Du Jazz Au Prog

Un petit voyage initiatique en huit escales







Le voyage débute ici avec le quatrième album du deuxième quintet de Miles Davis. Un vrai disque de jazz, avec des thèmes complexes, parfois dissonants mais quand même reconnaissables, des improvisations qui partent dans tous les sens (Miles mais aussi Wayne Shorter au sax ténor et Herbie Hancock au piano) mais dont les racines restent implantées dans le Hard-bop, des interplays magiques et des instruments acoustiques si l’on excepte le piano électrique de Hancock. Pourtant, on sent que le jazz dérive vers quelque chose de neuf encore imprécis mais qui ne va pas tarder à éclater dans les deux disques suivants : la naissance de la fusion est déjà inscrite dans les replis de Nefertiti. Ceci dit, cet album peut s’écouter sur deux niveaux : comme uns suite complexe où l’on s’amuse à repérer les subtilités des interprètes ou comme une musique atmosphérique où l’on se laisse envahir par des sons qui créent indéniablement une ambiance très particulière. Et à la batterie, il y a le jeune Tony Williams qui tisse une trame rythmique libre de toute contrainte aussi aisément qu’un Derviche tourne sur lui-même. Une trame à laquelle on se raccroche quand on se sent perdu. C’est bien lui le premier guide de notre petit voyage.




Cette fois, on passe de l’acoustique à l’électrique. Pas une once d’agressivité pourtant car Miles se la joue tranquille et sereine, laissant la place à de longues et délicates improvisations qu’il concède aussi à ses merveilleux solistes. In A Silent Way est un disque où le climat joue un rôle majeur et qui peut plaire même à ceux qui n’entendent rien au jazz. Il suffit de se laisser porter par les nappes sonores et de l’écouter comme de l’ambiant music, ce qu’il est d’ailleurs aussi en partie. Mais derrière l’apparente clarté d’un univers angélique se profile d’autres intentions : John McLaughlin fait se dresser l’oreille quand il caresse sa guitare et on croirait parfois entendre des inflexions Rock (mais ça n’est peut-être qu’une impression). Si le ciel reste aussi limpide que celui d’un soir d’été, au-delà de l’horizon, l’orage s’annonce et on pressent qu’il sera terrible. Tony Williams, plus que jamais, devient le fil conducteur de cette musique en taquinant ses cymbales avec le sourire de celui qui sait et en développant des rythmes libres et polymorphes qui constitueront la base des longues improvisations à venir. Suivez donc Williams pour descendre la marche suivante !




Une oreille ouverte sur l’avant-garde, l’autre sur les nouvelles musiques Rock, Tony Williams, à l’instar de John Mayall pour le Blues, a le chic pour recruter des guitaristes qui ont de l’or dans les doigts. Après John McLaughlin (le premier Lifetime), c’est Allan Holdsworth qui est à son tour invité à risquer sur sa Gibson des solos d’une incroyable inventivité et jamais entendus à l’époque. Il faut entendre Mr. Spock et ses échanges infernaux entre un Williams déchaîné et un Holdsworth déclinant les accords les plus monstrueux qu’on n'ait jamais égrenés sur une guitare tout au moins dans le cadre de la musique de Jazz. Mais peut-être que l’on est déjà sorti de ce cadre pour entrer dans quelque chose de différent car la musique de Believe It appartient plutôt à une fusion de jazz, de rock hard et de funk, un mélange explosif au son rude où les artifices de studio n’ont pas leur place. Poussez le volume et laissez parler la foudre. Williams dans ce genre de fusion ne fera jamais mieux. Quant à Holdsworth, il s’est aliéné une multitude de fans suite à cette performance. Prenez-lui la main pour passer la colline. Il est notre deuxième guide vers la musique progressive.




