Ishango

(The First African Oratorio)





Ishango Chris Joris & Daniel Schell : Ishango
(The First African Oratorio)

[MPM Tromus / LYRAE Records - 2 CD], 2003


Chris Joris (perc), Daniel Schell (Chapman Stick)
Fabrice Alleman (sax), Chris Mentens (b)
Ben n'Gabo (Rwandan Drums, voc), Ken n'Diaye (djembe)
Dieudonné Kabongo (likembe, conteur), Dorothy Cox (conteur)
et le Choeur Symphonique de la Communauté Française
de Belgique dirigé par Denis Menier.



Composé par Chris Joris et Daniel Schell. Arrangement des Choeurs par Daniel Schell. Tous les arrangements sont de Chris Joris & Daniel Schell avec la collaboration de Fabrice Alleman, Ben n'Gabo & Tam Echo Tam pour leurs parties respectives sur certain titres. Enegistré et mixé au studio DADA à Bruxelles.

Lentement, la musique monte en puissance. Une masse compacte de 70 chanteurs : c'est le Choeur symphonique de Namur dirigé par Denis Menier qui prend ses marques bientôt rejoint par les percussions et le saxophone soprano. Ce premier oratorio africain (comme l'annonce la pochette) a quelques réminiscences classiques occidentales mais il est bien davantage un extraordinaire creuset de mélopées africaines plus ensorcelantes les unes que les autres. Paradoxalement, vu le nombre impressionnant d'artistes présents dans le studio, la musique est légère, envoûtante, profonde et faire naître inconsciemment des images d'une Afrique idéale réconciliée avec ses traditions et la nature sauvage. On pense aux scènes idylliques d'un Out of Africa quand l'avion jaune de Redford, planant au-dessus des grands lacs, disperse les nappes de flamants roses. Les parties avec choeur sont intelligemment alternées avec des passages improvisés où brille surtout le soprano de Fabrice Alleman qui improvise avec volupté sur la trame rythmique composée de la basse (Chris Menten) et des percussions en prenant soin de conserver soigneusement les couleurs africaines. Quant à Chris Joris, il s'affirme ici comme l'un des percussionnistes les plus inventifs de la scène européenne, sculptant le son qui sort de ses djembés en une complexe polyrythmie ondulante et dansante mais qui porte en elle une étonnante spiritualité. Il est probablement aussi le pianiste qui joue le titre d'ouverture du second cédé dans un style retenu et lyrique qui flirte avec le silence et rappelle l'atmosphère de certains disques d'Abdullah Ibrahim (jolie référence). Les textes déclamés en langue locale sont empruntés à des poètes africains originaires du Burkina Faso, d'Afrique du Sud et du Zimbabwe. Et le second cédé se clôture sur un long monologue humoristique à propos de la négritude, des origines de l'humanité et de son évolution récité en français et en anglais respectivement par Dieudonné Kabongo et Dorothy Cox. Je ne sais pas si cet oratorio est le premier du genre mais il est certainement l'une des expériences de fusion entre la musique africaine et d'autres genres parmi les plus expressives et les plus convaincantes jamais enregistrées. Parce que son éthique n'a d'égale que son esthétique, Ishango est une véritable oeuvre classique qui rend à l'Afrique, berceau de l'humanité, son mystère, sa dignité et toute sa pureté.


L'os d'Ishango
Si la forme d'Ishango est exceptionnelle, le fonds ne l'est pas moins et vaut bien la peine qu'on s'y attarde un peu. Ishango est un village sur les bords du Lac Edouard considéré comme l'une des plus lointaines sources du Nil. C'est là qu'en 1950, l'archéologue belge Jean de Heinzelin découvrit un os de 10 centimètres couvert d'encoches et datant de 20.000 ans, qui n'allait pas tarder à susciter nombre de controverses au sein du monde scientifique. Pour certains, le bâton d'Ishango serait une sorte de calculette : les séries de traits très fins et gravés à la main qui sont regroupés en trois rangées courant le long du bâton constitueraient une suite de duplications ou multiples faisant ainsi remonter l'histoire des mathématiques jusqu'à cette époque reculée et déplaçant le lieu où cette science fut inventée du Moyen Orient au coeur de l'Afrique. D'autres ont même été plus loin, recherchant des liens entre les chiffres figurés par les ensembles de traits et les nombres premiers tandis que les plus audacieux on comparé l'objet millénaire à une version préhistorique du code-barre (c'est cette interprétation qui est illustrée sur la pochette du compact ainsi que sur les dessins illustrant les disques eux-mêmes). Pour Marshak, journaliste américain chargé par la NASA d'écrire un livre sur l'histoire des sciences, l'os d'Ishango serait un calendrier lunaire et l'inclinaison des entailles pourrait être reliée aux phases de notre satellite. On pense alors au film de Kubrick, 2001 Odyssée de l'Espace, et à cet os que le grand singe, devenu intelligent après un contact avec le monolithe noir, lançait dans l'espace en un somptueux fondu-enchaîné avec une station spatiale.

Mais si sur le plan scientifique, les avis divergent, sur celui de la symbolique, il n'y a pas de contestation possible : l'os d'Ishango témoigne de la créativité humaine et de son évolution qui prend naissance aux sources du Nil. Il jette un pont entre cette civilisation occidentale qui se réclame du développement et de la technologie et la civilisation africaine qui, il y a près de 20.000 ans, concevait les bases des premiers outils scientifiques. Ainsi, illustrant l'universalité de la science, le bâton d'Ishnago représente beaucoup plus qu'il ne montre : il est le symbole de la race humaine, unique et indivisible.


L'Oratorio de Chris Joris et de Daniel Schell est à la hauteur d'une telle idée. Ce disque est une aubaine pour tous les amoureux de l'Afrique, ceux qui aiment le Jazz ou la World Music ou les deux, ceux qui raffolent des mélopées envoûtantes porteuses d'images et ceux qui ne craignent ni l'aventure ni l'insolite. Quant aux autres, s'il en reste, ils feraient bien d'y prêter aussi une oreille attentive car, en définitive, Ishango, qui sait faire rêver en provoquant la réflexion, est une oeuvre qui donnera de grandes joies à qui saura l'écouter.



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