Ben Sluijs Quartet Live : Somewhere In Between (WERF 056), 2005 (édité en 2006). Capté live en septembre et en octobre 2005 au De Meent à Beersel et au Vooruit à Gent, Somewhere In Between est le prolongement logique du disque True Nature (WERF 046) enregistré en studio par le saxophoniste alto Ben Sluijs avec son quartet sans piano comprenant le Belge Jeroen Van Herzeele au sax ténor, le contrebassiste sarde Manolo Cabras et le batteur tchèque Marek Patrman. Si le répertoire est entièrement composé de nouvelles compositions, l’esprit est resté le même et confirme la rupture radicale de Sluijs avec les harmonies et le style lyrique plus conventionnel de ses premiers opus (dont Candy Century et Flying Circles constituent l’apothéose). Place ici à l’improvisation libre et au jeu explosif dominé par les échanges tournoyants entre les deux souffleurs. Leur interaction semble sans limite sur des plages aux durées superlatives : 16 minutes pour un School Mind en deux parties dont la première est une introduction en solo du leader, près de 15 minutes pour Earth et pour Somewhere in Between et plus de 27 minutes pour la suite A Set of Intervals composée de trois sections. Autant dire que l’on va encore plus loin dans le champ des possibles en appliquant une formule qui n’obéit à aucun format. On pense bien sûr au Jazz organique d’Ornette Coleman qui, avec Coltrane, est l’une des grandes influences de Ben Sluijs. En harmonie avec les idées de l’inventeur du « Free Jazz », la musique se plie comme dans un rêve aux caprices de l’esprit et enjambe avec allégresse tout ce qui pourrait la retenir prisonnière. Les solistes en état de grâce sont magnifiquement supportés par un duo rythmique qui bouge comme un océan en mouvement perpétuel : toujours là, par-dessous, à faire rouler l’esquif tout en le maintenant à la surface. A l’instar de True Nature, Ben Sluijs a encore une fois utilisé une photo suggérant l’infini pour illustrer la pochette de son album : il s’agit ici d’une photographie de la grande galaxie M31 plus connue sous le nom de galaxie d’Andromède. La musique échappe désormais à la pesanteur terrestre et prend des allures cosmiques. Les musiciens sont en orbite à la limite du pouvoir d’attraction de ce monstrueux trou noir invisible tapi au cœur du gigantesque amas d’étoiles … Attention les gars ! [ Ben Sluijs ] [ Ben Sluijs sur Amazon ]
Sadi Greatest Arrangements : Flagey Nine Thirty a.m. (IGLOO IGL 184), 1974 - 1991 (édité en 2006). Les dernières nouvelles discographiques du vibraphoniste Sadi dataient de novembre 2000 avec la réédition par le label Igloo d’enregistrements de 1987 réalisés en nonet pour la radio BRT ( Sadi’s Nonet : Igloo IGL 151). Six années plus tard, le même label propose une nouvelle compilation d’enregistrements toujours gravés pour la même radio mais entre 1974 et 1991. Il s’agit cette fois de 14 enregistrements de Sadi au sein de l’Orchestre de Jazz de la BRT. La moitié d’entre eux sont des compositions du vibraphoniste tandis que le reste consiste en des reprises de Bobby Jaspar ou d’Etienne Verschueren ou encore d’une poignée de standards comme My Heart Stood Still et There’s A Small Hotel de Rodgers & Hart ou The Moten Swing de Bennie Moten, tous arrangés pour un grand orchestre de 13 musiciens. Ce qui frappe d’abord ici, c’est le travail sur les masses sonores magnifiquement rendu par une production claire et une stéréo intelligente. Du coup, les solistes sont mis en valeur comme dans un écrin de velours : la trompette de Nic Fissette, les saxophones alto et baryton de Peter et Johan Vandendriessche et le trombone de Marc Godfroid sont savoureux tandis que les interventions de Bert Joris à la trompette sur No Screaming et Majorette’s Delight sont tout simplement magistrales. Quant à Sadi, ses notes s’élèvent en apesanteur comme des bulles de lumière avant d’éclater sous la pression du vent. Ecoutez Versad dont le nom est une combinaison de celui du compositeur Verschueren et du soliste Sadi : ce dernier conduit avec un swing félin ce morceau qui aurait pu sans problème accompagner le générique d’un film de la Panthère Rose. Même les titres les plus lents comme Don’t Blame Me ou Le Spectacle Est Fini deviennent excitants grâce aux notes vibrantes du leader et à l’architecture magique de ses phrases. Cet album historique est une nouvelle occasion de se replonger dans l’univers rare du vibraphoniste et de se remettre en mémoire la formidable qualité de son jeu, la rationalité de ses compositions et sa faculté naturelle à les arranger. [ Sadi sur Amazon ]