Allan Holdsworth est à la guitare, Jeff Berlin à la basse, Dave Stewart aux claviers et Bill Bruford à la batterie. Vous avez remarqué sans doute : on a changé de continent, le jazz pur est resté outre-atlantique et le recentrage se fait sur l’Angleterre, terre ancestrale du Rock Progressif. Bruford est l’un des plus éminents batteurs ayant officié dans des groupes Prog séminaux comme King Crimson, Yes, UK et même pour un court moment chez Genesis). Pourtant, One Of A Kind apparaît bien plus Jazz-Rock que Progressif et proche dans l’esprit de ce que l’on pouvait entendre sur le disque initial de Brand X par exemple (autre quartet à la composition similaire ou officiait Phil Collins, un autre batteur légendaire en terre progressive devenu depuis chanteur à succès). Est-ce qu’on piétine ? Aurait-on fait une boucle comme ces voyageurs du désert trompés par leurs propres traces ? Non car au-delà des traits incandescents du guitariste (les solos gourmands de Hell’s Bells, Five G et The Sahara Of Snow Part 2 suffiront déjà à rassasier les amateurs) et des canevas rythmiques alambiqués du batteur joliment intriqués avec ceux du bassiste (les cadences saugrenues en 6/4, 7/8 ou autres 13/8 sont légion), au-delà des vélocités et des improvisations festives qui sont l’apanage de ce genre de super-groupe, on trouve ici au fil des titres une auscultation des voies possibles ; des digressions dans des directions diverses, éclatées, parfois sombres et profondes et parfois sans issue ; une vision musicale intégrée au détriment des solos personnels ; et enfin des structures harmoniques inhabituelles qu’on a tendance à attribuer à l’arsenal de claviers utilisés par Dave Stewart. Ainsi, One Of A Kind est un extraordinaire disque de fusion qui ose un regard de l’autre côté du miroir. Est-ce la raison pour laquelle on entend quelques bribes extraites d’Alice Au Pays des Merveilles au début de Fainting In Coils ? Courage ! On progresse finalement ! Et prenez la main de Bruford, lui aussi va nous accompagner presque jusqu’à la fin du voyage.




Holdsworth joue de la guitare et de la Synthaxe sur cet album qui n’est ni du jazz, ni du rock ni du jazz-rock mais quelque chose de plus expérimental à la frontière des genres, tout en restant malgré tout en restant très accessible au non initié. Cet étrange instrument hybride appelé Synthaxe se mélange aux synthés de telle manière qu’il est parfois difficile de savoir ce qu’on entend. En tout cas, on est désormais au-delà des formules claires et, même si Sand n’est pas le meilleur opus du guitariste (essayez plutôt Metal Fatigue ou Secrets pour ça), il se goûte comme un fruit exotique fraîchement cueilli. Et s’il fallait malgré tout en donner une image, on pourrait le décrire comme une fusion de jazz et de musique électronique, le tout joué avec un dynamisme subtil et réjouissant. Dans cette approche non conventionnelle de la musique, on trouve forcément un capharnaüm de genres et de climats en constante mutation bien qu’ils soient agencés avec une indéniable cohérence : paysages sonores colorés au synthaxe, accords improbables, séquences d’ordinateur, cadences cybernétiques, solos discursifs d’une technicité sans faille, mélodies bizarres. Bref, on ne sait plus très bien où on est et peut-être même, après l’avoir aperçue de loin, voilà que le jazzman vient de poser un pied dans la musique progressive.


6. Gordian Knot : Emergent (Sensory), USA/UK 2003


Gordian Knot, c'est l'affaire de Sean Malone, bassiste prodige, virtuose du Chapman Stick, compositeur, arrangeur et bidouilleur de tous les titres de cette étonnant cédé 100% instrumental. Membre fondateur de Cynic, un groupe technique de Death Metal qui avec son unique album Focus paru en 1993 (Roadrunner Records) rejeta dans l'ombre de la médiocrité la plupart des disques du genre, Malone s'est depuis investi dans des recherches théoriques, enseignant à l'Université d'Oregon et allant jusqu'à publier divers ouvrages académiques dont un livre sur le légendaire Jaco Pastorius. Pour son deuxième disque sous le nom de Gordian Knot, il a réuni autour de lui des pointures de la musique progressive comme le batteur Bill Bruford (Yes, King Crimson), les guitariste Steve Hackett (Genesis) et Jim Matheos (Fates Warning) ainsi que ses anciens collègues de Cynic. La musique relève certes du Jazz Rock ou de la Fusion mais elle est conçue avec une vision qui pourrait s'apparenter à celle de Robert Fripp pour son King Crimson période post symphonique. Les guitaristes prennent de superbes solos mais en respectant l'esprit des compositions et surtout sans cette lamentable idée qu'ils ne seront jamais payés si le nombre requis de notes par seconde n'a pas été joué. Au fils des titres, les passages très mélodiques s'entrecroisent avec des crescendo aussi soudains que des coups de mousson mais l'ensemble reste cohérent et on ne peut s'empêcher de ressentir la nette impression que tout est agencé avec une rigueur mathématique. Mais complexité ne se conjugue pas nécessairement avec ennui : ici, on reste subjugué devant tant de brillance, de subtilité et d'intelligence musicale sans parler des qualités techniques des musiciens eux-mêmes. Contrairement au grand Alexandre, Malone défait son nœud gordien fil après fil avec beaucoup d'ingéniosité et de délicatesse au lieu de le trancher d'un coup d'épée rageur.


