Antoine Pierre : Urbex (Igloo), Janvier 2016 Antoine Pierre (batterie, compositeur); Bert Cools (guitare); Bram De Looze (piano); Toine Thys (saxophone ténor, clarinette basse, saxophone soprano); Steven Delannoye (saxophone tenor, clarinette basse); Jean-Paul Estiévenart (trompette); Fréderic Malempré (percussions); Félix Zurstrassen (basse électrique) 1) Coffin For A Sequoia (To Basquiat) (6:53) - 2) Litany For An Orange Tree (7:04) - 3) Who Planted This Tree? (4:48) - 4) Les Douze Marionnettes (6:54) - 5) Urbex (12:10) - 6) Metropolitan Adventure (5:41) - 7) Walking On A Vibrant Soil (5:25) - 8) Wandering #1 (0:39) - 9) Metropolitan Adventure (reprise) (2:06) - 10) Moon's Melancholia (2:57) - 11) Ode To My Moon (13:30) Urbex a beau être le premier album d'Antoine Pierre, le batteur liégeois est déjà bien connu des amateurs pour avoir intégré de fameux équipages, auteurs de quelques disques notoires récemment parus sur lesquels on a pu apprécier sa frappe dynamique et parfois fougueuse: Côté Jardin de Philip Catherine (Challenge) en 2012, Wanted de Jean-Paul Estiévenart (WERF) en 2013, New Feel du LG Jazz Collective (Igloo) en 2014, et Grizzly du Toine Thys Trio (Igloo) en 2015. Mais Urbex donne cette fois l'occasion d'appréhender aussi une autre facette de son art: la composition. Car Mr. Antoine s'est imposé l'exercice d'écrire l'intégralité du répertoire qui, loin de n'être une enfilade de morceaux de bravoure pour batteurs extravertis, offre une musique savante aux arrangements précis et remplie d'imprévisibles chicanes (la dérive free de Walking On A Vibrant Soil est par exemple complètement inattendue). L'octet réuni autour de leader n'est pas non plus le combo de base en ce qu'il offre par la diversité des instruments utilisés des sonorités plurielles et imaginatives d'une belle densité harmonique. L'espace réservé aux solistes est suffisamment large pour que chacun puisse s'exprimer et les surprises dans ce domaine sont nombreuses: citons pour exemple le solo de guitare orientalisant de Bert Cools sur Litany For An Orange Tree; l'incroyable triple saut périlleux du trompettiste Jean-Paul Estiévenart sur Metropolitan Adventure; le solo de basse de Félix Zurstrassen sur Urbex, le piano évanescent de Bram De Looze sur Moon's Melancholia; sans oublier bien sûr la déferlante de rythmes complexes sur l'emballant Who Planted This Tree comme la signature obligatoire d'un batteur de haut-vol. Et puis, il y a ces deux longues et vertigineuses compositions que sont Urbex et Ode To My Moon. La première, mystérieuse et troublante comme une déambulation au milieu de ruines urbaines, atteint des sommets dans l'expressivité. La seconde, qui s'étend comme l'ombre de la lune à laquelle elle se réfère, est littéralement habitée par les trois souffleurs et s'avère un parcours initiatique pour les auditeurs désireux de s'immerger dans la beauté des musiques improvisées. D'ailleurs, tous ceux qui aiment le jazz aimeront cet album sophistiqué et généreux (quand même près de 70 minutes de musique) qui, grâce à une approche fraîche cultivant l'art du rebond, captive tout du long et séduit durablement. [ Urbex (CD Digipack / Digital) ] [ Antoine Pierre Urbex sur le label Igloo ] [ Cover Art & Infos] [ A écouter : Metropolitan Adventure - Who Planted This Tree? - Antoine Pierre Urbex live au Brosella, Bruxelles, 12/07/2015 ] Emmanuel Baily : Night Stork (Igloo), Novembre 2015 Emmanuel Baily (guitare); Lambert Colson (cornet à bouquin); Jean-François Foliez (clarinette); Khaled Aljaramani (oud); Xavier Rogé (batterie) Aria (variations Goldberg) (4:57) - East Coast West Coast (7:57) - Les feuilles mortes (6:03) - Night Stork (4:00) - Goma (4:38) - Sahel Al Mumtanah (4:38) - Bossa de l'hiver (3:58) - Letter from home (2:43) - Bron-Yr-Aur (2:19) Emmanuel Baily est un musicien pluriel qui a étudié la guitare au Conservatoire de Liège, la musique de chambre avec Jean-Pierre Peuvion, et l'improvisation avec Garrett List et Fabrizio Cassol. Une formation éclectique qui l'a amené tout naturellement à jouer dans des contextes divers et, finalement, à enregistrer un premier disque sous son nom reflétant une approche ouverte et contrastée. On passe en effet dans ce Night Stork par des émotions et des styles très différents qui vont d'un Aria de Bach à une mélopée aux accents africains (Goma), en passant par le standard Les Feuilles Mortes de Joseph Kosma, une reprise du Bron-Yr-Aur de Led Zeppelin (un court instrumental folky qui figurait sur l'album Physical Graffiti) et une autre du Letter From Home de Pat Metheny. Un programme certes alléchant mais qui aurait pu conduire à un répertoire hétéroclite si toutes ces sources d'inspiration n'avaient été traitées selon une vision aussi cohérente qu'originale. D'abord la formation réunie par Baily est inédite avec un cornet à bouquin (un instrument en bois en forme de serpent avec des trous très utilisé pendant la Renaissance mais qui est depuis tombé en désuétude) joué Lambert Colson, une clarinette, une batterie, et l'oud du Syrien Khaled Aljaramani qui répond à la guitare du leader tantôt acoustique, tantôt électrique comme sur Les Feuilles Mortes ou Bossa de l'Hiver. Cet ensemble imaginatif à une couleur sonore très particulière, parfois déconcertante, mais elle donne un cachet spécial à la musique tout en procurant au disque une réelle homogénéité. Ensuite, les arrangements d'Emmanuel Baily sont d'une belle clarté, pour ne pas écrire sérénité, et savent exploiter habilement la configuration instrumentale tout en évitant les habituels clichés exotiques liés à la fusion du jazz et des musiques du monde. L'œuvre est également parsemée de beaux moments d'interaction entre les musiciens comme cette chouette rencontre complice entre guitare et oud sur East Coast, West Coast, emblématique d'une entente possible entre deux univers différents. Enfin, parfaitement intégrés à l'ensemble, trois morceaux sont déclinés en solo à la guitare : Night Stork, Letter From Home et Bron-Yr-Aur sont ainsi interprétés sans ornement superflu avec beaucoup de sensibilité et de justesse. Plus que des intermèdes, ces trois titres sont essentiels pour saisir les fondamentaux de l'art synthétique d'Emmanuel Baily qui se nourrit de toutes les musiques sans mode ni préjugés. Ce disque plaisant et accessible qui, mine de rien, bouillonne d'énergie créatrice, est une belle réussite. [ Night Stork (CD Digipack / Digital) ] [ Night Stork sur le label