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Gilbert Isbin - Solo Works (Jazz'halo / Tonesetters TS003), 1997
Gilbert Isbin (guitare acoustique)
Speak High (3:02) - Nuances (3:21) - Hioe (3:44) - Joy (2:53) - Signals (3:29) - Heartsong (2:56) - Ogle (2:14) - Toeka (2:46) - Vertical Smile (2:53) - Ballad (3:24) - Clue (1:39) - Glance (2:47) - Ta (3:00)
Etrange musique qu'on ne saurait rattacher à un courant quelconque, ce qui est toujours difficile pour un critique. Quelques phrases rappellent parfois le guitariste Ralph Towner mais c'est très fugace. Finalement, c'est peut-être plus vers des pianistes comme Marilyn Crispell ou alors, pour le côté percussif, chez Cecil Taylor qu'il faut aller chercher. Faisant un usage fréquent d'accordages ouverts dont il est sans doute le seul à connaître les secrets, Isbin distille des sons étranges où cordes frappées, bruits des doigts glissés sur les cordes, polyrythmes et accords savants se mélangent dans des compositions personnelles qui doivent autant à la musique contemporaine qu'au free jazz, à l'improvisation qu'à l'écriture. Le son est évidemment particulièrement important dans cette alchimie : Isbin joue sur une guitare espagnole de marque Cuenca, non amplifiée et sans plectre, faisant usage de tous ses doigts pour des effets très spéciaux. Introspective, on imagine l'oeuvre conçue et enregistrée d'une seule traite dans une pièce sombre et fermée comme un isoloir, peut-être une simple chambre. Et pourtant, de ces musiques atonales d'un autre monde, naît un certain lyrisme, une ambiance bizarre impossible à révéler par l'écriture. Quelque chose qui vient d'ailleurs, un objet sonore non identifié, une musique hantée, et minimaliste selon l'approche d'un Paul Bley, détournée au profit d'un climat d'où l'absurde n'est pas absent. La production est soignée et la pochette, qui reproduit un très beau dessin de Jan Pieter Cornelis, prévient l'auditeur qu'il est aux portes d'un univers qui n'est pas le sien : lequel des deux artistes a bien pu influencer l'autre en premier ? Finalement, il vous faudra écouter ce compact pour vous en faire une idée précise parce que je ne saurais vous en dire plus. Ici plus qu'ailleurs, comme l'écrivait Léon-Paul Fargue, la musique dit des mots de lumière pour lesquels sont faits tous les autres, qui les coiffent de leurs feuilles sombres.
[ Gilbert Isbin Website ] |
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Octurn : Ocean (WERF 008), 1997
Ben Sluijs (as, fl), Bart Defoort (ts, ss), Bo Van Der Werf (bs, cl), Laurent Blondiau (Tp, Bugle), Ilja Reijngoud (tb), Ron Van Rossum (p), Jacques Pirotton (gt), Nicolas Thys (b), Stéphane Galland (dr), Kris Defoort (p)
Ocean (17:57) - Happy (6:08) - Bleu (9:16) - The Mirrored Self (7:48) - When The Wind Blows (8:13)
Octurn est une expérience déroutante. Né il y a 5 ans, d'un workshop hebdomadaire sur la scène du Sounds à Bruxelles, le groupe a rapidement enregistré un premier album intitulé Chromatic History (De Werf 002) qui rencontra un vif succès dans le petit monde du jazz belge. Passant de 8 à 11 musiciens, le big band interprète sur ce nouvel opus 5 compositions (dont trois de Kris Defoort qui n'apparaît que sur un seul titre au piano) que l'on peut qualifier d'expérimentales. Avec pas moins de 6 souffleurs en ligne et une rythmique complète, le son est dense, travaillé, multiple, bien qu'il soit toujours clair et bien arrangé. Difficile pourtant de décrire cette musique parfois plus proche de la musique contemporaine que du jazz. Quelques beaux soli émanent ici et là de la masse orchestrale comme celui de Jacques Pirotton à la guitare électrique sur Ocean, longue plage dont la référence marine ne renvoie qu'à des eaux menaçantes annonçant une tempête qui ne se déclare jamais, ou, sur The Mirrored Self, la guitare encore et le saxophone baryton de Van Der Werf, qui, à 29 ans, s'affirme de plus en plus comme une voix originale sur cet instrument difficile. Et puis, il y a Bleu, introduit longuement au piano par Van Rossum, qui étale ses plaintes cuivrées à l'infini et s'impose manifestement comme la plus belle réussite et le titre le plus immédiatement accessible de cet album. Ce dernier se clôt par une composition du musicien contemporain Frederic Rzewski qui s'inscrit bien dans le ton général de l'oeuvre. Au bout du compte, s'il faut respecter l'intégrité de ces étonnants musiciens, il faut aussi reconnaître qu'une certaine âpreté du propos pourrait en limiter sa diffusion hors de certains cercles d'initiés. Dommage ! Mais ne faites pas comme un ami qui me faisait remarquer l'autre jour que ce n'est plus du jazz, Panassié disait déjà la même chose de Charlie Parker il y a 50 ans.
