L'Interview de Jean Calembert
Pierre: Bonjour Jean. Ce roman qui parle d'amour et d'amitié raconte des tranches de vie sur le temps d'une vie mais possède-t-il des éléments biographiques ou pas ?
Jean: Oui, il y a des éléments biographiques. En fait, j'ai construit le récit à partir de deux axes. 1 - L'axe Jean: séjour à Omaha en 1960 puis parcours de vie jusqu'à 2020 avec des séjours de plus en plus long dans la vallée du Céans en Drôme Provençale. 2 - L 'axe Joe, Marcus et Marlene, les autres les principaux personnages de leur vie à Omaha, Los Angeles ou Pine Creek jusqu'à leur arrivée dans la vallée du Céans en 2020.
L'axe 1 est largement autobiographique ... mais pas que !
L'axe 2, sauf les événements de 1960-1961, est une construction romanesque où j'ai parfois, mais pas toujours, intégré et revisité certains épisodes que moi ou mes proches avions vécus en Belgique, à Porto Ercole, en Casamance, en Guadeloupe ou au Costa-Rica.
Les interactions entre les personnages de l'axe 1 et ceux de l'axe 2 sont pour la plupart basés sur la fiction. Les tranches de vie sont les mêmes pour les deux axes et définies par les moments magiques de mes deux parcours, familial (mariage, naissances) et professionnel (faillites, hauts et bas.)
Pierre: Le racisme commun aux Etats-Unis joue un rôle important dans cette histoire en forme de voyage initiatique mais quel(s) message(s) révèle(nt) ce livre en filigrane ?
Jean: C'est un sujet très complexe, surtout pour un Blanc, qui a vécu la plupart de sa vie en Europe. Au début, j'avais la conviction que ma connaissance assez bonne de l'histoire des USA, mon microcosme familial et mes sympathies pour Mendès-France, Mitterand, Che Guevara ou Bernie Sanders me légitimaient pour parler du racisme et de la place des Afro-américains dans la société contemporaine. Et pendant la rédaction du roman, je me suis posé beaucoup de questions sur le mal qui gangrène la société américaine depuis des siècles. J'ai essayé de mieux appréhender le problème grâce à des lectures intensives de W.E.B. Du Bois et de Richard Wright, Ralph Ellison, James Baldwin ou Ta-Nehisi Coates. Plus j'avançais dans cette exploration et plus le problème m'apparaissait complexe et multidimensionnel. Je me rends compte aujourd'hui que j'ai abordé l'horreur du racisme et d'une société fondée sur l'argent très superficiellement. Dans ce roman, je veux seulement essayer de pousser mes lecteurs à ouvrir les yeux, à se poser les bonnes questions, à se remettre en question et à essayer de démonter les ressorts des Âmes du Peuple Noir, d'Une Colère Noire, du Grand Combat ou de La Prochaine Fois, Le Feu et d'intégrer leur formidable message d'espoir. Ni plus, ni moins. Comme j'ai essayé de le faire !
Pierre: Le roman est rythmé par des musiques de jazz mais pas seulement. Est-ce parce que ces musiques correspondent à une époque particulière ou à un style de roman (comme ceux de la Beat génération) ou sont-ils plutôt le reflet de tes goûts personnels ?
Jean: C'est le reflet de mes goûts personnels et, depuis mon mariage, de ceux de ma femme qui m'a beaucoup influencé. Stéphanie, ma fille, m'a aussi fait découvrir de nouveaux horizons comme des collègues et amis qui m'ont amené à apprécier les musiques religieuses et les baroques anglais, le pop (Pink Floyd, Emerson, Lake & Palmer, Yes, Deep Purple, Dire Straits, Soft Machine ou Roxy Music), Carl Orff ou Arvo Pärt, Eric Satie et les Chansons des Mers Froides (Hector Zazou) ou Switched on Bach (Walter Carlos). En variétés françaises, je suis très sélectif et me recentre toujours sur Charles Trenet, Georges Brassens, Léo Ferré (mon idole), Claude Nougaro et Serge Reggiani.
Je passe allégrement de l'un à l'autre, selon la compagnie, l'humeur, la couleur du ciel ou la météo. Mais dès que j'ai un coup dur, un coup de mou, un coup de fatigue ou un événement à fêter, je passe au jazz, souvent à celui des années '60 : Miles Davis, John Coltrane ou Sonny Rollins, Lee Morgan ou Donald Byrd, Bill Evans ou Wynton Kelly, Paul Chambers ou Percy Heath, Art Blakey ou Max Roach.