Jef Neve Trio : Nobody Is Illegal (Universal/Emarcy), 2006. Jef Neve est un pianiste de 30 ans dont la formation est à la fois classique et jazz. Spécialisé dans la musique de chambre et destiné à devenir un musicien de concert, il a finalement décidé en 2002 de se consacrer à sa propre musique. Nobody Is Illegal est son troisième disque après Blue Saga (Contour, 2003) et It's Gone (Contour, 2004). Edité par un grand label (Universal Music) suite au succès relatif des deux précédents opus, ce disque a été enregistré différemment en recréant une scène live en studio : le son est peut-être moins propre mais la chaleur et l’énergie qui se dégagent de ces onze compositions sont sans égale. On pense parfois à Brad Mehldau (auprès de qui le pianiste a suivi quelques cours) dans les passages les plus retenus mais la musique de Neve est définitivement plus orgasmique et contrastée, passant soudainement de passages aériens et presque classiques à d’autres plus insolites qui éclatent avec une formidable vitalité, d’autant plus que Neve a fait appel pour les mettre en relief au saxophoniste ténor Nicolas Kummert et à une section de cuivres (deux cors, deux trombones et un tuba). La rythmique, composée de Piet Verbist à la contrebasse et de Teun Verbruggen à la batterie, s’insère avec intelligence dans la vision complexe du leader et contribue à la faire aboutir. Pour parler de son disque, le compositeur a repris avec sagesse une phrase de Picasso : « je mets dans mes tableaux tout ce que j'aime. Tant pis pour les choses, elles n'ont qu'à s'arranger entre elles. » Nobody is Illegal, c’est à peu près ça. Et si les tableaux de Picasso demandent bien souvent qu’on s’y arrête un moment avant de les apprécier, il en est de même pour la musique lunatique de Jef Neve : on passe d’un état d’âme à un autre et, après une période de circonspection, on ne peut plus s’en passer. [ Jef Neve ] [ Ecouter / Commander ]
Manuel Hermia : Rajazz (IGLOO IGL 190), 2006. Toujours guidé par la spiritualité indienne (qui lui avait déjà inspiré l’excellent Murmure de l'Orient), Manuel Hermia prolonge son voyage au cœur de cette dimension mais cette fois en quartet et dans un contexte plus Jazz. Le premier titre I’m Just Me est fabuleux : il évoque instantanément le grand John Coltrane de Impressions, le Wayne Shorter de Juju ou le McCoy Tyner de The Real McCoy (dont le magnifique Contemplation est par ailleurs repris sur cet album). Le soprano en apesanteur plane au-dessus d’une rythmique foisonnante comprenant Lieven Venken à la batterie et Sam Gertsmans à la contrebasse tandis que le piano d’ Erik Vermeulen déroule un tapis modal somptueux sous les longues phrases paroxystiques du soliste emmené par son rêve (à noter le jeu en accords du pianiste présentant un aspect ornemental qui crée une impression de sérénité en opposition à la furia du saxophone). On est irrémédiablement replongé dans ce qui constitue l’une des pages les plus inventives de l'histoire du Jazz : la période après-Bop de Blue Note / Impulse emblématique de la première moitié des années 60. On retrouve cette atmosphère obsessionnelle et transcendante (en ce qui me concerne, l’une des plus créatives du jazz d’après-guerre) sur une bonne part de ce disque. Toutefois, la démarche de Manuel Hermia est également originale en ce qu’il a fondé sa musique sur une réflexion personnelle : en résumé, les Rajazz consistent en un matériel mélodique basé sur une gamme pentatonique propre à un Raga avec des passages ouverts sur des gammes dérivées par transposition de