[ Octurn Website ] |
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Aka Moon : Invisible Sun (CARBON 7 C7-047), 1999
Fabrizio Cassol (as), Michel Hatzigeorgiou (él b), Stéphane Galland (dr) + invités
Spiritualisation (K'ien) (5:32) - Alchimie (Part 1) (1:46) - K'an (2:06) - Eclipse (6:23) - Alchimie (Part 2) (1:28) - Cosmic Duke (6:07) - Tchen (8:58) - Invisible Father (4:59) - Alchimie (Part 3) (2:08) - Li (7:21) - Offering (7:51) - Peace (9:41)
Dans le célèbre roman d'Arthur C. Clarke, les Raméens font tout par trois. Ainsi en est-il aussi d'Aka Moon. Le précédent disque, Invisible Mother, n'était en fait que le premier volet d'un nouveau triptyque dont voici le second : Invisible Sun. L'esprit reste le même : concrétisation des concepts du I Ching comme source d'inspiration, sophistication des rythmes, alternance des passages écrits et improvisés, volonté de confrontation avec des univers musicaux extérieurs à la sphère du quartet, primauté de la rigueur sur la facilité. Par contre la démarche a radicalement changé puisque le quartet, confronté dans le précédent opus à un ensemble de musique contemporaine (Ictus), a cette fois fait appel à un orchestre de jazz de 7 musiciens. Du coup, le disque est nettement plus jazz que le précédent, offrant de magnifiques passages arrangés parsemés de solos variés (Pierre Bernard à la flûte sur Cosmic Duke, Geoffroy De Masure au trombone sur Tchen, Erwin Vann au ténor, Antoine Prawerman à la clarinette… tandis que sur Offering, Fabrizio Cassol n'hésite pas à recourir aux grandes orgues de l'Eglise de la Visitation pour matérialiser sa spiritualité). Mais le grand moment est pour la fin : Peace, qui clôture le disque, résume avec sérénité le propos de l'œuvre en une magistrale fusion de tous ses éléments qui la hisse un palier au-dessus. Ce second volet est incontestablement une réussite, moins ardu à l'écoute que le premier mais tout aussi passionnant. Le troisième, Invisible Moon, naîtra d'une nouvelle confrontation avec la musique indienne afin de refermer en beauté cette trilogie des planètes invisibles.
[ Invisible Sun ] |
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Deep In The Deep : Snake Ear (J.A.S. 004), 2000
Antoine Prawerman (b cl), Bo Van Der Werf (bs), Pierre Van Dormael (gt), Kris Defoort (p), Otti Van Der Werf (el b), Stéphane Galland (dr)
Rose et Marguerite (6:49) - On Growth and Form (7:56) - Snake Ear Part Two 10 (4:20) - Snake Ear Part Three (5:23) - Snake Ear Part Four (1:19) - Snake Ear Part One (11:40) - On Growth and Form (tribute to D'Arcy Thompson) (5:43)
Le projet de Deep In The Deep procède d'une démarche similaire à celle d'un autre groupe belge : Aka Moon ainsi que, sur un plan plus international, à celle d'un visionnaire comme Steve Coleman. Voici une musique concentrée sur des rythmes complexes, ouverte à toutes les cultures, du classique européen à la transe africaine, et sachant doser avec subtilité l'écriture et l'improvisation. Parce que la cadence l'emporte sur la mélodie, la basse électrique d'Otti Van Der Werf et la frappe sèche et précise de Stéphane Galland constituent en quelque sorte la signature de ce genre musical. Quant aux quatre solistes, il étonnent par la richesse de leurs interventions. Le piano inspiré de Kris Defoort, la guitare claire de Pierre Van Dormael, la clarinette basse volubile d'Antoine Prawerman et le baryton grave de Bo Van Der Werf n'en finissent pas de labourer les rythmes de leurs monologues et dialogues quand ils ne se fondent pas en un maillage harmonique qui s'étire sans fin, arrêtant le temps comme la trame de Pénélope. Snake Ear est un disque à l'esthétisme ravageur où transparaît bien davantage le goût de la forme que la vanité d'un savoir-faire.