Igloo ] Joachim Caffonnette Quintet : Simplexity (AZ Productions), 2015 Joachim Caffonnette (p); Laurent Barbier (as, fl); Florent Jeunieaux (gt); Victor Foulon (b); Armando Luongo (dms) The One-Legged Man (7:28) - Spleen et Idéal (6:00) - Lisa (6:37) - Asperatus (3:58) - A Lonely Moment (Intro) (2:30) - A Lonely Moment (5:51) - Romance pour la Grand-Place (5:19) - Rumble in the Jungle (6:14) - Pérégrinations (5:07) - Simplexity (4:17) Après quatre années d'existence et de multiples concerts donnés, entre autres, au Sounds Jazz Club à Bruxelles, le pianiste Joachim Caffonnette a décidé qu'il était temps pour lui d'enregistrer un premier disque via le financement partiel d'une campagne Internet. Il en est résulté cet album offrant dix compositions originales de sa plume. On sent tout de suite que ces miniatures, déjà travaillées en live par le quintet, sont arrivées à maturité: ça tourne rond et les musiciens se positionnent les uns par rapport aux autres sans aucun risque de s'étouffer. Romance Pour La Grand Place est une petite merveille de poésie concertée autour d'un lieu magique qui en a déjà fait rêver plus d'un. On ne trouvera ici que demi-teintes et dégradés évoquant une déambulation au centre de ce lieu chargé d'histoire et on se dit que si un jour, quelqu'un avait la bonne idée de concocter une suite à la célèbre compilation Brussels Jazz Promenade, il conviendrait tout naturellement d'y inclure ce titre. D'autres plages comme Lisa, Simplexity ou A Lonely Moment s'inscrivent dans le même courant romantique. Le saxophoniste Laurent Barbier autant que le guitariste Florent Jeuniaux y mettent leur art de la nuance au service du leader dont les notes évanescentes diffusent dans l'éther avec une pointe de réverbération et une sonorité liquide. Autant dire qu'au milieu de ces thèmes émotionnels, Asperatus apparaît quelque peu décalé avec son solo torturé de guitare et son sax rageur culminant en finale dans un court passage free. Quant à Rumble In The Jungle, il abandonne l'impressionnisme européen pour renouer avec un post-bop plus classique mais totalement roboratif. La section rythmique composée du contrebassiste Daniele Cappucci et du batteur Armando Luongo, qui s'autorise un petit solo comme à la grande époque des Jazz Messengers, y fait preuve d'un dynamisme exemplaire. Joachim Caffonnette est non seulement un pianiste talentueux qui possède ce don particulier de maîtriser l'espace sonore, procurant ainsi à sa musique une sorte d'apesanteur, mais il avère être également un auteur capable d'écrire de petits chefs d'œuvre de délicatesse. Simplexity est un premier disque fort réussi. Gageons qu'il y en aura beaucoup d'autres. [ Simplexity sur Bandcamp ] [ A écouter : The One-Legged Man - Simplexity - EPK ] Jérémy Dumont Trio : Resurrection (Autoproduction), Septembre 2015 Jeremy Dumont (piano; Victor Foulon (contrebasse); Fabio Zamagni (batterie) + Invité : Fabrice Alleman (sax ténor & soprano) Try (3:49) - Resurrection (4:46) - Sneak into (5:50) - Sneak into (4:48) - Matkot (5:39) - Blues for Tilou (4:45) - Aaron (4:38) - Excitation (5:32) - In between (6:30) - Since that day (6:42) Pour l'auditeur, un premier essai discographique est toujours un voyage en terre inconnue même si celui-ci est en quelque sorte adoubé par le saxophoniste Fabrice Alleman, invité à jouer sur quatre des dix compositions originales du répertoire. Les titres interprétés en trio dénotent une approche éclectique, certains comme One Day ou Aaron s'avérant plus lyriques, fragiles et déambulatoires, évoquant de longues ballades sinueuses sur des sentiers ombragés, et d'autres comme Since That Day ou Resurrection, plus épiques avec leurs flux de notes dynamiques et leur esthétique arborescente. Dans tous les cas le pianiste fait preuve d'un phrasé souple et mobile bien en phase avec la profusion de ses idées. Le duo rythmique qui l'accompagne, composé du contrebassiste Victor Foulon et du batteur Fabio Zamagni, s'adapte sans peine aux humeurs du leader, soulignant ou relançant avec à-propos les phrases musicales tout en préservant une respiration qui procure une impression de légèreté à l'ensemble. Les morceaux joués en quartet en compagnie de Fabrice Alleman donnent d'autres nuances à l'album. Sur Blues For Tilou, son saxophone ténor, qui affiche toujours un timbre aussi beau, n'a aucun mal à s'intégrer à ce trio dont l'univers n'est pas très éloigné du sien: le thème est superbe et les improvisations, aussi bien au piano qu'au ténor, de haut vol. Sur Sneak Into et sur In Between, Alleman passe au soprano et délivre des circonvolutions enivrantes, imprimant sa propre personnalité à la musique. Quant à Excitation, qui porte bien son nom, il surgit comme un météore, attaquant avec fougue sur un thème hard-bop qu'on croirait emprunté à Thelonious Monk. La connivence entre le souffleur et le pianiste est télépathique tandis qu'on assiste à une démonstration décapante de swing roboratif d'où tout le monde sort gagnant. Jérémy Dumont y prouve en tout cas qu'il a beaucoup travaillé son instrument et étudié ses classiques. Bref, si vous appréciez le piano jazz sensible, vif et créatif, au croisement des styles de Brad Mehldau, Chick Corea ou Herbie Hancock (des noms cités davantage pour référence que comme modèles), Resurrection vous est largement recommandé. A écouter en gardant un œil sur la superbe pochette colorée réalisée par un jeune et talentueux artiste bruxellois dont les œuvres sont signées L’Art de Noé. [ Jeremy Dumont Trio website ] [ A écouter : Trailer JD trio New Album - Resurrection live at Brussels Jazz Marathon 2014 ] Eve Beuvens : Heptatomic (Igloo), 2015 Eve Beuvens (piano); Laurent Blondiau (trompette); Grégoire Tirtiaux (sax alto & baryton); Sylvain Debaisieux (sax tenor); Benjamin Sauzereau (guitare); Manolo Cabras (contrebasse); Lionel Beuvens (batterie) Winter Evening Walk (4:02) - Silly Sally (5:27) - La lettre du Scribe à la Joconde (3:40) - No Way out Running (6:40) - Scratching Mermaids (3:39) - Les Roses de Saadi (6:53) - Water Games (5:42) - My T.T.T (5:09) - The Swan and I (2:29) - Dusk (4:28) - If, Food, Love (2:57) Toutes les critiques furent unaniment élogieuses à propos de leur concert donné une année auparavant au Gaume Jazz Festival mais la prestation de Heptatomic sur la grande scène du Jazz Marathon de Bruxelles en mai 2014 m'avait laissé un peu perplexe. En y réfléchissant aujourd'hui, je pense que le moment et l'endroit