la pentatonique originale. Le système ainsi créé selon une logique rigoureuse et théorique donne naissance à des improvisations complexes et proliférantes qui sont autant de quêtes vers un absolu. L’influence indienne est plus perceptible sur certains titres comme Indian Suite que sur d’autres comme Awakening ou Always Smiling qui relèvent davantage des harmonies d’un Jazz moderne plus classique où se combinent lyrisme et création improvisée. Le disque se clôture avec Little Sonate For El Mundo joliment interprété à la flûte : un instrument que Hermia utilise avec beaucoup de technique et de sensibilité. Avec son répertoire diversifié et bien équilibré, Rajazz est un vrai bonheur que l’on conseillera à tous les amateurs d'un Jazz inspiré par une élévation spirituelle, les amoureux de Coltrane et des autres artistes précités ou à ceux qui ont apprécié le dernier disque de Kenny Garrett (Beyond The Wall). En fait, cet album, qui squatte ma platine depuis plus d’un mois, est de nature à enchanter presque tout le monde … Recommandé ! [ Manuel Hermia ] [ Manuel Hermia sur Amazon ]
Bert Joris Quartet : Magone (Dreyfus), 2007. Ce nouvel album de Bert Joris est édité par le label français Dreyfus, ce qui lui assure une large distribution et une publicité appréciable dans l’hexagone. En plus, les deux grands magazines de jazz francophones (Jazzman et Jazz Magazine) lui ont réservé une excellente chronique et, du même coup, ont éveillé l’intérêt d’un large public pour la musique du trompettiste belge, ce qui est tant mieux. Pourtant, tout excellent qu’il soit, Magone s’inscrit dans la suite logique d’une discographie, en solo ou comme participant, déjà remarquable mais éditée sur des labels d’origine belge et donc forcément plus confidentiels. D’ailleurs, beaucoup de thèmes parmi les onze figurant au menu de cet opus sont d’anciennes compositions du leader que l’on pourra retrouver avec d’autres arrangements sur des albums antérieurs : ainsi par exemple, Benoit et Mr Dodo sont extraits de The Music Of Bert Joris du Brussels Jazz Orchestra (De Werf, 2002), Alone At Last de The September Sessions du Brussels Jazz Orchestra (De Werf, 1999), Anna de Dangerous Liaison (Talent Records, 2006) tandis que Signs & Signatures remonte aux années 80 et au passage de Joris dans le BRT Radio Jazz Orkest. Interprétés ici en quartet, ces titres affichent une dynamique nouvelle par rapport à leurs versions orchestrales. Dès le swinguant Mr Dodo, composé en hommage à son acolyte pianiste Dado Maroni, on est confronté à la tonalité claire et au jeu lumineux du trompettiste qui rappelle parfois celui de Kenny Dorham mais aussi, dans les moments intimistes, celui plus velouté du grand Chet Baker. Joris n’oublie pas non plus de payer son tribut au guitariste Philip Catherine ( To Philip) avec qui il a joué et enregistré régulièrement et qui l’a probablement introduit auprès de Dreyfus. Ce jazz moderne virtuose mais musical et très accessible est encore rehaussé par la présence du bassiste Philippe Aerts et du batteur Dré Pallemaerts qui composent une paire rythmique des plus efficaces. La qualité des thèmes, les arrangements subtils, les improvisations limpides : tout concourt à faire de cet album un enchantement pour les oreilles. Reste maintenant à inviter le public français (et les autres) à découvrir quelques enregistrements précédents de Bert Joris qui complèteront à merveille cette superbe production, à commencer par Bert Joris Quartet Live (Werf, 2002) et, dans un contexte de big band, The Music of Bert Joris par le Brussels Jazz Orchestra (Werf, 2002), deux disques inclus dans le coffret « The Finest in Belgian Jazz » mais également disponibles séparément. [ Ecouter / Commander ]
