Essai sur la définition
d'un disque essentiel


Des listes de disques essentiels : le Web en est plein et les journaux musicaux, consacrés au Rock, au Jazz ou à la Musique Classique, offrent régulièrement dans leurs genres respectifs des listes de 10, 20, 50 100, voire plus, de compacts essentiels, ceux qu'il faut avoir dans sa discothèque sous peine de passer pour un ringard, un bouffon ou tout simplement d'être passé à côté de la musique. Que valent-elles et, outre le fait que l'homme aime à classer, ranger, diviser, cataloguer, étiqueter, attribuer une valeur relative aux choses, quel est l'intérêt de ces listes ? Comment sont-elles établies ? Par qui ? Et dans quel but ? Tenter de répondre à toutes ces questions n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire.


Certaines de ces listes sont établies à partir d'une analyse détaillée du compact : on y côte soigneusement l'inventivité des musiciens, leur professionnalisme, l'originalité de la musique composée ou improvisée ainsi que celle des arrangements, des mélodies, des rythmes, des structures. Sans oublier le son et la production en général qui rendent l'écoute plus agréable selon les nouveaux canons de la haute fidélité mais on est déjà là dans le domaine de la technique qui n'a plus grand chose à voir avec le talent de l'artiste. Certains n'hésitent même pas à inclure la durée du compact dans leurs critères selon le principe que l'on n'en a jamais assez pour son argent ou qu'à toutes qualités égales, il est préférable d'acquérir un compact de longue durée qu'un court. Même la pochette, le livret et toute la partie artistique qui accompagne et emballe le disque sont parfois pris en compte considérant que l'œuvre est une et indivisible dans tous ses aspects même ceux qui relèvent du marketing. Afin d'être certain de procéder à l'analyse la plus objective et la plus chirurgicale possible, on décompose parfois le disque en ses composantes et chaque titre est noté séparément de façon à ce que la cotation du disque entier résulte d'une simple moyenne arithmétique sur l'ensemble des notes attribuées.


Prétextant qu'une telle catégorisation est réalisée sur la base d'une rationalisation, voire une normalisation, de la musique qui, par essence, est avant tout une affaire de cœur et d'émotion, d'autres listes ont été établies sans qu'aucun commentaire autre que le coup de foudre ne justifie la sélection opérée. Il va de soi que de tels classements sont essentiellement subjectifs ce qui ne signifie pas qu'ils sont sans valeur même si, pour une sélection de 100 disques dans un genre donné, il existe des millions de classements possibles. La nature humaine est ainsi faite que chacun a ses préférences et que personne ne peut prétendre être doué d'une perception infaillible mais bizarrement (ou peut-être pas après tout) il arrive bien souvent que les listes ainsi établies se recoupent avec celles résultant d'une analyse rigoureuse. Comme quoi, le cœur n'aime pas forcément ce que la raison ignore et inversement. Quoi qu'il en soit, une critique sérieuse ne peut se passer ni de l'un ni de l'autre point de vue. Elle ne saurait ni résulter d'un amour passionnel et inconditionnel ni être le produit d'un simple calcul aussi compliqué soit-il.


Une chronique doit-elle être longue ou courte, doit-elle expliquer en détail la technique et les motivations qui sous-tendent la musique ou se contenter de métaphores décrivant l'ambiance ou tentant de faire partager une certaine perception subjective? Probablement un peu des deux : expliquer un peu de technique, surtout si elle n'est pas immédiatement apparente, permet de mieux faire comprendre l'œuvre à ceux qui l'écoutent tandis que les métaphores incitent l'auditeur à partager une expérience spirituelle intéressante. Ceci dit, une bonne critique courte et précise peut apporter autant qu'une longue litanie de précisions qui, la plupart du temps, ne seront lues que par quelques spécialistes qui en savent probablement autant sinon plus que le chroniqueur sur l'artiste et son œuvre.


Il existe malheureusement des chroniques soumises à influence dont les appréciations sont biaisées par des faits extérieurs à l'œuvre critiquée comme par exemple le fait qu'on aime ou pas un sous-genre donné, que l'artiste est une relation personnelle, qu'on est influencé par le charisme d'un musicien ou tout simplement qu'on ait un intérêt financier ou matériel quelconque à démolir ou à encenser telle ou telle œuvre. En principe la critique d'œuvres artistiques nécessite, comme d'autres professions basées sur la confiance, une prise de conscience morale sans laquelle cette critique est sans valeur. Malheureusement, il peut arriver qu'une chronique soit insidieuse non par volonté mais par une inclination naturelle. On peut par exemple être totalement réfractaire à un genre de musique comme le Free Jazz ou le New Orleans et recevoir un disque à chroniquer qui comprenne des passages relevant de ces catégories. Ce qui pose le problème de l'ouverture : aujourd'hui plus que jamais où toutes les musiques se combinent bien souvent pour le meilleur et pour le pire, un bon chroniqueur doit être ouvert à presque tout et être apte à reconnaître la qualité d'une oeuvre quelles que soient son origine et ses références. Ceci dit, je pense qu'une bonne critique est toujours relative par rapport à un genre donné. Il convient d'abord de se situer dans ce genre défini, d'en reconnaître les limites et les possibilités avant de se plonger dans l'écoute d'un disque en vue d'en dire quelque chose d'intéressant.


