Blues 6 : Autres Suggestions


Il y a, d'abord, les champs de coton, les moustiques,
la canicule, les chemins de poussière,
les bayous de Louisiane, la boue du Mississippi.
Il y a les cabanes du Delta qui tanguent,
hurlent et gémissent le samedi soir.
Il y a la route, la route, les rails à n'en plus finir...
Le blues parle en images
à ceux qui n'en comprennent pas les paroles.

Alain Gerber in Ballades en Jazz
Ed. Gallimard (Folio) 2007

Taj Mahal (CBS), USA 1968 - Edition CD remastérisée (Columbia), 2000

Avant d’explorer ses racines africaines à travers une multitude de folklores, Taj Mahal, né Henry St. Clair Fredericks en 1942, eut le temps d’enregistrer pour Columbia trois albums de Blues intense qui ont forgé sa réputation : Taj Mahal, The Natch’l Blues et Giant Steps, tout trois sortis dans la foulée en 1968. Le premier de ces trois disques, qui fut enregistré en août 1967, est une vraie bombe et ses deux premiers titres - des reprises aphrodisiaques de Leaving Truck de Sleepy John Estes et du fameux Statesboro Blues de Blind Willie McTell - des bâtons de dynamite. Sans renier ses sources qui plongent au cœur du Mississippi Delta Blues des années 30 et 40, Mahal a eu l’intelligence de les revitaliser et s’est donné les moyens de le faire. D’abord en s’entourant de musiciens extraordinaires en la personne de Ry Cooder (guitare rythmique, mandoline et slide plaintive) et surtout de Jesse Ed Davis, également guitariste d’exception, qui se charge des solos et de quelques parties enflammées de slide. Pur Indien d’origine Kiowa et Cherokee, Davis joue ici avec tant de passion qu’il faut lui attribuer au moins la moitié du mérite de cet album. C’est d’ailleurs l’une des prestations les plus remarquables de la part d’un homme qui prêtera par la suite son talent à des artistes aussi divers que Gene Clarck, John Lennon, Eric Clapton ou Jackson Browne, avant d’être tenaillé par le démon de l’alcool et de disparaître dans l’oubli. En plus, la production est superbe avec des guitares cinglantes, une rythmique de fer et une séparation stéréo à faire pâlir de jalousie les artistes les plus actuels. Mais ce qui fait l'intérêt de cette musique et sa durabilité à travers les âges, c’est son authenticité : Mahal joue de l’harmonica et de la guitare acoustique avec un mélange de force et de bonhomie qui évoque les légendes du Delta (écoutez sa superbe version de Walkin' Blues) et surtout, il chante d’une voix puissante et rapeuse dont on jurerait que le grain a poussé au milieu des champs de coton. Taj Mahal est l’auteur d’un nombre incroyable d’albums souvent fort réussis (confer sa discographie) dans des styles divers (avec une prédominance pour le Country Blues acoustique moderne qui fera d’ailleurs école chez de jeunes revivalistes comme Keb’ Mo’ ou Eric Bibb) mais, par sa pêche, sa fraîcheur et le groove qu’il dégage, ce premier essai reste un cas à part et l’une de ses productions les plus indispensables.

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Harmonica Blues : Great Harmonica Performances Of The 1920s And '30s (Yazoo / Shanachie), USA - compilation : Edition CD 1991