n'étaient peut-être pas appropriés à l'écoute d'une telle musique aussi riche que contrastée. Toujours est-il que, quatorze mois plus tard, cet enregistrement en studio vient remettre les pendules à l'heure. En ouverture, Winter Evening Walk fait tout de suite étalage des nuances et de la richesse harmonique d'une musique dont le lyrisme réchauffe le cœur. Aux notes délicates du piano répondent de splendides lignes mélodieuses jouées à la trompette par Laurent Blondiau. L'arrangement sobre et efficace possède en outre la sensibilité requise pour restituer toute la sérénité de cette promenade nocturne hivernale. Sur Silly Sally, un espace important est laissé d'emblée au guitariste Benjamin Sauzereau auquel succède un solo au swing léger de la pianiste. Mais aux deux tiers de la composition, voilà que le climat change soudainement alors que s'installe un jeu collectif peuplé d'effets sonores qui mettent en place une atmosphère introspective. Il faut attendre le troisième titre, La Lettre Du Scribe A La Joconde, pour entendre le septet se libérer et déployer toute sa palette sonore. L'orchestre devient alors un chaudron bouillonnant d'où émergent avec enthousiasme les différents solistes dopés par leur environnement. Ces trois premiers titres, sur les onze que comprend le répertoire, témoignent de la grande diversité musicale de ce projet qui semble guidé par une envie de dynamiter les genres. D'autres surprises attendent l'auditeur comme le superbe Water Games et son groove nourri par les cuivres en seconde ligne sur lequel le saxophoniste s'envole dans un solo décoiffant. Encore une fois, l'arrangement est très serré tandis que les souffleurs utilisent leurs instruments avec beaucoup d'à propos, procurant à ce septet débridé des allures de big band dans l'esprit ouvert d'un Charles Mingus. Eve Beuvens retrouve ensuite ce côté intimiste qu'elle affectionne tant sur le très beau My T.T.T qui se trouve encore rehaussé par un impressionnant solo de contrebasse jouée par Manolo Cabras. Tous les musiciens ont l'occasion de briller : on sent qu'Eve Beuvens a écrit son répertoire sur mesure en réservant à chacun des espaces de liberté. Sur The Swan and I, le free fait son apparition au cœur d'une composition dense et décalée, ultime moment tellurique avant les deux derniers titres plus réservés: l'étrange Dusk et surtout If, Food, Love, avec sa mélodie évanescente et son piano rêveur qui s'éloigne dans la distance à moitié dévoré par la réverbération. Heptatomic est un projet aussi ambitieux que captivant et, en fin de compte, après un premier album en quartet plus lyrique et très réussi (Noordzee, 2009), c'est bien ce qu'il fallait à Eve Beuvens pour étendre son champ d'action en matière d'écriture, de direction musicale et d'interprétation. [ Heptatomic sur Igloo Records ] [ A écouter : Heptatomic live (Jazz Marathon, Mai 2014) - Silly Sally (live au Jazz Marathon, Mai 2014) - Scratching Mermaids (live au Jazz Marathon, Mai 2014) ] Lg Jazz Collective : New Feel (Igloo IGL258), 2014 Guillaume Vierset (arrangements, compositeur, guitare); Laurent Barbier (sax alto); Steven Delannoye (clarinette, saxophone soprano, saxophone tenor); Jean-Paul Estiévenart (bugle, trompette); Igor Gehenot (piano); Félix Zurstrassen (basse électrique, contrebasse); Antoine Pierre (drums) Grace Moment (6:51) - New Feel (6:12) - Move (5:42) - Dolce Divertimento (7:05) - A (6:57) - Nick D (4:20) - Toscane (6:49) - Carmignano (4:14) - The End Is Always Sad (5:54) - Positive Mind (7:36) Spécialement créé comme un "one shot" pour l'édition 2012 du Festival de Liège, ce projet ne s'est pas résolu à disparaître comme prévu après l'évènement. L'accueil qui lui a été réservé ainsi qu'une distinction aux Leffe Jazz Nights de Dinant en 2012 ont en effet convaincu le guitariste et leader Guillaume Vierset de prolonger l'expérience sur scène et d'enregistrer dans la foulée un album chez Igloo. Dans la musique populaire, une telle réunion d'artistes, déjà célèbres pour leurs prestations en solo, est appelée super-groupe et c'est bien ainsi qu'il faut désigner cette formation qui, à l'instar du SF Jazz Collectif de San Francisco, est une accrétion de stars locales tous plus brillantes les unes que les autres sur leurs instruments respectifs. Alors que l'idée initiale était d'interpréter les morceaux de compositeurs liégeois, ce disque ouvre le répertoire d'une part à des artistes qui ne sont pas de la Cité ardente et d'autre part à des compositions originales. New Feel donne le ton : la balance au sein du septet est parfaite et ça tourne rond. La musique est dense comme celle d'un petit "big band" tandis que vers la troisième minute, elle s'aère soudain telle une éclaircie imprévue par temps d'orage. C'est alors le moment de beaux échanges entre saxophone et guitare électrique avant le retour du thème et une fin orchestrale. Plus doux et accessible apparaît Grace Moment avec un arrangement gracieux qui procure une sensation de facilité. Les échanges entre les musiciens sont dynamiques et naturels tandis que la rythmique composée d'Antoine Pierre à la batterie et de Félix Zurstrassen à la basse fait preuve de rondeur et d'empathie. Typique des guitares Gibson électriques semi-creuses, le son de Guillaume Vierset est à la fois chaleureux et puissant tandis que son phrasé fluide émerge des cuivres pour arrondir les angles et y faire entrer la lumière. Restant malgré tout fidèle au concept qui l'a fait naître, le collectif rend hommage à quelques compositeurs belges vivants qui ont déjà marqué de leur empreinte la scène jazz internationale. Philippe Catherine bien sûr avec un magnifique Toscane qui évoque la verdure et le soleil, évidemment propice à une superbe partie nostalgique de six-cordes. Ou le très impressionniste Dolce Divertimento d'Alain Pierre, entre néo-classique et folklore, qui bénéficie ici d'un arrangement miroitant de multiples nuances et couleurs. Ou encore "A" de Lionel Beuvens qui permet à chacun de swinguer et d'afficher plus ouvertement leur furia créative comme, entre autre, Félix Zurstrassen sur sa basse ou Jean-Paul Estiévenart ultra speedé sur sa trompette. Quant à Carmignano, tous ceux qui connaissent Eric Legnini retrouveront ici le style sournoisement funky du compositeur de Black President : la section de cuivres pulse avec une classe folle sans faire regretter la formidable version originale de l'Afro Jazz Beat. [ New Feel sur Igloo Records ] [ New Feel (CD & MP3) ] [ A écouter : Dolce Divertimento (extrait) - Positive Mind (extrait) - New Feel : Trailer New Album 2014 ] TAB : Himeros (Mogno j051), 2014 Alex Beaurain (guitares); Frédéric Becker (saxophones / bansuri); Frédéric Malempré (percussions) 1. M. Duane (8:07) - 2. Les tourments de Phalaenopsis (6:56) - 3. Instant (6:00) - 4. Mlle Palmer (5:56) - 5. La Râpe et le Clou (7:51) - 6. Punctum (5:37) - 7. Himeros (6:32) - 8. L’Inconnu des 3 (4:45) - 9. Rouge Soie (4:43) M. Duane, qui ouvre ce recueil, est emblématique de la musique de TAB: un jazz de chambre au lyrisme profond qui fait la part belle à des improvisations dessinées par l'écriture et colorées par la fusion souvent inédite des timbres représentés. Car au fil des plages, ce sont souvent des alliages inattendus qui s'offrent à nous: saxophones ou bansuri, guitares, udu, tapan, cymbales et autres éléments percussifs divers sans batterie classique s'animent en un jeu collectif original dont les arrangements ont été pensés avec minutie. Ecoutez par exemple le bucolique Instant avec son bansuri troublant planant au-dessus des percussions et ce passage de guitare quasi-classique tout en délicatesse primesautière; ou la ritournelle lascive du titre éponyme dont l'exquise délicatesse invite à la flânerie; ou encore La Râpe et le Clou, illuminé par d'incroyables sons étouffés de gong comme on en entend dans les monastères indiens ou tibétains. Quelle musicalité, quel raffinement, et quelle sophistication aussi dans ces petites saynètes ciselées avec amour. Ce disque révèle par ailleurs une connivence quasi miraculeuse entre le guitariste français Alex Beaurain, le saxophoniste Frédéric Becker, et le percussionniste Frédéric Malempré, trois musiciens aux oreilles grandes ouvertes et aux passions multiples qui sont ici parvenus à trouver une unité de ton au charme indéniable. Pendant près d'une heure, le trio impressionniste fait ressentir des images comme autant de photographies riches en couleurs, vagabondes, pastorales, exotiques parfois. Par la grâce et la virtuosité des trois complices, la musique dans sa chantante simplicité apparente devient aérienne, atmosphérique tout en restant tendre et émouvante (après tout, Himeros personnifie le désir amoureux). Heureusement, le répertoire du compact a aussi été pensé dans sa globalité et rien ne vient jamais perturber la magie de cette musique du matin calme qui apaise l'humeur et incite au bonheur. [ Himeros sur Mogno Records ] [ A écouter : TAB (Official Clip) - Heptone (live) ] L'Âme des Poètes : L'interview / Brel, Brassens, Ferré (Igloo IGL246), 2014 Pierre Vaiana (axophone soprano); Fabien Degryse (guitare acoustique); Jean-Louis Rassinfosse (contrebasse) Pauvre Rutebeuf (2:23) - Les trompettes de la renommée (4:47) - Au suivant (3:24) - J'ai rendez-vous avec vous (5:44) - Avec le temps (3:33) - La quête (5:55) - Les funérailles d'antan (4:45) - Jaurès (4:26) - Jolie môme (3:55) - Les passantes (5:17) - Il n'y a pas d'amour heureux (1:35) - C'est extra / Comme à Ostende (5:47) - Le temps ne fait rien à l'affaire / La valse à mille temps (3:47) Le 6 janvier 1969, sur une initiative de François-René Christiani, journaliste du magazine Rock'n Folk, une interview mythique de Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré fut organisée à Paris pour RTL. Cet évènement est l'alibi invoqué par L'âme Des Poètes pour leur septième disque de relecture des grands classiques de la chanson française. Sur la pochette, un dessin en noir et blanc rappelle l'unique photographie en noir et blanc prise par Jean-Pierre Leloir avec Vaina dans le rôle de Brel, Rassinfosse dans celui de Ferré et Degryse en George Brassens. Le répertoire est donc constitué de chansons et pots-pourris de thèmes repris à ces trois géants aujourd'hui décédés qui sont revisités avec la fraîcheur et la pétulance coutumières du trio. Bien entendu, c'est du jazz instrumental et les paroles des chansons sont absentes mais c'est le but du jeu: les mélodies ravivent le souvenir de ces textes mémorables tandis que les improvisations emmènent l'auditeur par de nouveaux sentiers, faisant naître une émotion qui est un mélange diffus entre ce dont on se souvient et ce qu'on entend. Les phrasés sont attachants et les timbres flattent l'oreille tandis que les trois compères font swinguer leurs instruments avec chaleur et générosité sur des mélodies souvent nostalgiques réarrangées avec beaucoup de finesse. Dans un monde à l'atmosphère de plus en plus raréfiée, ce nouvel album de L'Âme des Poètes est comme une bouffée d'air pur que l'on respire à pleins poumons! [ L'Interview (CD & MP3) ] [ A écouter : La Quête - Les Funérailles d'Antan ] Sophie Tassignon & Peter Van Huffel / House of Mirrors : Act One (Wismart Records), 2014 Sophie Tassignon (voix); Peter Van Huffel (clarinette, saxophones alto & soprano); Julie Sassoon (piano); Miles Perkin (basse) 1) Old Stones (5:09) - The Tree (4:01) - 3) Labyrinth (4:50) - 4) This Is The Garden (5:41) - 5) Breaking Point (5:31) - 6) Mirror (9:28) - 7) Act One (6:32) - 8) Mute (3:57) - 9) Blätter I (4:23) - 10) Blätter II (5:06) - 11) Le Chant Des Oiseaux (4:00) Les références sont aussi multiples qu'innombrables et aucune d'entre elles ne peut vous préparer à ce que vous allez entendre. Le mieux est donc d'entrer franchement dans ce disque par son première palier, le fascinant Old Stones: un prière païenne qui vous téléporte au royaume blême des fantômes et autres créatures immatérielles. La voix étourdissante de Sophie Tassignon égrène des sons sur lesquels vous mettrez vos propres paroles tandis que la clarinette du Canadien Peter Van Huffel offre un contrepoint à la voix en un jeu lyrique constamment renouvelé. The Tree qui vient ensuite est une autre histoire. De l'étrangeté des onomatopées d'une grande richesse timbrique et rythmique naît un discours obsessionnel qui renvoie à une musique avant-gardiste mais aussi à un cinéma fantastique peuplé de forêts jurassiques et de créatures imaginaires. Breaking Point renoue avec un jazz free qui exhale une splendide énergie collective où l'on remarque plus qu'ailleurs le jeu arborescent de la pianiste Julie Sassoon et celui hypnotique du bassiste Miles Perkin. Ensuite, c'est un piano méditatif qui ouvre un Mirror apaisant en dépit de ses innombrables brisures et tensions tandis que Tassignon délivre de vraies paroles à propos de sa solitude. A ce stade, on sait que l'on restera ici constamment