendue à 18 minutes). Tous ces facteurs font de cet enregistrement habité, assez méconnu du public, un des albums majeurs de Yusef Lateef parmi ceux qu'il a enregistrés dans les années 70. C'est en tout cas le seul disque où on peut l'entendre jouer ainsi dans une formule jazz-funk-soul charnelle d'une redoutable efficacité.
Sur un plan personnel, Lateef a continué d'enseigner et d'apprendre. En 1975, il décroche un doctorat en éducation à l'Université du Massachusetts à Amherst après la réalisation d'une thèse intitulée An Overview of Western and Islamic Education. Toutefois, son poste de professeur ayant été supprimé à la Manhattan School of Music en 1975, il décide de partir en tournée en Amérique mais aussi en Europe, en Afrique et en Asie, donnant des concerts en Angleterre, au Danemark, en Norvège, au Pakistan, en Inde, au Ghana, en Egypte et en Tunisie. En 1980, il revient s'établir avec sa famille à Amherst dans la Massachusetts où il écrit une symphonie et publie The Repository of Scales and Melodic Patterns à propos des gammes musicales utilisées à travers le monde. Et finalement, en 1981, Lateef accepte un poste de chercheur au Centre des Etudes Culturelles Nigériennes de l'Université Ahmadu Bello à Zaria au Nigéria où il approfondira sa connaissance des musiques, des rythmes et des instruments africains. Comme témoignage musical, il reste de cette époque deux disques rares où on peut l'entendre jouer des mélopées africaines au ténor et à la flûte en compagnie de percussionnistes locaux: Hikima / Creativity (Centre For Nigerian Cultural Studies, 1983) et In Nigeria (Landmark, 1984). Il restera au Nigeria quatre années et quand il reviendra aux Etats-Unis en août 1985, ce sera pour prendre une retraite partielle de la scène (il est alors âgé de 65 ans) et se consacrer davantage à l'écriture. Mais comme on le verra dans la troisième partie, son parcours musical est bien loin d'être terminé. A suivre : Yusef Lateef - partie III : du New-Age à l'Olympia de Paris (1986 - 2012) Partie I : de Détroit au label Impulse! (1920 - 1966) |