[ Antoine Prawerman sur MySpace ] |
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Trio Grande : Signé Trio Grande (WERF 028), 2004
Michel Debrulle (dr, grosse caisse de Binche), Michel Massot (tuba, tb), Laurent Dehors (sax, cl)
Combes mystérieuses (10:44) - Griffure de Cestin (5:19) - Les souris dansent (0:45) - Rêve d'Eléphant (7:12) - Un chat sur le toit (4:52) - Tilia (2:34) - Voltigeur (4:52) - Menuet (4:39) - Félicie (2:14) - L'acrobate (5:01) - Silent way (2:43) - Mon petit panaris (5:19)
Huit ans plus tard, voici le deuxième opus du Trio Grande. Imaginez un peu cet ensemble hétéroclite hors normes : Michelle Debrulle aux drums et à la « grosse caisse de Binche », Laurent Dehors aux saxophones, aux clarinettes et à l'orgue et Michel Massot, maître es tubas et trombones. Au hasard des plages, on pense à Charles Mingus, à Roland Kirk ou à Archie Shepp et puis on se dit que c'est une danse envoûtante échappée de la steppe africaine ou alors la bande son du Retour de Martin Guerre, ou Grand Funk Railroad, ou plutôt non, c'est Louis Sclavis qu'il faut évoquer à moins que ce ne soit Michel Portal (là on se rapproche à mon avis). Finalement, Trio Grande, c'est tout cela en même temps et sûrement plus encore. De toute façon, ce que ces trois poly-instrumentistes débordant de technique, de liberté et d'émotion peuvent créer ensemble est tout bonnement indescriptible. Alors, écoutez ce disque ou allez les voir sur scène sauter comme des puces d'un instrument à l'autre et entrez dans leur monde décalé. Ca sort des sentiers battus et ça fait du bien.
[ Signé Trio Grande ] |
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Ben Sluijs Quartet : True Nature (WERF 046), 2005
Ben Sluijs (as, fl), Jeroen Van Herzeele (ts), Manolo Cabras (b), Marek Patrman (dr)
3 Times Nothing (5:42) - True Nature (7:16) - Old Demons (7:26) - Mali (9:07) - Follow Your Neighbour (4:27) - Happy Widow (5:40) - Unlike You (8:09) - Major Step (7:11) - Transformation (4:53)
Depuis Food For Free enregistré il y a déjà huit années et jusqu'à son dernier disque avec son quartet habituel paru en 2002 (Flying Circles), Ben Sluijs s'est bâti une réputation de saxophoniste lyrique en jouant un jazz moderne d'une grande sensibilité. En avril 2003, il décide d'explorer d'autres univers et forme un nouveau quartet sans piano avec le Belge Jeroen Van Herzeele au ténor (qui fut déjà la complice de Ben Sluijs au sein du big band expérimental Octurn), le Sarde Manolo Cabras à la contrebasse et le batteur tchèque Marek Patrman. Les références se sont cette fois élargies et si les ombres expressionnistes de John Coltrane ou Joe Lovano planent encore sur sa musique, ses compositions empruntent aussi au florilège de musiciens avant-gardistes comme Anthony Braxton ou Ornette Coleman. Les deux saxophonistes, qui sont d'extraordinaires techniciens, soufflent avec intensité en se laissant porter par un vent de liberté et la tension entre les deux hommes est bien souvent palpable comme sur ce 3 Times Nothing qui ouvre le disque avec une belle énergie. True Nature et Transformation ont une structure lâche et ressemblent plus à des workshops qu'à des compositions écrites. Mali a les couleurs du désert avec un Ben Sluijs flûtiste qui installe un climat envoûtant avant que Van Herzeele ne remue le sable avec ses phrases en boucles et lève la tempête. Unlike You est une oasis de fraîcheur où l'on retrouve avec plaisir un peu du lyrisme d'antan. Quant à Follow Your Neighbour, c'est un chassé croisé bourré de contrepoints improvisés qui fonctionne par association d'idées tandis que Happy Widow et Major Step sont deux excitantes courses dans l'imprévisibilité. Le risque existe pour Ben Sluijs de perdre avec cet album une partie de son public tout acquis à la poésie de ses œuvres antérieures mais il faut reconnaître que son talent lui permet aussi d'enregistrer des disques plus aventureux comme ce True Nature et qu'il aurait eu bien tord de ne pas ouvrir son art à de nouvelles formes d'expression. Ouverture d'ailleurs magnifiquement symbolisée par la ligne d'horizon infinie de la superbe photographie reproduite sur la pochette du digipack.