à la limite entre jazz improvisé et musique expérimentale, et par extension à la frange de toute musique connue. Avant que le programme ne se referme, on aura encore beaucoup d'occasions de s'étonner, du solo de contrebasse sur Labyrinth aux bruitages vocaux malicieux de Mute, de la mélodie envoûtante de This Is The Garden au scat de Blätter dont le rythme est un poème sonore. Le répertoire se clôture par Le Chant Des Oiseaux, splendide ballade légère comme un nuage qui, par sa poésie étrange et ses accords célestes, parvient à installer une profonde nostalgie amplifiée par la pureté du chant. Voilà un disque qui transcende toutes les formes musicales connues au risque de déranger. Mais qui s'en plaindra quand on est ainsi transporté d'un morceau à l'autre dans des mondes intérieurs aussi versatiles qu'émotionnels? Sophie Tassignon et ses complices sont des magiciens et leur Maison des Miroirs est pleine de reflets. En y pénétrant à leurs risques et périls, beaucoup tomberont sous le charme et d'autres seront surpris, voire effrayés. Peut-être même que vous y perdrez vos repères ou davantage, qui sait ? Une chose est sûre toutefois: personne n'en ressortira indifférent ! [ Sophie Tassignon Website ] De Beren Gieren : A Raveling (Igloo Circle), 2013 Fulco Ottervanger (piano), Lieven Van Pée (basse), Simon Segers (batterie) 1) Asbrokken (5:03) - 2) Vakantiebestemming (5:14) - 3) Sweet Repose Threat (6:27) - 4) Knalsonate (4:55) - 5) The Detour Fish (5:06) - 6) Broensgebuzze vi (1:13) - 7) Koekjes's nachts (5:53) - 8) Stadspark (Staat niet op zich) (4:31) - 9) Sitting On a Fence (4:39) - 10) Curious Young Woman (2:41) - 11) Slippery Men (On the Riverbank) (6:02) - 12) Ontdekking Van Materie (15:22) Ce trio au nom bizarre qui signifie "les ours vautours" interprète les compositions de Fulco Ottervanger, un pianiste néerlandais aux idées protéiformes qui tire du classique, du rock, du jazz et de la musique contemporaine un répertoire sophistiqué tellement composite qu'il en devient carrément impossible à étiqueter. Mais pour aventureuse qu'elle soit, cette musique s'écoute avec une étonnante facilité car elle n'est jamais exagérément abstraite et surtout elle privilégie des mélodies, des textures aérées et un jeu basé sur des microtonalités qui n'est pas sans évoquer ce que faisait jadis le trio suédois d'Esbjorn Svensson. Si des titres comme le lyrique Sweet Repose Threat, le quasi-dansant Koekjes's Nachts ou le décalé Asbrokken avec ses accords atonaux sont des réussites incontestables au charme immédiat, d'autres comme Slippery Men et surtout Ontdekking Van Materie (dont la durée affichée ne représente pas la réalité puisqu'elle inclut un long passage silencieux) ressemblent plus à des collages impressionnistes, comme on en entend parfois dans le rock progressiste, constituant de grandes fresques esthétiquement séduisantes mais dont on ne saisit pas immédiatement la finalité. Comme dans tout trio de piano, l'apport du contrebassiste Lieven Van Pée (ex membre de Collapse) est évidemment essentiel mais on soulignera surtout ici celui encore plus fondamental du batteur Simon Segers tant il contribue par ses percussions, rythmes et frôlements de peaux à un espace sonore collectif par ailleurs plutôt intimiste. Ottervanger sait aussi comment utiliser avec brio les silences dans ses compositions pour en aérer les mélodies et mettre en valeur les nuances les plus subtiles de son toucher délicat (The Detour Fish). La musique produite sonne en tout cas fort moderne, bien différente de celle des trios classiques de piano, et semble annoncer une nouvelle génération de pianistes s'appuyant sur la batterie autant que sur la contrebasse et pour qui la tradition du jazz compterait moins que la quête de constructions sonores inédites. Voici un disque dont les couleurs plurielles sont enthousiasmantes et dont la chaleur expressive est tout simplement envoûtante. [ De Beren Gieren Website ] [ A Raveling (CD & MP3) ] [ A écouter : Vakantiebestemming (Live au Jazzahead! 2013) - Koekjes 's Nachts (Live au Handelsbeurs / Ghent, 3/10/2013) ] Alex Beaurain Quintet : Sentiments d'un Clown (Mogno J049), 2013 Alex Beaurain (guitare, compositeur); Erik Bogaerts (sax); Eve Beuvens (piano); Olivier Stalon (basses, voix); Toon Van Dionant (batterie) Conte Des Dunes (5:46) - Lapin Vicieux (5:45) - La Rape Et Le Clou (9:47) - Histoire D'images (5:47) - Un Nom Pour Chaque Chose (4:26) - Supplice (8:40) - Bonjour À Neptune (6:33) - La Falaise (6:53) - Exploration (6:26) Cristallisé en 2011 autour d'Alex Beaurain, guitariste français installé à Bruxelles, ce quintet a beaucoup travaillé et joué en concert avant d'enregistrer ce premier compact en juillet 2013 pour Mogno Records. Et ça s'entend même si, à priori, la formation a entretemps changé de saxophoniste, Erik Bogaerts prenant en effet la place de l'Autrichien Gregor Siedl. Le premier titre, Conte Des Dunes, démarre sur une belle mélodie exposée à l'unisson par les deux solistes avant de laisser la place à une improvisation réjouissante du leader. La guitare tranchante et saturée, qui ne dédaigne pas les pédales d'effet, donne une ambiance fusionnelle à la musique qu'on ne retrouvera plus guère dans la suite de l'album tandis que le tandem composé du batteur Toon Van Dionant (batterie) et du bassiste Olivier Stalon assure un groove nerveux et obsédant. Ca démarre bien ! Lapin Vicieux est une composition malicieuse comme son titre avec un thème aussi espiègle qu'une musique de film de François de Roubaix. Eve Beuvens y prend son premier solo de piano, marqué par un toucher souple et délicat, avant de céder la place à Stalon qui fait ronfler sa basse électrique. Composition épique de dix minutes, la Râpe Et Le Clou permet à chacun de briller un peu mais c'est Erik Bogaerts qui est le maître de forge avec un solo de sax fort bien construit, montant lentement en puissance jusqu'à lâcher des cris comme des projectiles avant d'être relayé par le piano parfait de Beuvens. Un Nom Pour Chaque Chose permet encore à Erik Bogaerts de s'étendre, au soprano cette fois, dans un style fluide et lyrique familier de celui de Ben Sluijs dans sa période romantique. Sur Supplice comme sur La Falaise, le guitariste fait preuve d'une grande sureté mélodique dans des improvisations chantantes sur lesquelles planent l'esprit du grand Philip Catherine (inévitable, cher Alex, quand on vit en Belgique!). Le répertoire comprend aussi deux