Le chaland qui s’arrête aux noms affichés sur la pochette de cette compilation risque d’être plutôt déçu. A part Jazz Gillum (et encore !), il ne trouvera ici que des inconnus enregistrés dans les années 20 et 30. Le disque commence comme il se doit par Railroad Blues, une imitation de train enregistrée par Freeman Stowers en 1929 : le genre de morceau qu’on n’écoute pas si souvent mais qui en met plein l’oreille. Combinant sa voix aux effets sonores tirés de son instrument, Stowers ouvrait la voie à ces innombrables harmonicistes (Sonny Terry par exemple avec le beaucoup plus célèbre Train Whistle Blues) qui viendront plus tard reproduire cette idée saugrenue : simuler le rythme et les sifflets des monstrueuses locomotives à vapeur à l’aide d’un objet qui tient dans le creux d’une main. A l’autre bout du compact, le répertoire se termine avec Davidson County Blues interprété par DeFord Bailey, qui malgré le racisme ambiant et un handicap physique dû à une paralysie infantile, devint une véritable légende du Grand Ole Opry de Nashville avant de se retrouver cireur de chaussures et de finir complètement oublié. Son style très original à l’époque aura des répercussions bien au-delà du blues, dans la musique folk et surtout le country & western dont on peut écrire qu’il fut le premier grand interprète de couleur et pour lequel il a carrément contribué à définir le rôle de l’harmonica. Entre ces deux titres mémorables, défilent douze autres pièces témoignant de l’importance de l’harmonica dans la musique folklorique américaine d’avant guerre. Tous ne relèvent pas strictement du blues : on y trouve aussi du country-folk (Wang Wang Harmonica Blues des Carver Boys ou encore Bay Rum Blues d’Ashley & Foster qui ressemble davantage à du Bob Dylan), voire un instrumental inspiré par le ragtime (Harmonica Rag de Chuck Darling) ou une chanson un peu jazzy (I Want You by My Side de Jazz Gillum). A noter également le beaucoup plus classique Man Trouble Blues, un des rares enregistrements (il en existe 15 en tout) de l’un des tout premiers harmonicistes de country-blues : Jaybird Coleman, originaire d’Alabama, qui joua un temps avec Big Joe Williams au sein du légendaire Birmingham Jug Band. Grâce à un travail de nettoyage impeccable de la part des ingénieurs de Yahoo, sans parler de la pochette agréable dessinée par Robert Crumb et du livret instructif, cette compilation soignée est une objet recommandé à tout amateur d’enregistrements historiques et bien sûr d’harmonica, particulièrement à ceux qui ne jurent que par Sonny Boy Williamson II, Little Walter, Billy Boy Arnold ou Junior Wells et qui ne connaissent que ça !

[ Harmonica Blues ]

Blind Lemon Jefferson : The Best Of - Classic Recordings Of The 1920's (Yazoo), USA 1984 - Réédition CD (Shanachie), 2000

Clarence « Blind Lemon » Jefferson a vu le jour dans une ferme au Nord Est du Texas (à Coutchman près de la ville de Wortham où il est enterré) et c’est là qu’il apprend à jouer de la guitare au contact d'artistes occasionnels, locaux et mexicains, qui travaillent dans les champs de coton. Sa réputation allant en s’accroissant dans la région, il se produit de plus en plus loin et finit par atteindre Dallas vers 1915 où il joue avec Leadbelly qui lui dédiera plus tard son fameux Blind Lemon's Blues. C’est en 1925 qu’il est « découvert » par un amateur local qui envoie une démo à Jay Mayo « Ink » Williams, célèbre producteur afro-américain chargé à l’époque de la gestion des « Race Records » pour le label Paramount. Jefferson est alors rapidement convoqué dans la Cité des Vents où il enregistre sa première session – la dernière aura lieu en septembre 1929, soit trois mois avant sa mort accidentelle. Bien que considéré par beaucoup comme un des pionniers du Texas Blues, Blind Lemon Jefferson s’était forgé un style de guitare et de chant tellement personnel qu’il est bien difficile de l’apparenter à une catégorie quelconque. Si la filiation avec d’autres Texans notoires comme Lightnin’ Hopkins ou T-Bone Walker est incontestable, son influence sur les nouvelles générations de bluesmen qui viendront après lui n’est pas avérée (Bien qu’en ce qui le concerne, B.B. King ait toujours prétendu le contraire). Quoiqu’il en soit, les chansons composées et interprétées par Jefferson connaîtront rapidement un succès public appréciable et certaines seront réenregistrées à plusieurs reprises notamment pour pallier les faiblesses techniques des premières sessions. C’est d’autant plus surprenant qu’avec sa voix aiguë et tranchante, ses textes sombres à portée sociale (One Dime Blues, 'Lectric Chair Blues, Dry Southern Blues, Prison Cell Blues…) et un jeu de guitare étonnamment complexe pour l’époque, Blind Lemon Jefferson jouait une musique inimitable et fort différente de celle plus syncopée des autres chanteurs guitaristes de Country Blues. Des compositions comme Matchbox Blues, Graveyard Blues, See That My Grave Is Kept Clean et Black Snake Moan sont pourtant aujourd’hui des classiques absolus qui ont été repris par de nombreux artistes dont Leadbelly, John Lee Hooker, Stevie Ray Vaughan, Albert King , Carl Perkins, Doc Watson, John Hammond, Bob Dylan et même par les Beatles. Par rapport aux quatre compacts édités par Document qui offrent l’intégrale de ses enregistrements recopiés à partir de 78 tours ou d’acétates originaux (les masters n’existent pas), cette compilation, éditée par Shanachie (propriétaire du catalogue Yazoo depuis 1989) en remplacement de King Of The Country Blues, est une alternative bien plus intéressante. D’abord, les 23 titres repris ici constituent sans doute ce qu’il a fait de meilleur mais l’ordre choisi par Yazoo est aussi plus accrocheur qu’un simple relevé chronologique : placer Matchbox Blues en tête de répertoire apparaît par exemple un choix évident. Ensuite, le transfert à partir de supports parfois abîmés par le temps et l’usage mais aussi de qualité technique déjà mauvaise au départ, a été fait méticuleusement et la remastérisation est largement perceptible : les enregistrements ont plus de présence et une partie des éraflures de surface a été gommée, ce qui les rend plus audibles. Certes, on est encore très loin des standards modernes de production mais le travail de nettoyage effectué par les ingénieurs de Yazoo est à la fois consistant et respectueux de l’œuvre originale. Dès lors, cet album est bien celui qu’il faut recommander à tout ceux qui souhaitent redécouvrir cet artiste aussi singulier qu’essentiel dans l’histoire de la musique afro-américaine.

