Acoustique
La guitare fut d'abord l'instrument des chanteurs de blues. Américanisée par l'emploi de cordes métalliques et un manche plus étroit, la guitare peu onéreuse et facile à emporter devient très vite, avec l'harmonica, l'instrument privilégié des bluesmen qui l'accordent la plupart du temps en open et mélangent des lignes de basses avec des sons hawaïens qu'ils obtiennent en faisant glisser sur les cordes des objets métalliques ou en verre (slide ou bottleneck). Ainsi, au tournant du siècle, le musicien itinérant Charlie Patton (1891 ? - 1934) par exemple, s'accompagnait fréquemment en accord de la ouvert en ayant occasionnellement recours au botteneck. Le style le plus étonnant de cette époque reste sans doute le jeu en fingerpicking (avec tous les doigts de la main droite et sans médiator), hérité du ragtime et parfois transposé directement du piano, de Blind Blake (1880 ? - 1933). Des pièces comme Southern Rag ou Diddie Wa Diddie, enregistrées en 1927 et 1929, sont les classiques d'un style, connu comme le Piedmont blues, si particulier que beaucoup de guitaristes contemporains auraient sans doute des difficultés à le reproduire.
La chaîne de ces guitaristes de blues acoustique, aux origines diverses, conduit à la reconnaissance d'une figure légendaire : Robert Johnson (1914 - 1938), l'homme dont on prétendait qu'il avait vendu son âme au diable contre son talent et qui perdit la vie à cause de son penchant pour l'alcool et les femmes. En deux sessions enregistrées en 1936 dans des conditions rudimentaires, Johnson a laissé une œuvre originale et forte qui inspirera ou sera carrément copiée par des dizaines de musiciens et guitaristes, de Elmore James à Eric Clapton (Crossroads) en passant par les Rolling Stones (Love In Vain) ou la chanteuse Cassandra Wilson (Come On In My Kitchen). Sa vision reste actuelle comme en témoigne le bel hommage que lui a rendu récemment le chanteur guitariste Kevin Moore (Keb' Mo') qui, immergé dans un monde voué à l'électronique, a retrouvé des couleurs acoustiques traditionnelles pour faire revivre d'une manière authentique des grands classiques tels que Last Fair Deal ou Kindhearted Woman Blues composés plus de 60 ans auparavant.
En ce qui concerne plus précisément le jazz, la guitare apparaît beaucoup plus rarement dans les orchestres de la Nouvelle Orléans où le banjo est préféré pour sa résonance et sa sonorité aiguë s'intercalant à merveille entre les basses profondes du tuba. Il faut dire que, au début des années 20, en l'absence d'amplification, ces deux instruments passent beaucoup mieux aussi bien dans les clubs de jazz que sur les disques, le banjo permettant également de produire des effets pouvant à la limite pallier l'absence de batterie (voir le premier Hot Five d'Armstrong avec Johnny St Cyr par exemple). Pourtant, avec les nouvelles techniques d'enregistrement et la plus grande souplesse exigée des sections rythmiques pendant les périodes mainstream et swing, la tendance s'inversera au début des années 30 avec le remplacement du banjo par la guitare et celui du tuba par la contrebasse. Pas mal de banjoïstes des années 20 se reconvertiront ainsi progressivement dans la guitare comme Fred Guy, Eddie Condon ou même …. Django Reinhardt.
Cependant, au début des années 30, si les guitaristes, qui commencent à utiliser le plectre (ou médiator) procurant un son plus sec et plus précis, se sont faits une place au sein des orchestres de jazz (comme Clarence Holiday, le père de Billie, chez Fletcher Henderson, Fred Guy chez Ellington et surtout Freddie Green, véritable gardien du rythme chez Basie), ils sont encore loin de se faire entendre à part entière et se contentent la plupart du temps de jouer en accords sur les quatre temps en se limitant à un rôle rythmique dont personne n'attend d'ailleurs qu'ils en transgressent les limites. Pourtant ici et là, surgissent quelques artefacts : l'orchestre se tait pendant quelques mesures, le temps pour le guitariste de placer un bref solo, parfois en accords ou en arpèges, parfois aussi une ligne mélodique ou un trait improvisé souvent hérité du blues. On prendra pour exemple I'm Not Rough, Hotter Than That et surtout le fameux Savoy Blues enregistrés par le Hot Five d'Armstrong le 13 décembre 1927 sur lequel, vers la cinquantième seconde, on peut entendre Johnny St Cyr, passé à la guitare, introduire le solo du guitariste Lonnie Johnson, annonçant ainsi le duo que ce dernier formerait un peu plus tard avec Eddie Lang. Venu du blues, Lonnie Johnson (1894 ? - 1970) est d'ailleurs un guitariste essentiel dans l'histoire de la guitare jazz. Aussi à l'aise dans les blues les plus classiques que dans un contexte plus jazz (Armstrong mais aussi Ellington - The Mooche en 1928 - et les Chocolate Dandies), Johnson sait se montrer un mélodiste inspiré, ses lignes jouées avec vibrato sur une seule corde pouvant être considérées comme les prémisses de ce que fera plus tard Charlie Christian. Ses duos avec le guitariste blanc Eddie Lang (1902 - 1933), qui est sans doute l'un des premiers improvisateurs à la guitare, sont passionnants par la richesse des mélodies et des rythmes et méritent vraiment d'être redécouverts (Guitar Blues, Have To Change Keys To Play These Blues ….)