ballades (Histoire D'images et Bonjour A Neptune) aux tempos très ralentis et aux accords à extinction lente. Enfin, le disque se termine sur un autre grand moment : Exploration, transcendé tout du long par le saxophone inspiré de Bogaerts qui tournoie sur des draperies soyeuses de sonorités intimes déployées en totale osmose par le guitariste et la pianiste. Fort bien produit et emballé dans une chouette pochette dont les photographies ont été prises par Alex Beaurain, Sentiments d'un Clown constitue une bien belle carte de visite pour ce jeune quintette exigeant qu'on ne manquera pas de suivre en concert. Applaudissement ! [ Sentiments d'un Clown (MP3) ] [ Sentiments d'un Clown sur Mogno Records ] [ A écouter : Supplice (live à Jazz Station, 26/01/13) - Lapin Vicieux (live à Jazz Station, 26/01/13) ] Nicolas Kummert Voices : Liberté (Prova Records), 2014 Nicolas Kummert (sax, vocals, talkbox); Hervé Samb (guitare); Alexi Tuomarila (piano); Nicolas Thys (contrebasse); Jens Bouttery (drums) Intro Stand Up Today (1:23) - Stand Up Today (For Trayvon Martin) (7:51) - Paseo De Los Tristes (6:14) - Liberté (6:32) - Strange Fruit (4:13) - This Is My Rhythm (7:17) - Skylark (6:14) - Isaac (8:06) - You've Changed (5:10) - Willow Song (8:02) Liberté est le second compact du projet "Voices" de Nicolas Kummert. Sorti en 2010 chez Prova Records, One faisait déjà la part belle aux voix, au groove, à la poésie gentiment révolutionnaire et aux influences africaines concrétisées entre autre par la reprise d'une chanson de Salif Keita (Folon). Des choix artistiques plus ou moins conservés dans cet excellent Liberté qui révèle toutefois une protestation et un engagement plus aigus en phase avec la musique. Dans le magnifique Stand Up Today, le texte évoque l'affaire Trayvon Martin (c'est son portait réalisé par Madeleine Tirtiaux qui illustre la pochette), tué par balle en février 2012 sans raison apparente par un gardien de sécurité. La remise en liberté de ce dernier, jugé non coupable, entraîna une vague d'indignation aux États-Unis. Et voici que le jazz retrouve soudain une dimension sociale, voire idéologique. En perdant sa neutralité, il redevient motivé et contestataire en délivrant un message libertaire et antiraciste qui, sur le fond, n'est pas très différent de celui véhiculé par le mouvement free des 60's. Le saxophone ténor à la sonorité ample n'est d'ailleurs pas sans évoquer, la radicalisation en moins, le feu intérieur d'un Pharoah Sanders ou d'un Gato Barbieri au temps d'Impulse. On retrouve cette ambiance réfractaire sur l'instrumental Liberté et sur Strange Fruit dont le texte effroyable est déclamé à travers une talkbox, ce qui lui donne une dimension angoissante comme si ces mots terribles nous parvenaient d'outre-tombe. Plus introspectif, This Is My Rhythm (please don't rush me …) se décline sur un tempo alangui concocté par le guitariste sénégalais Hervé Samb, qui joua autrefois avec Pierre Van Dormael (Solos Duos, 2009), en osmose avec le piano du Finlandais Alexi Tuomarila. Dans la même veine intimiste se situe le standard Skylark sur lequel le leader alterne saxophone et chant dans une ambiance feutrée marquée par un solo délectable de Tuomarila. Isaac est pas contre un instrumental avec chœurs propulsé par une rythmique euphorique sur laquelle le saxophoniste et le pianiste laissent parler leur fougue avec une éloquence jubilatoire révélatrice de leurs talents respectifs. Le répertoire prend fin sur Willow Song, un traditionnel anglais du XVIème siècle chanté sur un accompagnement déstructuré qui, par sa mélancolie, ses contours vaporeux et son étrangeté, me rappelle un thème écrit jadis pour Twin Peaks-Fire Walk With Me. Voici donc Liberté, un album exigeant qui offre des notes et des mots composant un programme à la fois riche, accessible et original. Soit une heure de musique savoureuse alternant effervescence et lyrisme qui nécessitera de multiples écoutes pour en épuiser tous les moments de bonheur. [ Nicolas Kummert Voices : One (1er album - CD & MP3) ] [ Nicolas Kummert Voices : Liberté (CD & MP3) ] [ A écouter : Stand Up Today - This Is My Rhythm - Strange Fruit ] Muziek de Singe : Fermé Le Lundi (Mognomusic), 2013 Gilles Kremer (guitares, scie); Martin Kersten (saxophones); Benoît Dumont (contrebasse); Martin Chemin (percussions); Maxime Tirtiaux (guitares, ukélé) Poisson-Loup (4:19) - Hummus (5:34) - Sale Inuit (7:46) - Uthiopiques (6:17) - Manaïs (6:46) - Cheval de Trois et Demi portion (6:40) - Brindiai-Patras (4:55) - Poissons-Chou (4:33) - Hammam (6:25) - Gundelinde (6:01) - Valse à Poyette (4:13) Ménagères, ménagères, profitez de notre passage: le poisson loup mange tout! Formidable morceau que cette histoire de brocanteur qui ouvre le second disque de Muziek De Singe. On y trouve un peu de tout: du manouche, du jazz cartoon genre Panthère Rose, de la musique de cirque ou de rue, des percussions arborescentes et une bonne dose d'humour dans une approche fantaisiste que n'aurait pas renié un Frank Zappa. Après cette mise en bouche particulièrement divertissante, on reste dans l'inédit avec des compositions hybrides qui ne se laissent pigeonner dans aucun style particulier, la plupart ayant un grain de folie qui les extraient du commun. On citera par exemple le "coucou" intégré dans le thème du mystérieux Brindisi Patras qui ressemble étrangement à une complainte pour un nid de fantômes; la section funk inattendue au beau milieu d'Uthiopiques; ou le sifflement nostalgique du Hollandais Geert Chatroux, invité sur Manaïs, qui évoque fugacement les plus belles bandes sonores de Sergio Leone; ou encore l'unisson ravageur entre sax baryton et guitare électrique sur Hammam. L'ouverture de ces musiques et la précision avec laquelle elles sont interprétées sont stupéfiantes, le quintet ne se refusant aucun type d'évènement pour parvenir à ses fins. Il faut ainsi entendre Matthieu Chemin invité à mêler sa voix d'opérette aux instruments sur le finale d'un Hummus burlesque à souhait. Qu'on ne se méprenne pas toutefois, cette musique n'est ni parodique ni abstraite mais présente au contraire une grande accessibilité, offrant mélodies, émotions, exotisme, rêves et autres fruits chimériques à tous ceux qui voudront bien les cueillir. Le mixage et la prise de son sont enjôleurs, la sonorité restant toujours charnue même dans moments les plus excessifs. A une musique aussi plurielle gonflée à l'imagination la plus débridée, il