--- Blind Lemon Jefferson : Bed Springs Blues - 1929

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Charles Brown : One More for the Road (Blue Side / Alligator), USA 1986

Né à Texas-City en 1922, Charles Brown se destinait à une profession académique quand, après avoir émigré à Los Angeles à l’âge de 21 ans, il décida qu’il gagnerait mieux sa vie comme musicien. La chance lui donna raison puisque, juste après avoir intégré le trio « Johnny Moore’s Three Blazers » en compagnie du bassiste Eddie Williams et du guitariste Johnny Moore (le frère d’Oscar Moore, lui-même guitariste qui joue aussi sur quelque titres des Blazers), une de leurs compositions intitulée Drifting Blues devint un des grands succès populaires de l’année 1945. Avec Charles Brown qui chante et joue du piano, les Blazers rappellent parfois le Nat King Cole Trio bien que leur musique penche davantage vers un blues West Coast aux influences jazzy comme on pourra s’en apercevoir à l’écoute de l’excellent album de la série Classics : The Chronological Charles Brown 1944 – 1945. Après avoir quitté les Blazers en 1948 et signé un contrat avec le label Aladdin, Charles Brown continua à hanter les charts de R&B jusqu’au milieu des années 50 avec des compositions de qualité comme Trouble Blues, Black Night et Hard Times. Mais accroché à son style laid back, il rata le train du Rock’n’Roll qui déboulait à toute vitesse : les années 60 et 70 seront pour lui comme la traversée d’un long tunnel dont il finira par ressortir en 1986 avec la parution de ce disque édité initialement sur Blue Side (et, vu son succès, réédité ensuite par le label Alligator). Sans aucun compromis, Charles Brown reprend les choses là où il les avait laissées dans les 50’s et les onze titres de One More for the Road ont une pêche énorme. Accompagné par une rythmique guitare – basse – batterie plus le saxophone de Harold Ousley, Brown joue toujours sur son piano ce même blues chaloupé et tranquille qu’il chante d’une voix suave et enfumée toute empreinte de soul. On n’a aucune peine à imaginer d’où Ray Charles a tiré son inspiration tant des compositions comme I Cried Last Night, I Stepped in Quicksand ou Travelin’ Blues rappellent les débuts du génie aveugle. L’enregistrement privilégie la proximité et restitue une chaleur qui évoque l’ambiance des clubs « after hours » où règne une atmosphère feutrée. On ne trouvera ici pratiquement que des ballades au tempo lent ou moyen et même le fameux Get Your Kicks on Route 66 (qui n’a rien à voir avec la version des Rolling Stones) est traité avec retenue. Si vous aimez le Blues-Soul jazzy de Amos Milburn ou de Ray Charles à ses débuts (genre The Midnight Hour, I Wonder Who ou Hard Times), vous allez adorer cet album.