Dré Pallemaerts : Pan Harmonie (B-Flat), 2007. Dré Pallemaerts, ça fait des années qu’on est subjugué par sa maîtrise du tempo et des rythmes qui constituent les piliers d’une multitude de disques comptant parmi les meilleurs de ce qu’à produit le jazz belge au cours de ces dernières années. Citons en vrac Oscar de Philip Catherine (1988), Another Day, Another Dollar de Kurt Van Herck (1996), Notes Of Life de Michel Herr (1998), Passages de Kris Defoort (1999), Bert Joris Quartet Live (2002), Blue Landscapes d’Ivan Paduart (2004) et plus récemment Magone de Bert Joris (2007). Edité sur le label B-Flat des Frères Belmondo, connus pour ne pas avoir leurs oreilles en poche, Pan Harmonie dévoile maintenant en plus un véritable talent de compositeur. Réunissant autour de lui un casting aussi international (Belgique, France, USA) qu’original (deux pianistes mais pas de basse), Pallemaerts a su conquérir le cœur d’un public beaucoup plus large que d’habitude. C’est qu’en s’associant avec des stars comme Stéphane Belmondo (trompette), Bill Carrothers (piano) et Mark Turner (sax tenor) plus Jozef Dumoulin au Fender Rhodes, il s’est donné les moyens de faire connaître enfin la musique qu’il a dans la tête. Pari osé mais totalement réussi. Plus encore que les reprises ( Bye Ya de Thelonious Monk, All The Things You Are de Hammerstein / Kern et I Had A King de Joni Mitchell devenue ces derniers temps une véritable égérie pour les jazzmen), ce sont ses thèmes à lui qui hantent l’écoute de cet album. Bien que basée en partie sur des réflexions complexes qu’on laissera volontiers aux musicologues (Pallemaerts est aussi un enseignant fort apprécié qui a succédé à Daniel Humair au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris), la musique inédite de ce quintet haut de gamme est tout simplement envoûtante et même parfois énigmatique. Pallemaerts était jusqu’ici un excellent accompagnateur prisé des leaders pour son jeu souple et tout en finesse, il vient de gagner sa place au panthéon, pas si encombré que ça, des grands batteurs – compositeurs. [ Ecouter / Commander ]
Eric Legnini Trio : Big Boogaloo (Label Bleu), 2007. Big Boogaloo aurait pu être enregistré en même temps que Miss Soul. Edité une nouvelle fois chez Label Bleu, il en est le prolongement direct avec douze nouveaux titres (dont sept compositions écrites par le leader) dans le même style Hard Bop funky. Outre Eric Legnini au piano, le trio est composé de l’excellent batteur Franck Agulhon et de deux contrebassistes intervenant en alternance : le très professionnel Rosario Bonaccorso au groove infaillible et Mathias Allamane, plus jeune et plus chantant. En plus, le pianiste a eu la bonne idée de faire appel sur quelques titres à deux formidables souffleurs : Stéphane Belmondo à la trompette et au bugle que l’on sait parfaitement apte à s’intégrer dans un tel contexte et Julien Lourau au saxophone ténor, un choix au départ moins évident mais qui se révèle finalement tout aussi judicieux. Si Miss Soul était plus ou moins dédié au pianiste méconnu Phineas Newborn, cet album l’est plutôt à l’un des grands artisans du Jazz Soul : le pianiste et chanteur Les McCann dont le fameux Compared To What, enregistré en compagnie du saxophoniste Eddie Harris au festival de Montreux de 1968, est encore dans toutes les mémoires. The Preacher et Goin’ Out Of My Head sont là pour lui rendre hommage. Legnini s’amuse manifestement comme un fou à faire revivre la belle époque de Blue Note mais il garde aussi un œil ouvert sur le présent et n’hésite pas avec Funky Dilla à saluer en passant le producteur de rap Jay Dilla récemment disparu. Quant au titre éponyme, c’est déjà un tube, une de ces compositions aussi immédiatement prenantes que le Sidewinder de Lee Morgan. Indissociable de l’album précédent, Big Boogaloo réjouira une nouvelle fois les amateurs de Jazz groovy et funky. Bon, il y a bien quelques critiques atrabilaires qui font la moue en écrivant que Legnini répète sa formule et que son prochain album aurait intérêt à être différent. Franchement, qui s'en soucie ? Aujourd'hui, c’est celui-ci qui compte et il plane au-dessus de tout ce qu’on a pu rêver comme suite à Miss Soul. Si Alfred Lion avait eu ce trio là dans son écurie au tournant des années 50 et 60, il leur aurait fait enregistrer un disque tous les mois. [ Ecouter / Commander ]