[ True Nature ] |
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Danza Quartet : Mainly Joy (IGL 186), 2005
Jan Rzewski (sax), Hugues Kolp (gt), Luc Evens (b), Renaud Van Hooland (dr)
Tito et Sofia (7:20), Empire Romain (7:31), Marché aux Puces (10:07), La Chinoise (6:03), Farfalle (7:22), Non, ce n'est pas un mirage (5:14), Danza (4:26), Matteo (9:05), Re-incarnation of a lovebird (4:02)
Associant une guitare électrique parfois sauvage et tumultueuse à un saxophone soprano virevoltant et imbibé de thèmes folkloriques empruntés aux Balkans ou au Moyen-Orient, ce quartet délivre une musique ouverte sur le rock comme sur la tarentelle, parfois dissonante et à la frange de la musique contemporaine et, en tout cas, en dehors des sentiers battus. La batterie de Renaud Van Hooland et la basse électrique de Luc Evens, musicien que l'on retrouve aussi bien avec des groupes africains qu'avec Kris Defoort ou Octurn, maintiennent une pulsation serrée qui favorise les improvisations débridées. Sautant de cauchemars harmoniques à d'ahurissantes tourneries endiablées, alternant sans transition rythmes incandescents et litanies mélancoliques, les compositions du saxophoniste Jan Rzewski, connu pour sa participation à un hommage à Frank Zappa et sa collaboration avec l'ensemble de musiques nouvelles Ictus, évoquent aussi à l'occasion le M'Base de Steve Coleman relayé par des groupes et musiciens belges comme Antoine Prawerman, Deep In The Deep ou Octurn. Certains titres sont ahurissants comme La Chinoise avec son petit air asiatique, sa basse grondante et ses bruitages électriques incongrus et surtout Matteo en forme de course poursuite effrénée à travers une cité nocturne hantée par les sirènes de police. Attention ! Malgré une belle relecture émotionnelle d'un titre de Charlie Mingus (Re-incarnation of a Lovebird), ce disque en forme d'ovni qui offre une succession de tableaux vifs et colorés en un peu plus d'une heure de musique intense, séduira bien davantage les aficionados de musique moderniste et bizarre que les jazzophiles plus conventionnels.
[ Hughes Kolp Website ] [ Mainly Joy ] |
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Moker : Konglong (WERF 049), 2005
Bart Maris (tp, électronique), Zeger Vandenbussche (ts), Mathias Van de Wiele (gt), Dajo De Cauter (b), Giovanni Barcella (dr)
Kinky busyness (6:10) - SOS (6:09) - Konglong - 6:42 - Dialoges on statements (5:50) - Autumn sketch 1 (7:03) - Emond (2:54) - Force ceu (6:08) - Koart bilde (4:41) - Carambole (5:59) - Moker 1 (2:05) - Crush my bones (4:01) - Shaded (5:41) - Moker 2 (3:22) - Dulan (5:52)
Moker est une quintet dont il est n'est pas simple de cerner la musique. Formé en 2000 à l'initiative du guitariste Mathias Van de Wiele, également compositeur de la majorité des titres, le groupe privilégie les improvisations libres et intenses mais brouille les pistes en les cadrant dans des compositions originales, soignées et riches en atmosphères diverses. Kinky Busyness par exemple donne le ton : les bruitages divers sont suivis par une section orchestrale arrangée au millimètre et ensuite par un solo de saxophone ténor soufflé dans une rhétorique free, avant le retour à une mélodie propice à un jeu de chaises musicales entre guitare électrique, contrebasse, saxophone et trompette qui emmène le morceau jusqu'à sa conclusion. C'est bien fait et contrasté : on sent la cohésion du groupe qui, d'une part, se refuse à négliger les structures au seul profit des individualités et d'autre part, privilégie la dynamique du propos plus que sa linéarité. L'une des caractéristiques du groupe est justement la force des arrangements : la musique est touffue et on a souvent l'impression d'être confronté à un orchestre bien plus important qu'un simple quintet. Parfois, le mélange des genres atteint des sommets comme sur ce Shaded envoûtant où le classicisme des arrangements orchestraux