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Muddy Waters : At Newport 1960 (Chess), USA 1960 - Edition CD remasterisée (MCA/Chess), 2001

A côté des disques en studio, il y a ce concert enregistré le 3 juillet 1960 au Newport Jazz Festival. Accompagné par une formation tranchante comme un rasoir, Muddy Waters y donne le meilleur de lui-même devant une foule bigarrée. Beaucoup de personnes venues ce jour-là écouter du jazz l’entendent pour la première fois et reçoivent son Delta Blues électrifié comme une parole de l’évangile. Cette reconnaissance de la part d’un public blanc surprendra toujours McKinley Morganfield, conscient que sa musique née dans les champs de coton n’intéresse plus les jeunes noirs qui lui préfèrent désormais le Funk et la Soul des villes. Le répertoire est des plus classiques et l’on retrouvera ici quelques uns des incontournables de Muddy, composés par lui-même ou par le bassiste Willie Dixon, comme Hoochie Coochie Man, I Got My Brand on You, Tiger in Your Tank ou Baby, Please Don't Go. Le reste comprend I Feel So Good de Big Bill Broonzy, Soon Forgotten de James Oden et une reprise en deux parties du I've Got My Mojo Working de Preston Foster dans une version définitive propulsée par le piano d’Otis Spann et rehaussée d’un solo d’harmonica époustouflant de James Cotton. Le concert se termine sur un Goodbye Newport Blues générique manifestement écrit pour l’occasion juste avant d’entrer en scène. Le son de la nouvelle édition MCA/Chess a été grandement amélioré avec une remastérisation des bandes originales qui met beaucoup mieux en valeur la voix du chanteur et rend justice aux différents instruments. En plus, comme le LP initial ne faisait que 33 minutes, on a ajouté sur le CD quatre titres enregistrés en mono à Chicago un mois auparavant. Trois d’entre eux (I Got My Brand on You, Soon Forgotten et Tiger in Your Tank) sont des versions studio des titres du concert et on peut ainsi juger combien leur interprétation sur scène devant un public acquis leur confère une énergie et une magie supplémentaires. Ce premier album live de Muddy Waters reste le meilleur de toute sa discographie. Il a été classé parmi les 100 disques essentiels de « The Rough Guide to Blues » et figure dans la liste des 500 disques essentiels publiée par le magazine Rolling Stone - à la 348ème place quelque part entre The Piper at the Gates of Dawn du Pink Floyd et le Brothers in Arms de Dire Straits (*). Ecoutez-le une seule fois et vous comprendrez vite pourquoi.

(*) à noter que cette liste de 500 disques ne comprend en fait que 19 albums apparentés au blues dont 11 sont des disques de blues afro-américain. Parmi ces derniers figurent deux albums de Robert Johnson (King Of The Blues Guitar Vol. 1 et 2 respectivement N° 27 et 424), trois de Muddy Waters (The Anthology 1947 – 1972, Folk Singer et At Newport 1960, N° 38, 280 et 348), deux de Howlin’ Wolf (Moanin' in the Moonlight et Howlin’ Wolf, N° 153 et 223), un de Etta James (At Last!, N°116), un de Professor Longhair (New Orleans Piano, N°220), un « Best of » de Little Walter (N°198) et, in extremis, Born Under a Bad Sign d’Albert King (499).