Pierre: Les concerts dans des lieux mythiques ou les vinyles constituent les sources de musique dans ce roman ou il n'y a pas de place pour les sons dématérialisés. Est-ce le cas aussi le cas pour toi dans la vraie vie ?
Jean: Comme disait Jean-Paul Sartre, "le jazz c'est comme les bananes, ça se consomme sur place", au Blue Note un peu partout dans le monde ou au Village Vanguard à Greenwich Village, à l'Archiduc, au New Morning, au Cheval Blanc, à l'Osons Jazz Club ou au Moulin à Jazz. Rien ne remplace l'énergie du direct and le lien qui se crée entre les musiciens sur la scène et le public.
Quand j'écoute un disque, j'aime bien en partager l'écoute avec des êtres chers ou de nouvelles personnes que j'apprends à connaitre. Comme quand Jean initie Marcus au vrai jazz à Los Angeles, quand Hugh Hefner choisit des duos d'une chanteuse et de son faire-valoir pour Marlene, quand Nakao fait découvrir Charles LLoyd et Abdulah Ibrahim à Jean ou quand Jean teste Leila sur Ballads, Blues March ou Pyramid.
Je suis assez peu perfectionniste et pas très attaché (malheureusement sans doute) aux vieux vyniles, même si j'aimais de caresser leurs vieilles pochette. Je suis assez peu soigneux et j'avais un mal fou à les préserver des griffes et autres dégâts provoqués par mes maladresses. Je suis plus attaché au lien affectif créé avec les auditeurs (questions et réponses, complicité muette, clins d'yeux ou "body language", dégustation d'un verre de vin, d'un vieil armagnac ou d'une chartreuse verte) qu'à la perfection du son ou aux caractéristiques du support sonore, matérielles ou immatérielles.
Pierre: Quels disques suggèrerais-tu d'écouter comme bande sonore en lisant cette histoire qui, en fin de compte, est bien davantage qu'un simple thriller (comme il est parfois catalogué à tort).
Jean: Bien évidemment, une suite d'enregistrements de Thelonious Monk.
Je commencerais par le disque avec Miles Davis et Milt Jackson avec les fabuleux solos de Monk sur Bag's Groove et The Man I Love suivi par quelques morceaux de Thelonious Monk plays Duke Ellington pour le séjour à Omaha.
Je continuerais avec Monk, Coleman Hawkins et John Coltrane, Monk et John Coltrane, Monk et Sonny Rollins et Monk et Johnny Griffin pour la période qui précédent les mariages le même jour de Joe et de Jean ! Surtout les grands classiques (Blue Monk, Ruby my Dear, Crepuscule with Nellie, Misterioso, Reflections, Hackensack, Off Minor ou Nutty).
Ensuite je chercherais dans l'immense production en quartette avec Charlie Rouse en studio ou surtout en public les morceaux les plus swinguant avec Straight no Chaser, Bemsha Swing, Ugly Beauty ou Evidence.
Pour la période préparatoire à l'attentat de Trump, j'irais piocher dans les CD's consacrés à son Big Band au Town Hall en 1959 ou au Lincoln Center en 1963 avec les formidables Little Rootie Tootie, Bye-Ya et Four In One.
A tous les moments romantiques ou chargés d'émotion, je distillerais les plus belles plages de ses albums solos: Smoke Gets In Your Eyes, 'Round About Midnight, Just A Gigolo, I Surrender Dear, Body and Soul, Don't Blame Me ou I'm Confessin' (that I Love You).
Un dernier mot ! Si j'aime autant Monk, c'est avant tout dû à ma femme qui m'a presque obligé à écouter ses morceaux après la période Bag's Groove. J'y était très réticent.
Et aussi à Laurent Dewilde dont j'ai été un des premiers à dévorer le livre en 1997. A cette époque, je voyageais autour du monde pour mon boulot et particulièrement au Japon et aux USA. J'ai profité de ces voyages pour acheter tous les CD's de Monk que je pouvais trouver et le livre de Laurent m'y a beaucoup aidé. J'en ai plus de quarante !
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