Free Desmyter Quartet : Something To Share (WERF 064), 2007. Dooo The Bop - I Saw An Alien débute par le déferlement énergique de la batterie de Marek Patrman avant l’entrée en scène du reste du quartet. Le titre exprime parfaitement ce qu’on reçoit : c’est une musique Bop avec un thème réduit à l’essentiel dans l’esprit de Charlie Parker, rapidement expédié pour en venir au coeur du sujet : l’improvisation débridée. John Ruocco est ici à la clarinette pour des phrases courtes, nettes et nerveuses qui font mouche tandis que le leader prend la suite pour développer à son tour sa vision avec des chapelets de notes enfilées avec dextérité. Il est alors temps pour Manolo Cabras d’entrer dans la danse avec un solo de contrebasse. La musique passe comme une onde de choc : près de 7 minutes qu’on roule à une cadence folle et le temps s’est envolé. Belle entrée en matière pour ce disque qui va poursuivre dans le même style de jazz moderne où l’improvisation tient une place charnière. Thrill est ainsi une autre petite merveille d’interplays puissants et pleins d’allégresse. Les tempos sont toutefois variés et, entre un Elegy plus réfléchi et un Ballad For A Peaceful World qui n’est rien d’autre que ce que son titre indique, on a d’autres aperçus du talent des quatre musiciens. Le répertoire se termine même sur In Memory interprété en solo par le pianiste Free Desmyter qui fait preuve de lyrisme et d’une retenue exemplaire pour explorer avec des nuances délicates une mélodie aérienne. Un des grands moments de l’album est enfin cet Indulgence au thème classicisant, culminant à plus de 10 minutes avec un long solo de piano qui grimpe les volées d’accord, grâce au tremplin de la rythmique, avec une aisance, une mobilité et une construction remarquables. A ce jeu-là, il ne faut pas longtemps à l’auditeur pour être perdu dans la translation et en retirer une grande jouissance. Something To Share est une excellente production à recommander avant tout aux amateurs d'un jazz ouvert et aventureux dont la part substantielle va à la création de pièces spontanées et au partage entre musiciens. [ Commander chez De Werf ]
Fabien Degryse Trio : The Heart Of The Acoustic Guitar (Midnight Muse Records), 2006 (édition 2007). Ce qui frappe d’abord, c’est la chaleur qui se dégage de cette musique. On croirait presque que le trio l’a enregistrée au coin du feu dans une ambiance intimiste et calfeutrée et on ne peut une fois encore que se réjouir du travail de l’ingénieur du son Michel Andina. Ensuite, il y a le son, devenu plutôt inhabituel en Jazz, de la guitare acoustique à cordes d’acier. Et quelle guitare ! Une véritable Martin (issue de la fabrique de Nazareth en Pennsylvanie) dont le numéro de série photographié sur la pochette intérieure indique qu’elle doit dater de 1977. Le son est cristallin, tellement typique qu’on ne peut s’empêcher de penser aux nombreux artistes de Folk et de Country qui l’ont utilisée en solo comme Norman Blake, David Bromberg ou Lester Flatt. On a l’impression fugace que cette guitare légendaire joue toute seule tant les notes s’écoulent avec une immense fluidité. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il faut un sacré bagage technique pour en jouer du jazz comme on l’entend ici. Sans aucune virtuosité démonstrative et déplacée, Fabien Degryse fait preuve à la fois d’un toucher d’une précision rare et d’une grande expressivité dans la construction de ses solos. En plus, auteur de la totalité du répertoire, il démontre qu’il est un fin mélodiste aux idées larges nourries par ses multiples influences : des blues de Da Ann Blues et Back To The Roots (que n’aurait pas renié un Eric Clapton unplugged) à la jolie ballade pleine de douceur Away From Your Love, en passant par le boppisant Back Home, il y en a un peu pour chacun. Pour ce premier album en trio acoustique, le guitariste s’est entouré d’une rythmique de luxe avec le contrebassiste Bart De Nolf (Bart Defoort Quartet) très présent et auteur de quelques beaux solos ( Dreams & Goals) et du batteur Bruno Castellucci dont la frappe élastique fait merveille (écoutez l’intro de The Odd Party et la suite : c’est du grand art). Sur cet album, qu’on recommandera à tous les amateurs d’un jazz varié et accessible, Fabien Degryse ne se contente pas de mettre à nu le cœur de sa guitare acoustique, il fait aussi parler son âme. [ Fabien Degryse Website ]