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John Lee Hooker / Canned Heat : Hooker 'n' Heat (Liberty / EMI), USA 1971

Inutile d’acheter une de ces innombrables compilations du groupe Canned Heat rendu célèbre dans les 60’s et 70’s par le festival de Woodstock et quelques hits interplanétaires comme On The Road Again, Going Up The Country et autres Let's Work Together. L’essentiel de l’art de ces revivalistes californiens vit dans cet album double enregistré avec le bluesman de Detroit, John Lee Hooker, inventeur légendaire d’une forme de boogie interminable et hypnotique. Hooker avait l’habitude de se produire seul pour une raison particulière : il se moquait des conventions et comptait bien davantage sur le feeling et la réponse du public à ses litanies pour décider d’un changement d’accord (pour autant qu’il y en avait un) que sur le respect des douze mesures. Du coup, faire de Canned Heat, un groupe musicalement carré et soudé, son backup band aurait pu se révéler une idée foireuse. Elle ne le fut pas et ce disque, édité en 1971 par Liberty Records, reste aujourd’hui une réalisation exceptionnelle, que l’on se place du point de vue de John Lee Hooker ou de celui du Canned Heat. L’idée géniale fut de commencer les sessions avec neuf chansons interprétées par John Lee en solo, de lui adjoindre ensuite Alan « Blind Owl » Wilson fort impressionnant à l’harmonica amplifié sur deux titres et enfin d’intégrer le groupe entier sur les six derniers morceaux qui confirment la réussite de cette fusion avec comme point culminant le glorieux Boogie Chillen No. 2 qui porte l'excitation à son paroxysme pendant près de 12 minutes. On a ainsi l’impression que les membres du Canned Heat font progressivement l’apprentissage du jeu du bluesman solitaire et s’adaptent à sa sensibilité avant de déchaîner leur propre vision du boogie. Si Bob Hite n’intervient jamais sur cet album et se contente d’apporter son support depuis la salle de contrôle, Henry Vestine, revenu au bercail après le départ de Harvey Mandel chez John Mayall, délivre quelques solos de guitare fiévreux, se libérant enfin de cette passion qu’il porte depuis toujours à la musique de John Lee. Malgré l'absence du bassiste virtuose Larry « The Mole » Taylor (parti lui aussi chez Mayall), la rythmique composée d'Antonio de la Barreda et d’Adolfo « Fito » de la Parra est également remarquable, faisant souffler sur ces boogies du Nord un vent de tonnerre brûlant levé dans le désert mexicain. A part peut-être l’association entre Johnny Winter et Muddy Waters en 1977 (Hard Again), rarement groupe de Rock blanc et bluesman noir ne se seront mieux compris que Canned Heat et Hooker. Cet album exemplaire est le témoignage rare d’une véritable collaboration basée sur le respect qui va bien au-delà des modes et des rencontres arrangées par le business et le marketing.

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Skip James : Hard Time Killin' Floor (Yazoo), USA 1931 - édition CD (Shanachie), 2005

Né en 1902, dans une plantation près de Bentonia, Mississippi, Nehemiah "Skip" James se mit très vite à la guitare et, pour faire bonne mesure, apprit aussi le piano à l’école. Après avoir travaillé dans la construction de routes tout en tournant dans des bars et réceptions comme la plupart des bluesmen, il est repéré par un disquaire lors d’un concours et se retrouve en 1931 dans les studios Paramount à Grafton, Wisconsin. Entre-temps, James a peaufiné une technique de guitare efficace qui consiste à en jouer en picking avec trois doigts sur son instrument accordé en ré. Les sessions Paramount font aujourd’hui partie de la légende du Blues. Selon l’intéressé lui-même, il aurait enregistré à cette occasion 26 morceaux mais on n’en a à ce jour retrouvé que 18. Ce sont eux qui sont reproduits sur de multiples compilations qui n’ont de différents que l’ordre des titres et la technique de transfert des 78 tours originaux. Ces derniers sont pour la plupart en mauvais état et certains n’existent plus qu’en un exemplaire unique : c’est dire que la qualité des enregistrements varie fortement, du mauvais au médiocre. Par contre, la musique envoûte tant la voix falsetto de Skip James accompagnée à la guitare, ou au piano sur cinq des 18 chansons, est nonchalante et porteuse d’une étrange morosité. On retrouvera ici pas mal d’éléments qui font penser à Robert Johnson (écoutez entre autres Devil Got My Woman et 22-20 Blues et tout de suite après Hellhound On My Trail et 32-20 Blues de Johnson) tandis que I’am So Glad évoquera un titre célèbre d’Eric Clapton avec Cream. Des compacts proposés sur le marché, autant jeter son dévolu sur Hard Time Killin' Floor du label Yazoo. Cette fois encore, les ingénieurs ont fait leur possible pour nettoyer les bruits de surface et opérer un transfert correct des anciens 78 tours à leur disposition. Le résultat est variable en fonction de la qualité des supports mais, sur pas mal de titres, la musique est redevenue audible. Yazoo a opté pour un répertoire différent de l’ordre chronologique, ce qui fait que les chansons accompagnées au piano, qui auraient dû être placées à la fin, sont entrelacées à celles avec guitare : ce choix rend l’écoute du disque moins monotone. Enfin, le label a ajouté en bonus quatre enregistrements de Son House après les 18 Morceaux de Skip James : une raison de plus pour préférer cette édition à d’autres. A l’époque, à cause de la Grande Dépression, les ventes furent négligeables et Skip James abandonna le Blues pour se tourner vers la religion…. Il fut redécouvert une seconde fois en 1964 par John Fahey et Henry Vestine (Canned Heat) et en juillet de la même année, il triomphera au Newport Folk Festival en reprenant son fameux Devil Got My Woman devant un public conquis. Malheureusement, il n’aura guère le temps de profiter de sa reconnaissance tardive puisque, après avoir lutté longuement contre la maladie, il décédera d’un cancer en octobre 1969.

