Chris Mentens Jazz Van : Burnin' (WERF 065), 2007. La pochette colorée, avec ses lignes asymétriques conformes à l’esthétique mise au point récemment par le label De Werf, est particulièrement attirante. Egalement, Burnin’, le titre de l’album promet des agapes jazzistiques sans parler du van rouge qui invite au voyage. Une fois la musique dans l’air, on est frappé par son élégance et par les arrangements qui jouent sur la complémentarité des timbres. C’est que le Chris Mentens Jazz Van est un sextet qui comprend Sam Versweyfeld (trompette), Joe Higham (sax et clarinette), Dree Peremans (tb), Jan Nihoul (vibraphone) et Bilou Doneux (drums) avec en plus la participation sur trois ou quatre titres de Pierre Van Dormael à la guitare et de Chris Joris aux percussions, autrement dit un véritable petit orchestre aux sonorités originales (le vibraphone remplace en quelque sorte le piano), riches et multiples. Avec sa contrebasse, le leader assure un groove permanent qui, sans jamais mettre l’aiguille dans le rouge, préfère balancer en douceur. Les solistes sont remarquables et l’on pourra s’arrêter au fil des plages sur les qualités des uns et des autres : l'improvisation féline de Pierre Van Dormael à la guitare sur Hoketus, cellle du trompettiste dans un style hard-bop bon teint sur Panchromatic Resonance ou encore le solo plein de swing du tromboniste sur Compose Her. Le leader, quant à lui, se réserve tout un morceau pour lui seul ( Spin Cycle Tango) : il y fait chanter sa basse sur des bruitages électroniques et des rythmes superposés, créant une mélopée puissamment envoûtante. Faisant honneur à son titre, l’album se consume en fumée avec le torride El Monte qui clôture le répertoire. Débutant sur un tempo ralenti par une mélodie cosmique exposée par l’ensemble du groupe, la musique prend soudain son envol après 1’40" avec l’entrée en scène des percussions de Chris Joris. Et c’est parti pour un tour d’improvisations de haut vol. La trompette chante et les percussions crépitent comme dans ce jazz exotique aux chaudes couleurs qu’on joue dans les bars des Caraïbes. Superbe conclusion pour un disque très réussi qui a tenu ses promesses : combiner un jazz moderne exigeant aux réjouissances de la fête. [ Chris Mentens ] [ Commander chez De Werf ]
Saxkartel : Yellow Sounds & Other Colours (WERF 066), 2007. Après Airdance paru sur le label Igloo en 2004, Saxkartel refait surface chez De Werf avec un casting similaire : Tom Van Dyck est toujours au baryton, Kurt Van Herck au ténor et la Française Sara Meyer à l’alto tandis que Frank Vaganée remplace désormais Robin Verheyen au soprano. Ce quartet de saxophones, donc sans batterie ni basse, propose un nouveau répertoire mélangeant titres originaux et reprises. C’est Tom Van Dyck qui, en plus des compositions, a la lourde tâche de peaufiner l’harmonie et les arrangements : de la clarté de ces derniers dépend en effet l’impact d’un tel projet et il faut bien avouer que cet orchestre tourne rond. Little Rootie Tootie de Thelonious Monk, premier titre du compact, met rapidement tout le monde à l’aise : le baryton claque, les saxophones s’entremêlent et tournoient avec volupté et l’ensemble swingue avec bonheur. Sur plusieurs titres, le quatuor est rejoint par la chanteuse Sud-africaine Tutu Poane, ce qui permet d’aborder quelques thèmes plus légers comme Ntyilo Ntyilo, le superbe Both Sides Now de la grande Joni Mitchell ou encore le célèbre Goodbye Pork-pie Hat de Charlie Mingus (qui fut également chanté magistralement par Mitchell). Parce que son thème est archi-connu, le traitement du Caravan de Duke Ellington met plus facilement en évidence le brio et les qualités de Saxkartel : limpidité des textures, respect de la mélodie, support rythmique impeccable du baryton et fulgurance des solistes magnétisent l’auditeur de la première à la dernière mesure. Pour avoir remporté le concours du Tremplin Jazz d’Avignon en août 2006, Saxkartel a pu enregistrer son second disque près de Carpentras en France dans les studios La Buissonne renommés pour la qualité de leur prise de son acoustique. L’ingénieur Nicolas Baillard l’a doté d’une mise en son extraordinaire qui plonge l’auditeur au cœur des vibrations créées par les quatre soufflants. Ceci contribue grandement à l’épaisseur et à l’impact de cette musique qui, par ses choix assumés, reste bien sûr originale et même avant-gardiste mais dont la combinaison de virtuosité, de puissance, de profondeur et de dynamisme force l’admiration. [ Commander chez De Werf ]