Cattleya : Diary (Prova Records), 2007. Ce trio affiche une affection certaine pour l’œuvre du romancier français Marcel Proust. Leur premier album était intitulé Le Temps Perdu (PAO, 2000), le second Madeleine (Rent a Dog, 2002) et eux-mêmes se sont attribués le nom de Catlleya d’après la célèbre orchidée utilisée par Proust comme le symbole de la passion amoureuse dans son roman « A la recherche du temps perdu ». Composé du contrebassiste Volker Heinze, du batteur Harald Ingenhag – tout deux Allemands - et du pianiste d’origine italienne Michel Bisceglia, ce trio qui existe depuis plus d’une décennie, démontre sur ce troisième opus que ses membres ont eu le temps d’apprendre à se connaître. Les trois hommes témoignent en effet d’une belle empathie qui rend la musique particulièrement vivante. On dit souvent que, plus qu’une affaire d’individualités (comme c’est le cas dans la chanson), les grandes réussites en jazz sont dues aux ensembles et à la qualité des échanges entre les musiciens. Ici, on est comblé car ce trio fonctionne vraiment comme s’il était une entité unique. Le répertoire est composé de neuf partitions originales composées par Bisceglia ou Ingenhag, la dixième étant une reprise du fameux tube de Procol Harum, A Whiter Shade of Pale, rendu dans une très belle version jazzy arrangée par Bisceglia. Si l’on excepte deux ou trois titres au tempo relativement plus entraînant ( Diary, Song For Pablo et le très court Trio Impro), cette musique impressionniste, alanguie parfois, romantique toujours, pourrait bien être le compagnon sonore idéal des romans de Proust et on comprend mieux à son écoute le lien qui les unit : les improvisations tournent comme les phrases de l’auteur, longues et dotées d’une respiration propre. Le temps se dilue et se contracte, effaçant toute trace de son cheminement tandis que la musique qui coule doucement fait oublier l’instant qui passe. D’un abord très accessible, cet excellent album a paraît-il déjà fait vibrer la presse d’outre-Rhin. Au vu de ses qualités, nul doute que le reste de l’Europe saura également l’apprécier. [ Prova Records ] [ Diary (CD & MP3) ]
Fred Delplancq Quartet : Talisman (Talisman Music), 2007. Le premier titre, Mister Ravi, est un hommage au second fils de John et Alice Coltrane, ce qui peut paraître étonnant si l’on sait que ce saxophoniste est toujours en progression comme en témoigne ses quatre albums personnels dont le dernier en date, In Flux, paraît aujourd’hui le plus abouti. Toutefois, Ravi Coltrane qui a refusé de s’inscrire dans la voie ouverte par son père en préférant s’imposer au rythme qu’il s’est choisi, a quand même développé un style original qu’on retrouvera d’ailleurs ici, rendu avec beaucoup de subtilité. C’est bien le même genre de jazz post-bop que joue avec énergie et passion Fred Delplancq qui s’approprie avec une apparente facilité cette façon très singulière qu’à son modèle d’articuler ses phrases au-dessus des mesures sans jamais perdre le sens du swing. En un sens, cet exercice montre combien Fred Delpancq est un saxophoniste talentueux, doué d’une sensibilité et d’une ouverture formidables - ce que confirme par ailleurs le reste du répertoire qui se cantonne dans le même idiome d’un post-bop aventureux aux harmonies complexes - allant même dans ses ultimes explorations jusqu’à à flirter l’espace d’un moment avec le free jazz. Au fil des plages, on pense aussi à Wayne Shorter ou à Brandford Marsalis qui soufflent tous les deux avec le même esprit de liberté. On retrouve non seulement la technique formidable de ces musiciens chez Fred Delplancq mais aussi leur spiritualité, indispensable pour soutenir de telles mouvances créées dans l’instant. Ecoutez Talisman par exemple : ne recèle-t-il pas