Ceux qui ne supportent pas les craquements des enregistrements historiques peuvent se rabattre sur l’excellent album « Today ! » enregistré pour Vanguard en 1964. Skip James y reprend les choses là où il les avaient laissées 33 ans auparavant : avec la même voix hantée, toujours aussi aiguë et traînante, il fait revivre à coté de quelques rares nouvelles compositions, d’anciennes chansons légendaires comme Cypress Grove Blues, Cherry Ball Blues, I’m So Glad, Special Rider Blues, Hard Time Killin' Floor ou Drunken Spree en s’accompagnant comme jadis à la guitare ou au piano. Et la technique étant cette fois au rendez-vous, la présence extraordinaire du vieux bluesman s’impose avec plus de force que jamais.

--- Skip James : Devil Got My Woman (extrait) - 1931

[ Ecouter / Commander : Hard Time Killin' Floor - Today! ]

Jimmy Burns : Back To The Delta (Delmark), USA 2003

Le Blues de Jimmy Burns ressemble à celui de Muddy Waters, de Willie Dixon ou d’Elmore James. Il a ce balancement typique du Blues de Chicago où le chanteur et guitariste a grandi même s’il a été confronté, depuis son arrivée dans la Cité des Vents en 1955, à de nouvelles formes musicales comme le R&B, la Soul ou le Doo-Wop. C’est que le Blues, il le porte en lui depuis sa naissance en 1943 dans une plantation près de Dublin dans le Mississippi, à quelques lieues à peine de la gare de Tutwiler où, dit-on, le blues est né au début du dix-neuvième siècle. Ce troisième album qu’il a enregistré pour le label Delmark, il a voulu le consacrer à son enfance, à ses racines. Alors, Jimmy a pris sa guitare et il est retourné là-bas, dans le Delta. Même si la petite gare a depuis longtemps disparu et si Tutwiler accueille désormais davantage de touristes que de commerçants, les souvenirs ont afflués et les histoires anciennes aussi, pas toutes autobiographiques (Jimmy n’est jamais allé en prison à Clarksdale comme il le chante dans Stranded in Clarksdale) mais inspirées par cette époque pas si lointaine où Burns commandait un repas à la porte d’un restaurant sans pouvoir y entrer. Du coup, les morceaux s’intilutent Back To The Delta, I Feel Like Going Home, Country Boy In The City et autres Stop The Train tandis que Jimmy en bleu de travail pose fièrement, avec sa Gibson dans le dos, sur une route poussiéreuse entre deux champs de coton. Accompagné par un groupe efficace comprenant une section rythmique, un piano et une seconde guitare, Jimmy Burns joue et chante son Blues sans virtuosité inutile mais avec émotion, plus intéressé à perpétuer la tradition qu’à la renouveler. Il est probable que Jimmy ne jouira jamais de la réputation de son frère Eddie Burns qui s’est fait un nom à Detroit à côté de celui de John Lee Hooker, mais il n’empêche que sa musique suinte l’authenticité et parvient à faire revivre les fantômes du passé. Ce n’est déjà pas si mal.