est confronté à un jazz moderne parsemé de bruitages électroniques et transpercé par un superbe solo presque fusion de guitare électrique. Moker 1 et 2 vont encore plus loin en ouvrant les structures et en laissant la place à des improvisations libertaires où le cri et la dissonance ne sont pas absents. Konglong, après un faux départ groovy, évolue en une composition plus classique pleine de swing et de chorus débridés avant de laisser la place à une section en roue libre, spontanée et dénuée de tout dogmatisme. Même la rythmique est spéciale avec sa basse profonde (Dajo De Cauter, le fils de Koen) et, surtout, les fûts de Giovanni Barcella qui évoquent bien souvent les rythmes tribaux de tambours ancestraux (ce n'est sans doute pas pour rien que le compact est logé dans son digipack entre deux photos d'une forêt insondable et mystérieuse). S'il fallait trouver une référence spirituelle à cette musique, ce sont les grandioses architectures contrastées de Charlie Mingus que j'évoquerais : à la fois traditionnelle et radicale, arrangée et spontanée, jetant pèle mêle des éléments abrasifs au sein de partitions consonantes, la musique de Moker paie son tribut au jazz moderne classique en tentant quelque chose de différent. Pour ça, il mérite bien qu'on l'écoute !
[ Konglong ] |
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Ben Sluijs Quartet Live : Somewhere In Between (WERF 056), 2006
Ben Sluijs (as), Jeroen Van Herzeele (ts), Manolo Cabras (b), Marek Patrman (dr)
Schooled Mind, Pt1 (2:20) - Schooled Mind, Pt2 (13:42) - Whistling (3:39) - Earth (14:45) - Somewhere In Between (13:27) - Wide (7:30) - Perfect (13:38) - Close (6:26)
Capté live en septembre et en octobre 2005 au De Meent à Beersel et au Vooruit à Gent, Somewhere In Between est le prolongement logique du disque True Nature enregistré en studio par le saxophoniste alto Ben Sluijs avec son quartet sans piano comprenant le Belge Jeroen Van Herzeele au sax ténor, le contrebassiste sarde Manolo Cabras et le batteur tchèque Marek Patrman. Si le répertoire est entièrement composé de nouvelles compositions, l'esprit est resté le même et confirme la rupture radicale de Sluijs avec les harmonies et le style lyrique plus conventionnel de ses premiers opus (dont Candy Century et Flying Circles constituent l'apothéose). Place ici à l'improvisation libre et au jeu explosif dominé par les échanges tournoyants entre les deux souffleurs. Leur interaction semble sans limite sur des plages aux durées superlatives : 16 minutes pour un School Mind en deux parties dont la première est une introduction en solo du leader, près de 15 minutes pour Earth et pour Somewhere in Between et plus de 27 minutes pour la suite A Set of Intervals composée de trois sections. Autant dire que l'on va encore plus loin dans le champ des possibles en appliquant une formule qui n'obéit à aucun format. On pense bien sûr au Jazz organique d'Ornette Coleman qui, avec Coltrane, est l'une des grandes influences de Ben Sluijs. En harmonie avec les idées de l'inventeur du « Free Jazz », la musique se plie comme dans un rêve aux caprices de l'esprit et enjambe avec allégresse tout ce qui pourrait la retenir prisonnière. Les solistes en état de grâce sont magnifiquement supportés par un duo rythmique qui bouge comme un océan en mouvement perpétuel : toujours là, par-dessous, à faire rouler l'esquif tout en le maintenant à la surface. A l'instar de True Nature, Ben Sluijs a encore une fois utilisé une photo suggérant l'infini pour illustrer la pochette de son album : il s'agit ici d'une photographie de la grande galaxie M31 plus connue sous le nom de galaxie d'Andromède. La musique échappe désormais à la pesanteur terrestre et prend des allures cosmiques. Les musiciens sont en orbite à la limite du pouvoir d'attraction de ce monstrueux trou noir invisible tapi au cœur du gigantesque amas d'étoiles … Attention les gars !