fallait une pochette surréaliste en harmonie avec les titres bizarres des morceaux: elle a été confiée à Anne-Lise Martin qui a conçu un univers décalé, une sorte de zoo absurde où les poissons vont à bicyclette. Si vous recherchez quelque chose de spécial, optez pour cet album car, pour captivant qu'il soit, ce concentré de musique créative ne ressemble qu'à lui-même. [ Muziek De Singe Website ] [ A écouter : Poisson-loup - Manaïs (live au Théatre Molière, 19/10/2013 ] Collapse : Bal Folk (Igloo IGL 251), 2014 Steven Delannoye (sax ténor, sax soprano, clarinette basse); Jean-Paul Estiévenart (bugle, trompette); Yannick Peeters (contrebasse); Alain Deval (batterie) Bal Folk (2:26) - Lente (4:41) - Lump (5:11) - Reboot (6:13) - Hopscotsch (3:46) - Do (5:48) - Crinkle (5:14) - Close And Hope (3:10) - Up The Hill (3:39) - Milk (4:30) - Film 09 (2:42) Après un premier disque remarquable délivré en 2009, Collapse en sort un second dans un configuration similaire mais avec un line-up différent, ce qui n'est pas sans conséquence sur la musique: Lieven Van Pee a cédé sa contrebasse à Yannick Peeters tandis que le saxophoniste alto Cédric Favresse a été remplacé par Steven Delannoye qui joue du sax ténor et du soprano en plus de la clarinette, élargissant ainsi la palette sonore du quartet. Par ailleurs, les influences klezmer ou orientalisantes décelables sur le premier disque dans les compositions de Favresse ont disparu avec lui. Ce qui nous laisse avec une musique plus abstraite composée, pour la majorité des titres, par le batteur Alain Deval qui impose désormais davantage sa vision d'un jazz moderne et libre rappelant l'esprit avant-gardiste du label Impulse! dans les années 60. Mieux vaut donc prévenir les acheteurs potentiels : contrairement à ce que le titre de l'album peut laisser supposer, ils ne trouveront ici ni bal ni folk mais bien des thèmes angulaires et sophistiqués propices à d'infinies variations et improvisations contrastées. Pourtant, celui qui prendra le temps de s'y attarder trouvera dans cette musique sans piano bien des plaisirs raffinés. Il faut ainsi écouter le post-bop de Lump, son unisson ténor-trompette impossible à mémoriser, ses impros décapantes, ses fluctuations de tempo et son solo de batterie nerveux avant la reprise du thème exécuté à toute pompe. Ou l'étrange Film 09 sur lequel clarinette basse et trompette installent une atmosphère contemplative évoquant l'arrêt d'un train en bout de quai et la fin d'un voyage. Ou encore Reboot et ses phrases de sax soprano qui s'enroulent sur elles-mêmes en d'étourdissantes volutes. Un autre grand moment est Close An Hope, qui est ce qui se rapproche le plus d'une ballade, transcendé par une trompette bouchée à la sonorité magnifique. Mais chaque composition mérite que l'on s'y attarde car ce jazz hautement exploratoire véhicule, au-dela de ses aspects techniques, des images émotionnelles qui comblent le fossé séparant une musique intellectuelle pour musiciens et le plaisir des simples mélomanes. Pour la seconde fois, Collapse a sorti un disque rare et exigeant, le genre de ceux qu'on attend avec impatience et qui, à chaque fois qu'on l'écoute, n'arrête pas de faire croître l'intérêt qu'on lui porte. [ Collapse Website ] [ Bal Folk chez Igloo Records ] [ Collapse : Bal Folk (CD) ] [ A écouter : Bal Folk album teaser - Do (version live au De Werf, 2012 ] Kim In The Middle : Open & Close (RailNote RN007), 2014 Kim Versteynen (chant); Arne Van Coillie (piano); Flor Van Leugenhaeghe (contrebasse); Luc Vanden Bosch (drums & percussions) Intro (1:42) - Summertime (8:09) - A Short Goodbye (5:18) - As You Are (6:06) - Kind Of Grey (6:35) - Milk Wood Sky (6:19) - Minor Idea For A Walk (8:38) - Travessia (5:20) - A Mermaid's Tale (5:42) - Baby (5:35) Le titre de l'album fait référence à la volonté des musiciens de s'ouvrir spirituellement et musicalement les uns aux autres et de favoriser ainsi leur rapprochement et leur interaction. Si c'était un des objectifs de Kim In The Middle, on peut raisonnablement écrire qu'il est atteint. Ainsi en témoigne la reprise du Summertime de Gershwin qui ouvre l'album après une courte improvisation libre. Car le traitement très personnel de ce standard éculé vous surprendra: on y entend en effet un groupe particulièrement soudé où la voix de Kim Versteynen, surtout quand elle improvise en scat, semble un instrument comme les autres. Son chant tout en retenue s'enroule en boucles tournant sur elles-mêmes avec grâce et légèreté, en totale osmose avec un trio qui groove gentiment. Le pianiste Arne Van Coillie est aussi à l'honneur, conduisant la musique de l'intérieur avec un jeu aéré qui ne bouscule jamais la chanteuse mais c'est bien la formation entière qu'il faut louer pour sa gestion intelligente de l'espace sonore. Ces qualités se retrouvent intactes dans les autres reprises de l'album qui incluent de bonnes versions de Travessia et de Baby, respectivement écrits par deux icônes "do Brazil", Milton Nascimento et Caetano Veloso, toutes deux interprétées en portugais avec une belle assurance. On notera aussi l'élégant thème de Milk Wood Sky, jadis chanté par Norma Winstone, sur lequel la voix veloutée fait des merveilles. Les compositions originales ne dénotent aucunement dans l'ensemble et l'on s'attardera seulement sur la superbe ballade Kind Of Grey, écrite en collaboration avec Tim Finouls (avec qui la chanteuse forme un duo qui remporta en 2013 le Concours Jeunes Talents des Leffe Jazz Nights de Dinant). Dans une ambiance "after hours", la voix souple et nuancée de Kim Versteynen donne de la profondeur aux paroles mélancoliques de cette chanson en demi-teinte. Sur quelques titres, Van Coillie passe au piano électrique, ce qui procure d'autres couleurs à une musique évoluant globalement dans un registre medium. Open & Close est un disque fluide et fort plaisant, parsemé de beaux moments d'échange, et qui mérite largement d'être écouté. [ A écouter : Making of the album Open & Close ] Michel Bisceglia Trio : Singularity / My Ideal (Prova Records), 2014 Michel Bisceglia (piano); Werner Lauscher (basse); Marc Léhan (drums) Singularity (CD 1) : Puccini (7:58) - Meaning Of The Blues (8:00) - Jasmine (4:49) - Lonely Woman (5:59) - Choosing (4:12) - Singularity (6:44) - Augmented Tree (6:20) - Don't Explain (7:14) - Passion Theme (5:27) My Ideal (CD 1) : My Ideal (6:24) - The Epic (7:24) - Out To Sea (4:59) - Red Eye (5:48) - Paisellu Miu (4:43) - A