7. King Crimson : Discipline (EG Records), UK/USA 1981


Début 1981, le Royaume Cramoisi a largué son mellotron au profit des guitares-synthés. La nouvelle formation s'ouvre sur l'extérieur et se révèle désormais américaine à 50% et la musique, qui n'a plus rien de symphonique, surfe sur la New Wave inspirée un peu par Peter Gabriel et beaucoup par Talking Heads. Normal puisque c'est Adrian Belew, ancien invité de Talking Heads sur Remain in Light (1980), qui chante et joue l'autre guitare tandis que Tony Levin, incroyable musicien de session qui participa aux projets en solo de Gabriel (PG1-Car, 1977 ; PG2-Scratch, 1978 et PG3-Melt, 1980) est crédité à la basse et sur cet instrument révolutionnaire nommé Chapman stick. A l'instar des arabesques de la pochette, la musique se replie et se déplie à l'infini, créant des motifs complexes enchevêtrés dans les poly-rythmes hypnotiques de Bill Bruford. Suivez Tony Levin et accordez-moi un dernier effort, il reste un pont à franchir.


8. Tony Levin : Pieces Of The Sun (Narada), 2002


Le dernier opus du bassiste virtuose et maître du Chapman Stick Tony Levin est avant tout éclectique, ce qui ne veut pas dire que l'on y trouve n'importe quoi. C'est que, pour avoir joué avec des maîtres comme Peter Gabriel ou Laurie Anderson en passant par King Crimson, Levin a une vision de la musique qui ratisse large. Et si le standard Tequila, malgré une reconstruction radicale, a toujours une couleur jazz-rock, les onze autres titres constituent une collection excitante et variée où l'on savoure tout le sel de ce qui peut rendre le rock progressif si attrayant : compositions dynamiques aux climats variés avec l'apport acoustique du California Guitar Trio (Apollo) ; funk à la King Crimson période Discipline (Geronimo) ; mélodies harmonieuses et subtiles (Aquafin) ; ambiances sci-fi planantes (Pieces of The Sun) ; climats atmosphériques (Silhouette) et même une reprise d'un titre inédit de Peter Gabriel (Dog One) pour rappeler que Tony Levin, Larry Fast et Jerry Marotta bâtirent 25 ans auparavant le noyau musical sur lequel l'ancien chanteur de Genesis construisit sa carrière solo.


C’est ici que notre randonnée s’arrête. Ceux qui ne s’intègrent pas peuvent remonter en vitesse au premier et fantastique album de cette série. Les autres souhaiteront probablement continuer l’aventure un peu plus loin et découvrir de nouveaux sons, d’autres groupes. Il est maintenant temps pour eux de se téléporter ici :

Prog Rock Story

1
Miles Davis : Nefertiti

2
Miles Davis : In A Silent Way

3
Tony Williams Lifetime : The Collection

4
Bill Bruford : One Of A Kind

5
Allan Holdsworth : Sand

6
Gordian Knot : Emergent

7
King Crimson : Discipline

8
Tony Levin : Pieces Of The Sun

Prog Rock Story



Jazz Electrique / Jazz Rock / Fusion

Miles Davis Quintet 1965 - 1968

Initiation au jazz en douceur

British Blues




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