Brussels Jazz Orchestra : The Music Of Michel Herr (WERF 067-068), 2007 (édition 2008). Cet album annoncé, on l’attendait avec fébrilité. Entendre le Brussels Jazz Orchestra mettre toute sa puissance au service des compositions de Michel Herr est une idée porteuse de frissons. Quand on sait qu'en plus le pianiste lui-même, réputé pour sa science de l’agencement des masses sonores depuis son travail dans les années 60 avec le grand orchestre de la BRT, s’est chargé de tous les arrangements et même de conduire l’orchestre, on ne peut qu’être impatient d’écouter cette nouvelle production. Le compositeur a sélectionné dans son vaste répertoire deux suites et neuf thèmes, dont certains spécialement écrits pour big band, qui couvrent différentes périodes de sa déjà longue carrière : de Pentaprism offert dans les années 70 au BRT Jazz Orkest d’Etienne Verschueren - et repris en 1986 sur le second album du ACT Big Band de Felix Simtaine ( Extremes, Igloo) d’où est tiré également le morceau Extremes - jusqu’à sa fameuse Celebration Suite, déjà enregistrée avec le BJO en 1999 pour The September Sessions (WERF), ici rendue dans une superbe version étendue. Le parcours revisite également Song For Micheline extrait de l’album Short Stories du Engstfeld / Herr Quartet (Nabel, 1983), Song for Lucy extrait de la bande originale du film Just Friends enregistrée en 1993 avec Archie Shepp (AMC), Out Of The Silence qui figurait sur Intensive Act de Felix Simtaine (Igloo, 1996) et Distant Echoes du plus récent Notes Of Life (Igloo, 1998). Multributes, Springboard et la seconde suite Flagey : A New Era sont des titres inédits sur disque. Enregistré en deux jours et demi, ce double compact témoigne à la fois de la maîtrise du leader mais aussi de l’expérience d’un orchestre qui a déjà su dans le passé mettre en valeur le talent d’artistes aussi divers que Bert Joris, Kenny Werner ou David Liebman. Que ce soit sur les ballades lyriques comme Song For Lucy ou les titres plus extravertis comme Springboard, l’émotion est au rendez-vous tant la machine dégage un swing à fleur de peau. Les solistes - Nico Schepers (tp), Kurt Van Herck et Bart Defoort (ts), Frank Vaganée (as), Lode Mertens (tb), Bo Van Der Werf (bs), Nathalie Loriers (p) et Peter Hertmans (gt) entre autres –, littéralement propulsés dans le dos par le reste de l’orchestre, donnent le meilleur d’eux-mêmes. Si vous aimez l’expressivité et la puissance dégagées par un vrai big band, les solos inventifs au service de thèmes magnifiques et les couleurs miroitantes des grands ensembles de jazz, il n’y a rien de mieux à s’offrir cette année que ce fantastique double compact. [ Commander chez De Werf ]
Sabin Todorov Trio : Inside Story (Igloo 203), 2008. A 42 ans, le pianiste Sabin Todorov a déjà une longue expérience derrière lui. Et ça s’entend ! Son toucher nerveux et incisif devance le tempo propulsé par le contrebassiste vétéran Sal la Rocca et le jeune batteur Lionel Beuvens (dont on peut également apprécier la souplesse de jeu sur le récent Cadences du Peter Hertmans Quartet). Originaire de Bulgarie où il a décroché un diplôme au Conservatoire de Musique Classique de Sofia, Todorov s’est installé en Belgique en 1997 et a continué à perfectionner son art auprès de musiciens de jazz comme Diederik Wissels et Nathalie Loriers. Ses compositions recèlent des bribes du folklore de son pays qu’il restitue à travers un jazz de facture moderne : le répertoire commence d’ailleurs par Krivo, un thème alerte emprunté au folklore traditionnel bulgare qui met en exergue les traits distinctifs du musicien. Et il se termine par un Carambol alerte aux allures de danse villageoise. Entre ces deux titres, la musique se teinte parfois d’une profonde nostalgie, comme sur Mirage ou Sad Lullaby, et l’on se dit que l’ombre des steppes balkaniques plane encore au-dessus des notes. C’est manifestement de là-bas que l’art de Sabin Todorov tire sa substance même si ses sentiments s’expriment par une large palette d’influences acquises autre part. Certains titres comme Eclipse intègrent une approche plus franchement ouverte avec un piano qui s’égare dans une relative abstraction mélodique évoquant par ailleurs le phénomène cosmique auquel le titre se rapporte. Mais de cet album dont la profondeur et la sensibilité surprennent, on retiendra surtout le projet convaincant de créer une musique très personnelle au croisement de plusieurs cultures et qui parvient in extremis à marier poésie et sophistication. [ Commander chez Igloo ]