dans ses mutations et ses improvisations tournoyantes ce qui fait toute la force de cette musique (the healing force of the universe pour paraphraser Albert Ayler) ? Un tel projet ne peut toutefois donner sa pleine mesure que si le leader est entouré de sidemen capables de partager sa vision et, par chance, son nouveau quartet (Second Time), pourtant composé de jeunes musiciens moyennement ou peu connus, est carrément époustouflant. Le pianiste Vincent Bruyninckx notamment est un nom à retenir : ses solos arborescents rehaussent les partitions et son interactivité au sein de la rythmique, composée de Sam Gerstmans à la contrebasse et de Toon Van Dionant à la batterie, est exemplaire. Pour une cure de jazz moderne et aventureux, innovant et émotionnel, pensez à Fred Delplancq : pour peu qu’on ferme les yeux, c’est le genre de musique qui vous irradie de l’intérieur. [ Fred Delplancq ] [ Talisman Music ]
Alano Gruarin : Profondo Blu (Prova Records), 2007. Né en Belgique mais doté d’ascendances italiennes, Alano Gruarin a été formé à l’Institut Lemmens de Louvain où il a reçu une formation classique pour ensuite découvrir la liberté du jazz sous la supervision du pianiste bop hollandais Ron van Rossum. Quelques classes supplémentaires avec, entre autres, Kenny Werner et Brad Mehldau et le voilà prêt à intégrer plusieurs projets dont un duo de piano avec Jef Neve. Profondu Blu est son premier disque enregistré pour le tout nouveau label indépendant Prova Records créé par Michel Bisceglia. Enregistré en trio avec Maarten Moesen (Drums) et Werner Lauscher (contrebasse) avec en plus, sur quelques titres, la complicité du trompettiste et bugliste Bert Joris et celle d’un quatuor à cordes (le Kryptos Quartet), l’humeur va d’un jazz européen mélodique et léger ( Song for Bert composé par Gruarin et Bisceglia) à une approche plus introspective où les notes résonnent pour créer des espaces sonores émouvants et propices à la rêverie ( Abbia Pieta di noi et un étonnante reprise de O ld Friend avec l’accordéon de Gwen Cresens dans le rôle de l’harmonica de Toots Thielemans). On y trouve aussi du jazz qui swingue comme sur At Werners’s Place, Oranges ou L’angelino Birichino, agrémenté d’une superbe partition d’un Joris très en verve, ainsi que sur l’excellent Upside Down enregistré par un trio touché par la grâce : Alano Gruarin y démontre de réelles qualités d’improvisateur tandis que ses doigts enflamment le clavier avec une rythmique attentive qui le suit à la trace. Son interprétation du standard Nature Boy, composé en 1947 par Eden Ahbez et interprété à l’époque par le Nat King Cole Trio, est exemplaire : magnifiquement enrobée par les cordes du Kryptos Quartet, elle évoque avec intensité les passages les plus dramatiques du film musical Moulin Rouge dont elle constituait un des thèmes centraux. Impossible de ne pas souligner également dans cette reprise la magnifique partie de contrebasse de Werner Lauscher mise en valeur par le piano en retrait. L’autre standard, la gracieuse et romantique ballade Alone Together d’Arthur Schwartz, est également rendue avec beaucoup de sensibilité et bénéficie d’une improvisation remarquable de Bert Joris. L’album se termine avec le titre éponyme, une descente au cœur d’un bleu profond en compagnie du trompettiste et de l’accordéoniste: c’est beau tout simplement. Difficile de ne pas être séduit par cet album à l’esthétique raffinée, premier témoignage convaincant d’un jeune pianiste qui promet énormément. [ Alano Gruarin ] [ Prova Records ]