Un peu plus tard, en 1934, et de l'autre côté de l'Atlantique, un certain Django Reinhardt (1910 - 1953) créait avec Stéphane Grappelli un quintette à trois guitares. Avec sa musique à mi-chemin entre le folklore tsigane et le jazz, Django n'allait pas tarder à imposer un style véloce et inimitable, en fait le premier jazz véritablement européen, et devenir une référence mondiale et incontournable de la guitare juste quelques années avant Charlie Christian. Mais l'histoire est trop connue pour être encore racontée ici.
Electrique
Eddie Durham (1906 - 1987) peut être considéré comme celui qui a amené la guitare électrique au jazz. Intéressé par l'amplification des instruments à cordes, Eddie a un jour raconté comment son père tuait des serpents à sonnettes et, après les avoir séchés, plaçait les grelots dans son violon pour l'amplifier mécaniquement. On peut entendre Eddie Durham jouer sur une guitare à résonance acoustique munie d'un micro dans l'orchestre de Bennie Moten à Kansas City d'octobre 1929 à décembre 1932 (New Vine Street Blues, Professor Hot Stuff, When I'm Alone, …). De 1935 à 1937, il fait partie de l'orchestre de Jimmie Lunceford où il est particulièrement bien mis en évidence sur le morceau Hittin' The Bottle enregistré le 30 septembre 1935. Bien qu'il soit difficile de l'affirmer avec certitude, ce titre pourrait bien être le premier morceau de jazz jamais enregistré avec une guitare électrique. On retrouve Eddie Durham avec Basie le 9 août 1937 pour un excellent solo sur Time Out et avec les Kansas City Five et Six pour deux sessions captées les 18 mars et 8 septembre 1938 en compagnie de Buck Clayton (tp), le guitariste Freddie Green, Walter Page (b), Jo Jones (drs) plus Lester Young pour la seconde session. Cette fois, la guitare électrique est bien enregistrée et Durham étonne par son style fluide, la sûreté de ses lignes improvisées, ses accords riches enveloppant les solistes et sa maîtrise de l'amplification grâce à laquelle il donne une couleur nouvelle aux morceaux de ces deux sessions. Et puis, la fameuse section rythmique de Basie en profite pour déployer son swing intense, élastique et chaleureux tandis que l'on peut même entendre Freddie Green, sans doute mis en confiance par l'ambiance générale, s'autoriser à chanter pour la première et la dernière fois sur Them There Eyes.
Floyd Smith (1917 - 1982) est un autre guitariste sous-estimé ayant adopté l'électricité à la fin des années 30. Plus proche des conceptions harmoniques des guitaristes acoustiques et influencé par Django Reinhardt, il apparaît moins aventureux qu'un Eddie Durham mais ce n'est certes pas une raison suffisante pour l'ignorer. On peut heureusement se faire une idée de son jeu à la guitare électrique sur quelques disques de Andy Kirk And His Clouds of Joy à partir de 1939, et plus particulièrement sur Floyd's Guitar Blues, avec une belle partie de slide, Ring Them Bells et Take It And Git enregistrés pour la firme Decca respectivement en 1939, 1940 et 1942. Certains musiciens ont suivi avec bonheur l'exemple de Durham comme Leonard Ware, que l'on peut entendre avec Sydney Bechet sur Chant In The Night (décembre 1938), Oscar Moore avec le Nat King Cole Trio, et Irving Ashby dans le sextet de Lionel Hampton. D'autres guitaristes comme Teddy Bunn ou Albert Casey ont fini également par troquer leurs grosses acoustiques contre des électriques sans pourtant vraiment profiter des nouvelles possibilités offertes par l'amplification et peut-être même en y perdant un peu de leur sensibilité.