Ben Sluijs Quartet meets Erik Vermeulen : Harmonic Integration (WERF 071), 2007 (édition 2008). Il y a plusieurs années déjà que Ben Sluijs, qui s’était jadis fait une réputation en matière de jazz mélodique et introspectif, a rompu les ponts avec la tradition. Après avoir renouvelé son quartet, liquidé le piano et initié une union fructueuse avec le saxophoniste ténor Jeroen Van Herzeele, il s’est réinventé un nouveau style en ouvrant les fenêtres sur une musique décomplexée, certes moins abordable mais indéniablement fraîche et habitée d’une rare ferveur. Longuement introduite par le tandem rythmique Manolo Cabras (b) / Marek Patrman (dr), la première composition, Harmonic Integration, prouve que le leader n’a en fait rien perdu de son lyrisme naturel. Les deux saxophones s’entrecroisent et se répondent tandis que le piano d’ Erik Vermeulen vient intercaler quelques phrases qui démontrent toute la finesse d’un musicien capable de s'insérer dans les contextes les plus difficiles. L’intégration harmonique, elle vient de lui et il est vrai qu’il arrive à rendre cette musique ardue plus accessible à un public non initié. Certains titres flirtent toujours avec la dissonance mais sans s’y complaire. On évite la mélodie facile, les séquences d’accords convenus, on débusque l’inédit dans une démarche déstructurante qui peut ne pas plaire à tous mais qui n’en reste pas moins captivante. Certaines compositions comme The Unplayables, interprété à la flûte par le leader, ou Scalewise pourvu d’une mélodie prenante, offrent des moments plus lisibles rappelant le Sluijs plus classique des débuts. On se rapproche alors d’un Coltrane dont on retrouve ici les incantations lyriques et la spiritualité qui les sous-tend. Bien que se situant dans la suite logique des deux albums précédents, Harmonic Integration marque une nouvelle évolution vers une musique qui, sans pour autant faire de concession, paraît plus apaisée. En tout cas, les retrouvailles entre Sluijs et Vermeulen constituent un vrai bonheur et on ne peut qu’espérer longue vie à ce fabuleux quintet. [ Ben Sluijs Website ] [ Commander chez De Werf ]
Carlo Nardozza Quintet : Winterslag (Prova Records), 2008. The Beginning Of… ouvre cet album comme un film d’aventures. Pour un peu, on se croirait dans Lawrence d’Arabie ou dans l’Odyssée de l’Espace. On revient vite cependant à un jazz plus classique avec Birth of the Italobel qui séduit par un léger parfum latin. La trompette solaire de Carlo Nardozza se mêle harmonieusement au saxophone volubile de Daniel Daemen sur une rythmique en apesanteur. Cette très belle composition, écrite par le leader en collaboration avec le bassiste Tom Van Acker, est enluminée par l’accordéon discret mais efficace de Gwen Cresens et s’avère à la fois enjouée et immédiatement accessible. Le disque se poursuit en explorant d’autres directions : on pense ici à un bal de village et là à un cirque itinérant. Daemen s’affirme sur Il piano a Bretelles avec un beau solo de clarinette avant de laisser la place à Nardozza dont la pureté du timbre, au bugle ou à la trompette, est éblouissante. Il faut attendre Emmelia, qui dépasse les 12 minutes, pour entendre enfin un solo digne de ce nom du guitariste néerlandais Melle Weijters. Rappelant par certains effets électroniques le style d’un John Abercrombie, Weiters dénote sur le reste du groupe par son approche franchement fusionnelle mais, en fin de compte, il crée la surprise en altérant quelque peu le classicisme ambiant. Véritable inventeur de tonalités inattendues, son jeu saturé en accompagnement est également surprenant et contribue à faire de ce