Whiter Shade of Pale (5:19) - N' Siata (5:27) Le trio de Michel Bisceglia existe depuis 1997 et, s'il n'a enregistré que cinq albums à ce jour, il a par contre beaucoup voyagé, se produisant sur la scène de festivals internationaux en Asie, aux Etats-Unis et en Europe. Si About Stories, leur premier opus avec le trompettiste Randy Brecker et le saxophoniste Bob Mintzer en invités, recelait déjà une envoûtante beauté (relire la chronique ici), Singularity s'en démarque par un saut évolutif, la musique gagnant en souplesse et en légèreté sans doute en relation avec l'osmose croissante entre les trois musiciens. On s'en convaincra en écoutant les deux standards du répertoire. D'abord Meaning Of The Blues, dont le trio de Keith Jarrett donna jadis une version inoubliable (Standards, Vol. 1), ici interprété avec un souffle capable de troubler l'atmosphère feutrée de cette composition éternelle. Don't Explain ensuite qui tout en invoquant les mots amers chantés par Billie Holiday existe surtout par son improvisation nuancée et délicate, totalement en phase avec la morosité de son thème (la chanson fut écrite par Lady Day après avoir découvert l'infidélité de son mari). La surprise réside toutefois dans les sept compositions originales qui sonnent comme de nouveaux standards et paraissent déjà familiers après une écoute seulement. Sur le véloce Choosing, le trio semble galvanisé alors que le pianiste, flanqué d'une rythmique ancrée dans le tempo, brode sur la mélodie en lâchant avec une belle vigueur des chapelets de notes qui font monter la pression. Au contraire, sur Augmented Tree et sur Passion Theme, les doigts du pianiste se font tendres et enchanteurs, démontrant un sens aigu de la forme qui renvoie à Bill Evans et, à travers lui, à la musique classique dont le leader est bien familier. Avec sa rythmique binaire et sa mélodie attachante, Jasmine raconte une histoire simple et s'avère particulièrement facile à suivre. Quant au titre éponyme décliné en tempo medium, c'est l'un des sommets de cet album: ici, chaque mesure est un moment d'émerveillement qui traduit, selon une analogie avec la singularité technologique, le sentiment d'une mystérieuse interaction réciproque entre la musique et son interprète. L'ambiance du studio était tellement positive ce jour là que le trio poursuivit sur sa lancée en réenregistrant d'anciens morceaux de leur répertoire qui montrent de nouvelles nuances. Ces titres ont été regroupés sur un compact intitulé My Ideal offert en bonus. On appréciera ainsi en particulier de réécouter The Epic et Red Eye (extraits de About Stories, 1977), la ballade N'Siata (Second Breath, 2003), ainsi que le célèbre A Whiter Shade Of Pale de Procol Harum (interprété à l'origine par un autre trio nommé Cattleya auquel participait aussi Bisceglia) dans des versions différentes qui témoignent du chemin parcouru par une formation qui a su tirer tous les bénéfices artistiques de sa longévité. Recommandé ! [ Prova Records ] [ Singularity (CD & MP3) ] [ About Stories (CD & MP3) ] [ A écouter : Singularity - Choosing - Don't Explain - Jasmine ] Ivan Paduart : Alone # (Quetzal QZ 139), 2014 Ivan Paduart (piano) 1) Arvo (3:54) - 2) So (4:13) - 3) Renaissance (2:27) - 4) Arythmie (1:18) - 5) Forbiddden Love (1:36) - 6) Spring In Your Mind (1,23) - 7) Formentera (1:55) - 8) Never Say Never (1:52) - 9) Life As It Is (3:36) - 10) Zen (4:44) - 11) Quintessence (2:10) - 12) Childs (1:37) - 13) To Say Things (2:11) - 14) Véronique (3:24) - 15) Igor (4:30) - 16) Ignorance Infinie (1:58) - 17) Impro (1:58) - 18) If I Knew Then (1:58) - 19) Blue Landscapes (3:13) - 20) Solstice d'été (3:48) - 21) Slow Motion (1:58) - 22) Aigre Doux (1:24) - 23) You Must Believe In Spring (2:18) - 24) Bleeding Heart (1:15) - 25) Wait For Me (2:08) - 26) To My Parents (2:01) Ce disque est une réédition, augmentée de trois titres, de l'album Alone enregistré au Portugal et en Belgique en 2003 et sorti confidentiellement sur Alone Blue Records en 2005. Dans la discographie fournie d'Ivan Paduart dans laquelle les configurations et les paysages sonores se conjuguent au pluriel, ce disque se distingue par le fait que le pianiste belge y pratique pour la première fois l'art difficile du solo. A part You Must Believe In Spring, le standard de Michel Legrand popularisé par Bill Evans, le répertoire ne comprend que des compositions originales dont certaines déjà enregistrées antérieurement dans d'autres contextes. C'est ainsi l'occasion de réentendre, dans des versions dépouillées, quelques unes des superbes mélodies, intitulées Arvo, Igor, Blue Landscapes et Formentera, qui ont émaillé la carrière récente de ce pianiste au toucher délicat. Les titres les plus accrocheurs sont aussi les plus développés quand Paduart prend le temps de s'étendre au-delà du thème. Sur So, Zen, Igor ou Solstice d'été, c'est ainsi un bonheur de l'écouter improviser avec légèreté sans jamais toutefois s'égarer trop loin dans l'abstraction, injectant dans ses chapelets de notes un lyrisme saturnien qui est devenu au fil du temps sa signature. Les notes cristallines du piano résonnent avec clarté tandis que les phrases s'enroulent dans une séduisante introspection magnifiquement préservée par la qualité de l'enregistrement. Parmi les 26 pièces du répertoire figurent quelques ébauches de compositions dont la durée est comprise entre une et deux minutes. Paduart y expose quelques nouveaux thèmes qui sonnent aujourd'hui comme des interludes mais qui feront peut-être demain l'objet de nouveaux développements. Les nostalgiques Spring In Your Time et Bleeding Heart, Arythmie, et Slow Motion sont ainsi de bons candidats pour de plus amples et futures explorations. Evidemment, on est tenté pour décrire cette musique de faire appel à l'univers habituel du piano jazz incluant Keith Jarrett, Bill Evans, voire Fred Hersh mais, pour légitimes et prestigieuses que soient les références à ces monstres sacrés, elles ne décrivent pas adéquatement le jeu de Paduart qui affirme ici un style personnel et reconnaissable, très imprégné aussi bien par la musique classique que par le monde de la chanson. A l'instar du nuage rose de la pochette (beaucoup plus réussie que celle de l'édition précédente), voici une musique paisible qui passe en invitant à la rêverie et à des voyages sans destination. [ Alone chez Quetzal Records ] [ A écouter : Arvo - Forbidden Love ] |
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