[ Ben Sluijs sur Amazon ] |
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Al Orkesta : Where Are We Now ? (Mogno-j030), 2008
Joe Higham (sax, cl), Jean Paul Estiévenart tp), Jacques Pirotton (gt), Olivier Stalon (b), Stephane Pougin (dr)
House Of The Marriage (9:01) - Sal Fi-Na Al-Lahda (6:36) - Saz Samai (5:08) - Valse Immonde (2:51) - Al Hayawan/The Slaves Lament (7:29) - Maflous (6:21) - Shpil-Zhe Mir A Lidele (10:17) - Aqsaq Effendi (6:50) - Simple Dan(ce) (9:17)
Al Orkesta, c'est le projet du saxophoniste et clarinettiste anglais Joe Higham. Après avoir étudié le jazz au Conservatoire de Bruxelles, Higham s'est mêlé à la scène belge en jouant avec les groupes les plus divers, du jazz bien sûr mais aussi des musiques plus actuelles comme le m-base. Ce touche-à-tout s'est aussi intéressé à la musique arabe en étudiant le ney avec Hamid Al Basri et, pour faire bonne mesure, s'est aussi associé à un groupe de rock Klezmer (musique juive). Toutes ces influences se retrouvent dans le projet Al Orkesta qui explore des thèmes folkloriques dont certains originaires de Turquie (House Of The Marriage), de Syrie (Sal Fi-na Al-Lahda), de Bulgarie (Horo Krivo) ou d'Israel (Sphil-Zhe Mir A Lidele) mais en les revisitant d'une façon moderne. Le résultat se situe quelque part entre une fanfare balkanique, le jazz pluriel d'Aka Moon et le rock de Canterbury quand il se tourne vers l'Orient. Beaucoup plus digeste qu'on ne pourrait le penser à la lecture de cette chronique, cette musique bénéficie aussi de la présence de solistes hors pairs à qui il est laissé un espace suffisant pour briller. Outre le leader lui-même et le trompettiste Jean Paul Estiévenart, il faut aussi compter avec la griffe personnelle de Jacques Pirotton, compositeur de l'unique morceau non écrit ou arrangé par le leader (Valse Immonde), dont la guitare électrique tire le projet vers une fusion jouissive (écoutez pour ça House Of The Marriage). Lyrique ou ludique, mélodique ou ouverte, la musique d'Al Orkesta se construit bien souvent sur des chants simples et joyeux, terrains de jeu propices à des réjouissances qui se prolongent jusque dans la démesure. Where Are We Now? est un album bigarré et insolite, bien équilibré entre envolées collectives et improvisations solistes. Les amateurs de World Jazz et de brassage culturel devraient apprécier sans réserve !
[ Al Orkesta chez Mogno Music ] |
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Jeroen Van Herzeele Quartet : Da Mo (WERF 080), 2009
Jeroen Van Herzeele (ts), Fabian Fiorini (p), Jean-Jacques Avenel (b), Giovanni Barcella (dr), Irène Aebi (vocals : 7)
Litanie Van De Heilige Maria (9:53) - Song For Xero (7:25) - Psalm (8:24) - De Grote 0ostelijke Zon (5:00) - Leo (7:52) - Suspendus / Hypnose (4:29) - As Usual (9:59) - Da Mo Crosses The River (7:24) - Impro (3:43)
On sait combien Jeroen Van Herzeele est un saxophoniste qui compte. Il a en effet marqué les pages du jazz européen grâce à sa participation active à des projets aussi divers que novateurs qui vont de la fusion (Ode For Joe) aux musiques actuelles (Greetings From Mercury) en passant par le world jazz (Baba Sissoko Ensemble, Al Majmaâ), l'avant-garde (Maak's Spirit) et un jazz contemporain multiforme et ambitieux (Octurn, Ben Sluijs Quartet II). Les disques édités sous son seul nom sont toutefois rares et c'est donc une aubaine de le retrouver aujourd'hui à la tête d'un nouveau chapitre personnel dans lequel il continue de pratiquer la prise de risque sans abandonner pour autant ce profond lyrisme qui caractérise son jeu au ténor. Composée par le pianiste Fabian Fiorini, la « Litanie Van De Heilige Maria » qui ouvre l'album impose une atmosphère d'étrange sérénité avec un saxophone austère à la sonorité pleine qui évolue lentement sur des accords de piano intensément poétiques. La magie opère d'instinct tandis que l'improvisation se fait plus tendue avec un Fiorini aventureux avant que la composition ne s'effiloche graduellement jusqu'à disparaître dans le silence. Grand morceau de musique qui s'impose comme le sommet d'un répertoire qui ne manque pourtant pas de