titre l’un des grands moments du répertoire. Duo, comme son nom l’indique, réunit les deux souffleurs pour une jolie improvisation entrelacée sans rythmique. Porté par la guitare funky de Weiters qui prend ici encore un solo saturé et résolument grinçant, Winterslag est ce qui se rapproche le plus du hard bop. L’album se termine avec Zahir et ses accents baroques et folkloriques qui confirment toute l’extravagance de ce quintet à géométrie variable, mais aussi sa générosité, son ouverture, sa poésie, voire son espièglerie. Une belle et imprévisible musique à écouter sans à priori. [ Carlo Nardozza sur MySpace ] [ Prova Records ]
Michel Bisceglia featuring Randy Brecker & Bob Mintzer : About stories (PROVA Records), 1997 (réédition 2008). Sorti en 1997, ce premier album de Michel Bisceglia avait de quoi surprendre. D’abord, il était édité par un label majeur (BMG/RCA Victor). Ensuite, la pochette faisait mention de la participation de deux jazzmen américains de gros calibre : le trompettiste Randy Brecker et le saxophoniste ténor Bob Mintzer. Encore mieux, Mintzer témoignait à l’intérieur du livret du plaisir ressenti à travailler avec le jeune pianiste dont il trouve le jeu à la fois lyrique et aventureux. Et le fait est qu’à l’écoute du compact, on n’est pas déçu. Méditative, la musique de About Stories est fragile et singulière. Dans Presence Of Mammals, interprété en trio, les notes fluides et suspendues du piano s’étirent comme les traits de couleur d’une peinture expressionniste. On sent l’été, les rayons chauds du soleil, la lumière. Magnifiquement soutenu par la contrebasse languissante de Werner Lauscher et la batterie paresseuse de Marc Léhan, Michel Bisceglia impose un style vaguement onirique au charme inimitable. Dès le second morceau, Song For Ervin, les invités font leur entrée et le résultat est exceptionnel : Brecker et Mintzer se fondent dans l’univers précieux du leader. Mieux, ils le mettent en perspective par un jeu en clair obscur, dosé à la perfection. Même si l’ambiance du disque reste globalement poétique et apaisée, on y trouve aussi une superbe composition, No Turn Back!, qui s’inscrit dans la plus pure tradition hard-bop. Stratégiquement placée au milieu du répertoire, elle est évidemment le véhicule idéal pour les deux invités qui s’emparent littéralement du thème compliqué pour improviser avec un art consommé du phrasé qui n’appartient qu’aux plus grands. Quant à Bisceglia lui-même, il s’épanouit dans un solo bien ordonnancé qui prouve déjà sa grande maîtrise du jazz classique. Après l’écoute de ses oeuvres plus conventionnelles (le par ailleurs très réussi The Night And The Music qui revisitait en 2002 des standards de George Gershwin et de Cole Porter), il faut avouer qu’on avait un peu oublié tout ça. Et voici que cet album, devenu au fil du temps pratiquement introuvable, est réédité sur le nouveau label du pianiste, Prova Records. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a rien perdu de son envoûtante beauté, prouvant ainsi une fois encore que, quand la musique est bonne, elle est sans âge! [ Michel Bisceglia Website ]
Mélanie De Biasio : A Stomach Is Burning (Igloo IGL 193), 2007/2008. Sorti en 2007 chez Igloo et diffusé une année plus tard en France par le label Cristal Records, A Stomach Is Burning est un superbe enregistrement de la chanteuse Mélanie De Biasio. Née à Charleroi en 1978, diplômée du Conservatoire Royal de Bruxelles, « découverte » par Steve Houben et nominée aux Django d'Or dans la catégorie « jeune talent », elle séduit avec cette première trace phonographique en imposant une atmosphère voluptueuse. Il faut entendre sa voix chaude dégringoler dans les graves pour comprendre l’émotion que procure son chant. Il faut dire aussi que sa voix est enrobée dans un quartet qui lui va comme un gant de velours. Le pianiste Pascal Mohy en particulier a un jeu caressant qui coule comme du miel au soleil, ce qui renforce l’aspect intimiste de la musique. Bien que globalement centré sur des ambiances ouatées, l’album prouve que la dame sait aussi swinguer avec deux titres qui balancent en douceur ( Never Gonna Make It et Let Me Love You). Steve Houben lui-même est crédité en invité et son saxophone