Dans le domaine du blues, George Barnes, dès 1931, se fait construire par son frère une guitare munie d'un micro et un amplificateur avant même que les premiers instruments fabriqués par National Dobro n'apparaissent sur le marché, et devient ainsi le premier utilisateur de la guitare électrique. D'abord accompagnateur de musiciens de blues, son style brillant le conduira à une carrière de musicien de studio avant de revenir au jazz dans les années 60 et 70 en compagnie successivement des guitaristes Carl Kress et Bucky Pizzarelli, du cornettiste Ruby Braff et du violoniste Joe Venuti. Le 21 juillet 1939, sous la pression de Lester Melrose du label Bluebird qui ne croit plus au blues rural, l'harmoniciste Sonny Boy Williamson s'associe à Big Bill Broonzy qui utilise une guitare électrique. Les titres mis en boîte ce jour là, comme My Little Baby ou Honey Bee Blues, peuvent être considérés comme les premiers essais de ce qui deviendra quelques années plus tard le Chicago Blues de Muddy Waters et Howlin' Wolf. Après, c'est l'explosion : le plectre (ou médiator) remplace le fingerpicking et des artistes jusque là acoustiques comme Tampa Red, Big Joe Williams, Memphis Minnie et même Lonnie Johnson adoptent la guitare électrique, et souvent celles vendues par la marque National. Dès 1942, T-Bone Walker enregistre ses premières séances pour Capitol et pose le véritable premier jalon du blues moderne. La compilation en 3 compacts, intitulée The Complete Capitol/Black & White Recordings et éditée par EMI/Capitol, présente les deux titres emblématiques qui sont à l'origine d'une véritable révolution : Mean Old World et I Got A Break Baby enregistrés en 1942 avec le pianiste Freddie Slack. On peut y entendre des solos de guitare électrique qui influenceront toute une génération de bluesmen et de rockers dont Chuck Berry qui adoptera le style de T-Bone comme modèle.
Fin de la préhistoire
Au milieu des années 30, le guitariste Charlie Christian (1916 - 1942) rencontre Eddy Durham, alors membre de l'orchestre de Jimmie Lunceford, qui lui conseille d'acheter une guitare électrique. A 17 ans, le jeune homme entrevoit la possibilité de faire de la guitare un instrument majeur capable de dialoguer d'égal à égal avec les anches et les cuivres. Les dés sont jetés. Christian met au point une technique consistant à reproduire sur sa guitare amplifiée le discours des saxophonistes ténors et de Lester Young en particulier. Et comme il a du talent, il enrichit ses improvisations d'audaces mélodiques et harmoniques qui, associées à un swing intense, font dresser l'oreille de tous ceux qui l'écoutent. A tel point qu'à l'été 1939, le découvreur de talents John Hammond, totalement séduit, le présente à Benny Goodman qui l'engage dans son orchestre.
La même année, il enregistre ses premiers titres en compagnie des musiciens les plus prestigieux de l'époque dont Lionel Hampton, Cootie Williams, Benny Carter ou Count Basie. Le choc est immense : finis les notes aigrelettes et les accords se glissant péniblement dans les silences qu'on voulait bien lui accorder. Grâce à la fée électricité, quand il n'accompagne pas les solistes par un jeu ferme d'accords au tempo implacable encore enrichi par l'inclusion de nombreuses figures de passage, Christian se hisse tous bonnement à leur niveau, plaçant des riffs imparables, développant des lignes mélodiques surprenantes avec une articulation sans faille et une attaque sur la corde rendue très nette par l'emploi du médiator. Avant la fin de l'année, le guitariste, qui a déjà participé à quelques 25 sessions d'enregistrement en studio ou pour des compagnies radiophoniques, est placé en tête du poll organisé par DownBeat. A noter une séance d'enregistrement avec les Kansas City Six en décembre 1939 pour Vanquard, avec les mêmes musiciens que ceux qui accompagnaient Eddie Durham en septembre 1938. L'année suivante, Christian, qui pose sur les photos avec une Gibson ES-150, poursuit son ascension vers la gloire, tourne et enregistre abondamment avec l'Orchestre ou le Sextet de Benny Goodman. C'est aussi l'année des premières expériences musicales au Minston's Play House de la 118e rue à Harlem où il s'imprègne des idées nouvelles qui conduiront à l'avènement du Be-Bop. L'année 1941 est celle des chefs d'œuvre que sont Breakfast Feud, Air Mail Special, Blues in B et le superbe Solo Flight qui contient l'un de ses plus beaux solos. De ses jam sessions au Minton, il ne nous reste malheureusement que quelques extraits mal enregistrés en mai 1941 avec notamment Joe Guy (tp), Thelonious Monk (p) et Kenny Clarke (drs). Mais entre-temps, la tuberculose qui le ronge depuis plusieurs années continue à détériorer sa santé fragile et, après une dernière séance gravée avec l'Orchestre de Benny Goodman le 11 juin 1941, Christian est admis au sanatorium de l'hôpital de Staten Island où il décédera le 9 mars 1942. Tel un météorite, Charlie Christian est passé dans le firmament du jazz où il a laissé une traînée brillante comme une rivière de perles et qui ne s'éteindra plus jamais. Barney Kessel, que Christian avait rencontré en 1939 près d'Oklahoma City, viendra s'y abreuver et, après lui, beaucoup d'autres comme Tal Farlow, Tiny Grimes (qui utilise une guitare à quatre cordes), Jimmy Raney, Kenny Burrell, Grant Green, Wes Montgomery, René Thomas…. Désormais, la guitare tiendra une place dans le jazz aussi importante que le piano, la trompette ou le saxophone et nombreux, jusqu'à MacLaughlin ou Metheny, seront les artistes qui contribueront à développer et à enrichir sa spécificité. Son histoire peut enfin commencer…. Discographie sélective (par ordre chronologique) :
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