Et ceci nous amène au concept même du disque essentiel. Dans un genre de musique donné, un disque peut être essentiel pour de multiples raisons parmi lesquelles on citera :


Il faut cependant prêter attention à bien définir les caractéristiques et le cadre dans lesquels les disques sont sélectionnés et proposés au mélomane. Ainsi par exemple, constituer une liste de compacts représentatifs du Rock Progressif de 1968 jusqu'à nos jours demande de faire appel à certaines règles complémentaires à celles définies ci-dessus. Certains groupes comme Yes, King Crimson, Genesis ou Pink Floyd ont dans leur discographie au-moins trois ou quatre disques majeurs qui pourraient sans problème être donnés comme indispensables ce qui, s'il étaient effectivement tous cités, rendrait la sélection peu intéressante pour le néophyte. Il est préférable d'en choisir un seul ou au maximum deux s'ils appartiennent à deux périodes créatives différentes pour un même artiste comme King Crimson par exemple ou encore si le groupe a subi un changement majeur susceptible d'influer sur son art comme par exemple Genesis avant et après le départ de Peter Gabriel. Ceci laisse la place pour des disques de groupes moins célèbres dont certains n'ont pas connu une large diffusion au moment de leur sortie et qui méritent d'être redécouverts. Il faut par ailleurs tenir compte de l'évolution du genre au cours du temps. Le Rock Progressif, dont les canons ont été plus ou moins fixés autours des années 70, a subi au cours des décennies diverses influences qui l'ont fait évoluer même si la première mouture du genre a toujours été jouée et représentée jusqu'à nos jours. Ainsi sont venus successivement se greffer sur le rock symphonique, les influences de la musique électronique, des boîtes à rythmes, des nouveaux instruments comme le Chapman Stick ou les guitares synthés, ou encore celle du Free Jazz, du Heavy Métal, de la World Music … etc. La liste, si elle est chronologique, doit tenir compte de cette évolution, ce qui se traduit par le fait que pour une année particulière peut être préféré un disque moins connu mais plus représentatif de l'époque (et donc plus indispensable d'un point de vue historique) qu'un autre sorti au même moment par un groupe déjà cité et qui aurait à l'époque fait l'événement. Enfin, il est préférable de se limiter aux albums originaux enregistrés en studio qu'ils aient ou non fait l'objet d'une réédition en compact avec des bonus complémentaires provenant des mêmes sessions. Un disque en studio n'est pas jugé selon les mêmes critères qu'un disque live où on recherchera d'autres qualités comme l'énergie, les improvisations, les nouveaux arrangements, l'ambiance, la faculté d'entraîner le public avec soi, … etc. Enfin, il faut éviter les compilations d'abord à cause du fait qu'un disque constitue souvent une œuvre globale, conçue par son auteur comme un tout indivisible mais aussi parce que les compilations, qui sont la plupart du temps (mais pas toujours) compilées par des éditeurs cherchant avant tout à faire des bénéfices à peu de frais, ne reprennent bien souvent que les morceaux qui ont remporté un succès public immédiat au détriment de titres plus complexes et plus personnels.


Indispensable, obligatoire, important, nécessaire, un disque ne devient finalement essentiel que quand on se l'est approprié après de multiples écoutes et que le plaisir atteint ne diminue plus sur la durée. Ceci explique aussi pourquoi cataloguer un disque comme essentiel juste après sa sortie n'a pas beaucoup de sens : mieux vaut attendre et avoir un certain recul par rapport à l'actualité.


Les listes présentées sur ces pages sont là pour vous guider dans vos choix. Les disques présentés répondent généralement aux critères techniques et artistiques repris ci-dessus avec une petite part de subjectivité que je ne pourrais ni ne souhaite éliminer car elle est le reflet de ma personnalité. Ils constituent en soi une base qualitative minimale pour appréhender les genres auxquels ils appartiennent. A partir de là, il vous sera aisé de repérer d'autres œuvres qui vous paraîtront sans doute aussi réussies et, quand vous aurez acquis une connaissance suffisante d'un artiste ou d'un style donné, pourquoi ne pas établir votre propre liste de disques essentiels ? Communiquez-là-moi : elle enrichira ma propre perception et pourrait en retour me faire découvrir quelques perles qui m'auraient échappé.


Pierre Dulieu




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