illumine la superbe composition The Latest Light Of Love tandis qu’il intervient également à la flûte, notamment sur A Stomach Is Burning où l’électricité fait aussi une timide apparition grâce aux claviers de Pascal Paulus. A part un standard de Gershwin ( My Man's Gone Now), huit des neuf autres titres sont des chansons originales pour la plupart dues aux plumes de la chanteuse et du pianiste. Le neuvième est l’unique chanson en français : il s’agit d’une autre reprise intitulée Les Hommes Endormis que chanta jadis Brigitte Bardot dans son style à elle. A Stomach Is Burning ravira les amateurs de jazz intimiste et feutré ainsi que tout ceux qui tombent facilement sous le charme parfumé et teinté de bleu des jeunes chanteuses de jazz contemporaines. [ A Stomach Is Burning ]
Thomas Champagne Trio : Charon's Boat (IGLOO IGL 207), 2008. De la part d’un saxophoniste, il faut un certain culot pour oser se lancer dans l’enregistrement d’un premier album sans le support d’un instrument harmonique. Et pourtant, Thomas Champagne l’a fait et, plus étonnant, il réussit au long des 49 minutes que dure cet album à rendre sa musique captivante. C’est qu’un vent de liberté souffle sur ces improvisations qui font parfois penser à Lee Konitz ou à Wayne Shorter. Accompagné très efficacement par deux magnifiques inconnus, Nicholas Yates à la contrebasse et Didier Van Uytvanck à la batterie, Champagne rend hommage à différents courants ayant nourri le jazz, évoquant ainsi le hard bop ou le jazz modal d’une autre époque ou encore les improvisations ouvertes de ceux qui n’ont que faire des barres de mesure. On se laisse facilement convaincre par la richesse du timbre, la fluidité du phrasé et une certaine décontraction dans le discours. Les morceaux s’enchaînent et la notion de temps disparaît : seul subsiste une certaine forme non artificielle de groove et le sentiment de partir à la dérive dans un labyrinthe sonore. Cette musique très aérienne, où chacun veille à laisser aux autres énormément d’espace, serait parfaitement à sa place dans un club de nuit à la lumière tamisée où elle inciterait le public à la détente en installant une solitude conviviale. Dans la déjà longue histoire du jazz belge, il n’existe pas beaucoup d’enregistrements réalisés dans une telle configuration triangulaire. Raison de plus pour s’intéresser de près à ce jeune trio qui promet énormément. [ Charon's Boat (CD & MP3) ]
Steven Delannoye Trio : Midnight Suite (WERF 076), 2008 (édition 2009). Le Steven Delannoye Trio s’est fait connaître du public après avoir remporté le troisième prix en finale du concours international « Jazz Hoeilaart » en 2006, ce qui lui a permis de figurer sur la compilation réservée à l’évènement avec deux titres ( Uptown et Cherokee, Evil Penguin Records, 2007). Enregistré en mars 2008, leur premier vrai album, intitulé Midnight Suite, est sorti une année plus tard sur le label De Werf. Son répertoire comprend onze nouveaux titres qui sont soit des compositions du trio, soit des créations libres inventées sur l’instant. Le saxophoniste Steven Delannoye y improvise au ténor ou au soprano avec une belle fluidité et sans aucun maniérisme en parfaite intimité avec sa rythmique complice composée du contrebassiste Yannick Peeters et du batteur Lionel Beuvens (qu’on a pu entendre récemment sur l’album de aRTET). Certains morceaux comme Trio Story 1, At ou encore Os sont retenus et aériens avec un phrasé de saxophone tellement limpide et sinueux qu’on n’hésitera pas à qualifier cette musique de spirituelle. D’autres comme Trio Story 3 ou Play It sont plus nerveux et mettent en relief un discours plus enfiévré de la part du souffleur qui s’appuie pleinement sur l’énergie rebondissante de ses deux comparses. On appréciera ainsi les solos de basse et de batterie qui parsèment ces plages plus mordantes. Même si l’absence de thème mélodique durable se fait parfois sentir, il est toutefois certain que l’amateur de jazz moderne se réjouira en suivant cette superbe leçon d’improvisation musicale. [ Steven Delannoye ] [ Commander chez De Werf ]