Richard Rousselet – Marie-Anne Standaert : Special Quintet Live At La Laiterie (AZ Productions AZ1012), 2006 (édition 2008). Dix reprises enregistrées en concert au restaurant La Laiterie de Linkebeek par le quintet de Richard Rousselet. Spécialiste des projets qui revisitent des artistes ou des périodes historiques du jazz (ceux qui ont jadis fréquenté le défunt Travers se souviennent sûrement de l’excellent Ecaroh Quintet dédié à Horace Silver mais il faut aussi citer le A Train Sextet voué à l’œuvre d’Ellington), le trompettiste a choisi cette fois de se concentrer sur les années 50, une décennie marquée par le dynamisme et la complexité du be-bop mais aussi par l’approche plus cool et sophistiquée du jazz West-Coast. Pour l’occasion, il a exhumé quelques fameux thèmes de Thelonious Monk ( Rhythm-A-Ning), d'Art Farmer ( Mox Nix), de Jimmy Heath ( Gingerbread boy) et surtout de Dizzy Gillespie ( Tour De Force, Ow, Birk's Works, Manteca) plus quelques standards. Composée de Bas Cooijmans (contrebasse) et de Laurent Mercier (Batterie), la rythmique est carrée sans être rigide et balance en souplesse tandis que les arrangements conçus par Rousselet privilégient la limpidité et laissent tout l'espace nécessaire aux solistes pour s’exprimer. Comme l’album est une sorte d’hommage aux grands trompettistes de l’époque (Art Farmer, Ruby Braff, Dizzy et Clifford Brown entre autres), Rousselet a fait l’impasse sur le saxophone et a préféré s’associer à la jeune Marie-Anne Standaert, la seule trompettiste et bugliste de jazz belge qui, confrontée à l’expérience du leader, s’en tire avec tous les honneurs. Reste Yves Gourmeur au piano qui se fend de quelques solos légers bien inscrits dans la tradition. En plus, la chanteuse Julie Dumilieu, qui a l’habitude de tourner avec les musiciens de ce quintet, est invitée sur deux titres (la ballade Our Love Is Here To Stay de Gershwin et Comes Love de Lew Brown) qu’elle interprète avec conviction et émotion. Enthousiasme, cohésion et swing habitent ces interprétations qui coulent avec aisance et raviront les nostalgiques des fifties. Si le postulat de base était de divertir le public dans la simplicité et la bonne humeur, ce projet est indéniablement une belle réussite. [ Richard Rousselet - Ecouter / Commander ] [ Julie Dumilieu ]
Trio Grande & Matthew Bourne : Un Matin Plein De Promesses (WERF 069), 2007 (édition 2008). Le Trio Grande est une association franco-belge de trois musiciens fantasques: le Français Laurent Dehors aux clarinettes, saxophones, harmonica et cornemuse et les Belges Michel Massot (tubas et trombone) et Michel Debrulle (batterie et percussions). Avec quinze années au compteur passées à composer et à interpréter un jazz ouvert et extravagant qui peut relever aussi bien de la fanfare de rue que de la musique contemporaine ou encore de la bande sonore pour cartoons à l’américaine, quoi de plus étonnant qu’ils aient décidé de s’associer au pianiste anglais Matthew Bourne, connu pour ses interprétations débridées qu’il interprète aussi bien en jouant sur le clavier qu’en grattant les cordes à l’intérieur de son instrument. Comme prévu, le mariage est évidemment réussi et la fusion entre le piano et le trio s’est faite le plus naturellement du monde. Le quartet ainsi constitué nous transporte une nouvelle fois au pays de la musique improvisée et heureuse avec de nouvelles compositions qui sont des sommets dans leur genre : Il faut écouter les tourneries endiablées de Valence Valse ponctuées de rires et qui se terminent en festival de dessin animé ou l’improbable Menuet évoquant l’esprit déjanté d’un Frank Zappa pour comprendre que cet ensemble s’autorise à jouer tout ce qu’il veut en libérant les formes traditionnelles du jazz. Mais Cet album, intitulé Un Matin Plein de Promesses, ne se réduit pas non plus qu’à ça : on y trouvera aussi des compositions plus traditionnelles et même retenues qui dégagent une véritable poésie comme Le Bossu de Rossignol joliment introduit par un solo de piano ou Cinéma-Danse et son développement très structuré. Les autres influences se partagent entre musique contemporaine ( Le Ciel), folklorique ( La fin de l’été) ou progressive (le très réussi L’hypnotique) sans oublier les rythmes sautillants et des esquisses de mélodies toujours fort originales. Bref, on l’aura compris, ce nouvel album de Trio Grande est encore une fois à recommander à ceux qui ont les oreilles grandes ouvertes et savent en profiter. [ Trio Grande sur MySpace avec 3 titres à écouter ] [ Commander chez De Werf ] [ Ecouter / Commander sur Amazon ]
|