surprises. On sait aussi combien Van Herzeele est inspiré par l'œuvre de John Coltrane (il a notamment collaboré au projet Variations On A Love Supreme de Fabrizio Cassol et Kris Defoort) et c'est avec plaisir qu'on le voit ici s'attaquer à Leo, une des compositions tardives parmi les plus denses du maître qui figurait sur l'album Cosmic Music de 1966. Van Herzeele s'en tire bien en faisant siennes l'urgence et la spiritualité de Coltrane dans une improvisation libertaire bourrée d'énergie créative. Qui joue encore comme ça aujourd'hui à une époque où le jazz devient smooth et se pare de vocalises somptueuses ? L'autre reprise de l'album est As Usual, morceau obsédant de Steve Lacy probablement suggéré par le contrebassiste Jean-Jacques Avenel qui fit autrefois partie du Steve Lacy Sextet et qui l'interprétait déjà sur l'album DAG aux côtés de Sophia Domancich et de Simon Goubert. Sa contribution, en synergie avec la frappe hyper dynamique de Giovanni Barcella, est fantastique tandis que la voix singulière d'Irène Aebi ajoute encore à l'envoûtement de cette musique venue d'ailleurs. Sur ses propres compositions, le saxophoniste témoigne d'un subtil équilibre entre une approche cérébrale et une autre viscérale, allant de l'improvisation organique et ouverte (Song For Xero) à d'autres plus retenues mais tout aussi passionnantes par leur exigence et leur imprévisibilité (Psalm). Da Mo n'est pas un disque qui séduira tout le monde mais les amateurs d'un jazz revigorant, alliant énergie, sincérité et lyrisme à une nécessaire abstraction spirituelle, en seront plus que probablement ravis.
[ Jeroen Van Herzeele sur MySpace ] |
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Collapse (IGLOO New Talents IGL 219), 2010
Cédric Favresse (as), Jean-Paul Estiévenart (tp), Lieven Van Pee (b), Alain Deval (dr)
King-Fu (4:44) - The Rain (8:11) - Erupcja (8:06) - Hum (7:12) - Twisted Day (4:08) - Quiétude (2:18) - Berbère Motion (5:02) - Orwells Disco Dance (4:58) - Bustani (8:27)
A l'instar de celui d'Ornette Coleman, ce quartet sans piano, donc sans soutien harmonique, n'a pas choisi la facilité. Cédric Favresse au saxophone alto et Jean-Paul Estiévenart (Django d'Or 2006 dans la catégorie Jeune Talent)) à la trompette prennent beaucoup de libertés avec leurs compositions originales qui n'en sont pas moins habilement conçues et très diversement colorées. Entre les intonations « klezmer » de Erupcja, les tourneries hypnotiques de Bustani et le post-bop lumineux de The Rain, les seules constantes de cette musique restent sa fraîcheur, sa fougue, son imprévisibilité et son étonnante inventivité. Composée du batteur Alain Deval et du contrebassiste Lieven Van Pee, deux jeunes musiciens disponibles et ouverts à d'autres expériences comme l'électro ou le rock progressif, la section rythmique incandescente porte très haut les interactions fluctuantes des deux solistes qui rebondissent et ricochent sur le tempo élastique. Parfois, la musique frôle l'atonalité mais sans jamais s'y complaire : on retrouve toutefois ici la même vision libertaire que défendent Jeroen Van Herzeele et, plus récemment, Ben Sluijs qui furent par ailleurs les professeurs de Cédric Favresse, l'un au Conservatoire de Bruxelles et l'autre au Jazz Studio. En dynamitant les conventions comme sur Berbère Motion, le quartet retrouve aussi les vertus des transes primitives, renouant avec une magie antique qu'il croise avec une approche moderniste, réinsufflant ainsi une part de mysticisme et de sacré dans un monde musical certes ébranlé par sa dématérialisation mais toujours dominé par le profit. Pour moi, Collapse aurait pu sortir sur Impulse au début des années 70 : il porte en lui la même ferveur contagieuse que les albums de ce label mythique tandis que sa polyphonie cuivrée, portée par un phrasé incantatoire, exhale un souffle haletant. Après avoir remporté le Concours du Jazz Marathon dans son édition 2007, Collapse a attendu trois ans avant d'enregistrer ce premier album éponyme, point de départ brillant et étonnamment mature d'une discographie future qui s'annonce d'ores et déjà passionnante.