aRTET : Watts Up (WERF 073), 2008. « aRTET » est un projet bâti autour du guitariste François Delporte, également compositeur des onze titres originaux composant le répertoire de cet album. Né en 2005 des affinités entre quatre étudiants de conservatoire, ce quartet a déjà connu son heure de gloire en remportant en juillet 2006 le concours Jeunes Talents du Jazz à Gand, ce qui lui a permis de se produire en ouverture du Festival Blue Note de 2007 et de participer à une tournée dans le cadre des JazzLab Series. Bon départ pour cette formation qui livre maintenant ce premier album illustrant le talent et l’originalité du collectif. Delporte, qui a l’esprit attentif à d’autres genres pluriels, distille un groove souterrain même s’il préfère s’exprimer de façon traditionnelle sans jamais être tenté par une quelconque fusion. Bien secondé par le saxophoniste Tom Callens dont le ténor complice apporte une réelle profondeur à l’ensemble, Delporte improvise sur une guitare électrique dans des morceaux intégrant ici un groove subtil ( You Said ?, The Rope), là quelques influences orientales ( Madrid – Istanbul) mais sans jamais trop déborder du cadre d’un jazz moderne et élégant où son phrasé sobre et bien articulé fait merveille. Il troque aussi à l’occasion son instrument électrique contre une guitare acoustique comme sur ce Santa’s Funeral baignant dans une atmosphère retenue et mélancolique. L’empathie de la rythmique, composée de Ben Ramos à la contrebasse et du batteur Lionel Beuvens, contribue à donner à cette musique une fraîcheur particulière. En outre, le quartet bénéficie sur deux titres ( Rain et You Said ?) de l’apport de Kris Defoort, brillant pianiste qui enlumine les textures de ses notes cristallines. Watts Up est un album qui ravira les amateurs de guitare jazz en équilibre entre un certain classicisme et une musique improvisée ouverte sur d’autres esthétiques. [ aRTET ] [ Commander chez De Werf ]
Brazzaville : Days Of Thunder, Days Of Grace (Evil Penguin), 2008. D’origine anversoise, le septet Brazzaville joue une musique funky inspirée en partie des formes musicales du jazz « afrobeat », popularisé à la fin des années 60 par Fela Anikulapo Kuti, dont elle reprend les principales caractéristiques : orgue groovy, riffs de cuivres funky, solos étendus de saxophones et rythmes entêtants qui emportent l’auditeur dans une danse bariolée. Ce genre de musique assez répétitive vaut surtout par la qualité des solistes et ceux qu’on entend ici arrivent sans peine à maintenir la pression. Ecoutez Yoghurt par exemple : introduit par les cris des animaux de la ferme, le thème d’une désarmante simplicité est rapidement emballé avant de passer aux improvisations. Vincent Brijs, principal compositeur, joue du sax baryton (un instrument difficile dans ce contexte) et parvient à insuffler une vie à ses volutes tournoyantes. Sur une batterie déchaînée ( Maarten Moesen), c’est Andrew Claes au sax ténor qui prend le relais pour le passer ensuite au guitariste Geert Hellings qui calme le jeu avec des cocottes de guitare et fait lentement remonter la pression avant le retour du thème. L’air de rien, huit minutes sont passées et on ne s’est pas ennuyé une seconde, preuve que quand l’âme est là, la musique fait mouche. Il n’y a toutefois pas que des titres à haut indice d’octane sur cet album. La ballade You In The Distance, par exemple, renoue avec la nonchalance d’un jazz éthéré à la manière européenne tandis que Chappaqua est une dérive collective sur laquelle se pose la voix de Marie Daulne dans un style que j’apparenterais à celui de Cassandra Wilson à ses débuts. Sur Everything Alright, on a invité DJ Grazzhoppa (Greetings From Mercury) aux platines ainsi qu’une autre chanteuse nommée Monique Harcum : c’est la concession de l’album à une musique soul qui pourrait sans problème trouver sa place au moins sur les ondes nationales. Quant à Please walk Out Of My Head, c’est l’un des meilleurs titres du répertoire avec une ambiance africaine imaginaire que n’aurait pas désavouée le grand Joe Zawinul. Bien produit et joliment emballé dans un digipack coloré, Brazzaville n’apporte certes rien de neuf mais il n’en retrouve pas moins toute la saveur d’un genre devenu rare. [ Brazzaville sur MySpace ] [ Brazzaville : Days Of Thunder, Days Of Grace ]
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