--- Jimmy Burns : Groovin' With Jimmy (extrait) - 2003

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Jimi Hendrix : blues (Polydor), USA 1994 - Réédition (MCA), 1998 - 2002

Mis à part les disques officiels, les innombrables compilations dédiées à Jimi Hendrix - y compris les productions controversées d’Alan Douglas dans les années 70 et 80 (Crash Landing, Midnight Lightning, Kiss The Sky …) - ont pour la plupart été réalisées en dépit du bon sens. Ce n’est heureusement pas le cas de celle-ci. Sorti à l’origine en 1994, « :blues » comprend 11 titres – dont six inédits – enregistrés avec divers line-up entre 1966 et 1970, intelligemment réunis sous la bannière unificatrice du Blues. Pour la plupart, il s’agit de « jam sessions » enregistrées en studio sans but précis et laissées ensuite pour compte dans les vastes archives de MCA. Mais le producteur Alan Douglas, aidé par Bruce Gary, a cette fois profité des progrès accomplis en matière de mixage pour recomposer des morceaux dignes de ce nom à partir de l’édition de prises différentes souvent incomplètes ou présentant des défauts. C’est le cas par exemple de Voodoo Chile dont trois prises ont été enregistrées au début de mai 1968 aux Record Plant Studios avec Steve Winwood (orgue), Jack Casady (basse) et Mitch Mitchell (drums). La troisième prise de 15 minutes fut celle retenue pour l’album Electric Ladyland. La seconde prise, également excellente, fut abandonnée à cause d’une interruption due à une corde cassée tandis que la première présentait quelques faiblesses. La version offerte sur cet album, rebaptisée Voodoo Chile Blues, est une combinaison astucieuse des prises alternatives 1 et 2. Le procédé a été abondamment critiqué mais Alan Douglas n’a pourtant rien fait d’autre que ce qu’avait osé avant lui Teo Macero pour le Bitches Brew de Miles Davis. La seule différence (de taille évidemment) est que Douglas l’a fait sans la bénédiction de l’artiste mais cela n’empêche que sa version est parfaite alors qu'il n’a utilisé que les bandes originales sans apport externe. Tout y est donc du Jimi Hendrix pur et le montage, courant sur la plupart des disques de Rock actuels, n’enlève rien à la performance : au contraire, il la met en valeur. Red House apparaît sur ce compact en deux versions : la plage 3, enregistrée en décembre 1966, est une variante de celle qui figurait sur l’édition anglaise du premier album d’Hendrix, Are You Experienced. La plage 10, intitulée Electric Church Red House, a été enregistrée plus tard, en octobre 1968, avec Stevie Winwood à l’orgue et inclut une introduction parlée d’Hendrix. L’album comprend également deux interprétations très différentes de Hear My Train A Comin' : celle qui clôture l’album est le fantastique enregistrement live capté le 30 mai 1970 au Community Theater de Berkeley par le trio Hendrix/Cox/Mitchell mais la plus surprenante est la version acoustique en ouverture qui date de décembre 1967 : elle est interprétée par Hendrix en solo sur une guitare douze cordes. Alan Douglas est également à l’origine de ce fabuleux Mannish Boy, une reprise du célèbre morceau de Muddy Waters avec Billy Cox (b) et Buddy Miles (dr), recomposé à partir de différentes versions datant d’avril 1969. Le reste du répertoire comprend :

Born Under A Bad Sign, une improvisation inspirée par le fameux riff d’Albert King, enregistrée le 15 décembre 1969 par le Band of Gypsies.
Catfish Blues, une autre reprise de Muddy Waters enregistrée le 10 novembre 1967 avec Redding et Mitchell et qui devait à l’origine être incluse sur Are You Experienced.
Once I Had A Woman est une édition trafiquée de l’enregistrement réalisé le 23 janvier 1970 par le Band Of Gypsies. Douglas y a intelligemment raccourci le solo superflu de l’harmoniciste non crédité.
Bleeding Heart : une reprise d'Elmore James enregistrée le 21 mai 1969 aux Record Plant studios avec Billy Cox et Buddy Miles.
Jelly 292 est une autre jam session enregistrée au Record Plant le 14 mai 1969 avec Billy Cox, Mitch Mitchell et Sharon Layne au piano.

Peut-être que Jimi Hendrix n’aurait jamais eu l’idée d’enregistrer un disque complet de Blues et peut-être aussi que ses managers ne l’y auraient pas encouragé (Red House fut retiré de l’édition américaine du premier LP de Hendrix parce que MCA jugeait que le Blues n’intéressait pas le jeune public américain). C’est pourquoi cette compilation posthume d’Alan Douglas, qui nous ramène aux racines du légendaire guitariste, est particulièrement intéressante. D’ailleurs, lorsque la sœur de Jimi reprit les rênes du catalogue en 1997, « :blues » fut le seul album de Douglas a être réédité et il le fut tel quel, sans aucune modification ni ajout, la seule différence consistant en un nouveau livret avec davantage de photos. Et on pourra aussi s’amuser, tout en écoutant la musique, à identifier les portraits des célèbres bluesmen reproduits sur la pochette. Franchement, comment résister à cette réédition offrant 72 minutes de Blues intense par l’un des maîtres de la guitare Rock et qui, en plus, est maintenant cédée à prix économique.

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Willie Nelson / Wynton Marsalis : Two Men With The Blues (Blue Note), USA 2008

A priori, l’idée est saugrenue quoique fort sympathique. Associer un guitariste-chanteur de country & western (et de blues à l’occasion) avec une icône du jazz moderne pouvait conduire à n’importe quoi. Mais à une époque où les solistes du jazz ont bien du mal à trouver quelque chose de neuf qui peut encore surprendre les mélomanes, la solution réside parfois dans la combinaison inattendue de sons ou de styles fort différents. Et il faut dire que la rencontre opérée les 12 et 13 janvier 2007 au Jazz Lincoln Center de New-York est une belle réussite. Maintenant, est-ce un disque de jazz, de blues ou de country ? Rien de tout ça. L’autre jour, j’entendais sur le pont Charles de Prague un orchestre d’amateurs interpréter avec une joie communicative et toute personnelle My Bucket's Got A Hole In It. Impossible de ne pas s’arrêter et d’applaudir la performance de ces vétérans sur leurs antiques instruments. C’est un peu la même impression d’allégresse que l’on ressent à l’écoute de ce titre et des autres standards inusables exhumés pour l’occasion : Bright Lights Big City, Basin Street Blues, Caldonia, Stardust, Georgia On My Mind et autres Ain't Nobody's Business sont des aires de jeu fertiles pour les deux artistes : d’un côté le chanteur texan et son attitude laid-back de vieux cow-boy buriné à la voix de baryton et de l’autre, le trompettiste louisianais super doué, héritier et conservateur du jazz depuis son invention au début du siècle, qui poursuit l’exploration des innombrables racines de la musique populaire américaine. Ca balance naturellement et sans prétention : on est là pour le fun et le terrain d’entente est bien balisé. Accompagnés par le saxophoniste Walter Blanding, le pianiste Dan Nimmer, le bassiste Carlos Henriquez, Ali Jackson à la batterie (en fait les membres du quintet de Marsalis) et Mickey Raphael à l’harmonica (compagnon de Nelson), les deux compères délivrent une prestation joviale qui met de bonne humeur. On pense à Louis Armstrong (qui entre parenthèses enregistra en 1930 avec le père de la country, Jimmy Rodgers), au Preservation Hall Jazz Band, à René Netto et aux orchestres de jazz-blues traditionnels de la Nouvelle Orléans. Si l’on en croit le Net, Two Men With The Blues est d’ores et déjà un grand succès populaire et, ma foi, c’est bien mérité.

[ Ecouter / Commander : Two Men With The Blues - En DVD : Live From New York City ]





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