[ Collapse sur MySpace ] [ Commander chez Igloo ] [ Collapse (MP3 sur Amazon.fr) ] |
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Manuel Hermia - Manolo Cabras - Joao Lobo : Long Tales And Short Stories (IGLOO IGL 224), 2010
Manuel Hermia (saxophone alto, soprano et ténor, flûte, bansuri), Manolo Cabras (contrebasse), Joao Lobo (drums)
The Story Of Caress (5:12) - What's The Distance To...? (3:53) - Jumping Sprites (1:38) - The Color Under The Skin (8:47) - Follow My Ears (3:01) - Illegal Mess (5:46) - Changing Mind (2:32) - Song For Yasmina (6:21) - The Geisha From Kyoto (1:44) - Rajazz #5+6 (Portrait Of John Coltrane) (8:17) - Deedop (2:53) - Crazy Motherfucker (4:51) - Alone (2:53) - Major Ornette (4:03) - Rajazz #1 (1:16) - One Note, But No Samba (1:54)
L'Esprit Du Val, Le Murmure De l'Orient, Rajazz…. Tous les disques de Manuel Hermia ont une histoire qu'il se plaît parfois à raconter lui-même. Ce n'est d'ailleurs pas tant pour expliquer en détail sa musique que pour lui donner un sens et esquisser les grandes lignes qui ont présidé à sa genèse. Long Tales And Short Stories est un album dédié à la liberté. Personnelle d'abord puisque le saxophoniste y pousse l'enveloppe à la limite du jazz, jetant à tous vents ses états d'âme en une intense autobiographie musicale, déstructurant et recomposant les mélodies au hasard de ses connexions neuroniques. Collective ensuite car, comme le suggère Manuel Hermia à travers une citation de Jean-Paul Sarte, la liberté individuelle n'aurait aucun sens si elle ne prenait aussi en compte celle des autres. Liberté et solidarité deviennent ainsi complémentaires, la liberté du soliste rencontrant celle de ses auxiliaires n'est plus une limite mais un tremplin vers l'infini. The Color Under The Skin en est une magnifique illustration : la contrebasse de l'Italien Manolo Cabras et la batterie du Portugais Joao Lobo déroulent sous les volutes envoûtantes du leader un tapis rythmique aux couleurs miroitantes qui reflète leur propre entendement de la composition. L'échange se produit et la musique respire, vit, bouge, plongeant à l'occasion dans une douce folie partagée. Ce n'est pas pour autant qu'elle soit chaotique ou inaccessible. Bien au contraire, les abstractions qu'elle véhicule montrent une exemplaire fluidité qui procure à l'auditeur une impression de fraîcheur et d'ouverture sur le monde. Pourtant, elle apparaît aussi vulnérable, mutant parfois en une plainte évocatrice de paysages émotionnels propices à une réflexion intérieure. Ecoutez par exemple Rajazz ≠5+6 : ce soprano qui se plie et se déplie sur lui-même en d'infinies variations essaie de dire quelque chose à propos de John Coltrane que les mots ne pourront jamais traduire. Il existe entre les plages de cet album un fil transparent qui les relie et les ajuste en une longue suite spontanée dont s'échappent par miracle de petites pièces courtes, jouées à la flûte ou au bansuri, comme autant de bulles de spiritualité. Au cœur de cet environnement parfois planant, il faudra aussi compter avec un Crazy Motherfucker au groove mordant, avec un Major Ornette pétri dans la pâte Colemanienne et avec un Rajazz ≠1 court, rugueux et atonal. Mais ce ne sont là que quelques aspérités dans la jazzosphère autrement épanouie et quasi cosmique de Manuel Hermia.
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Leroux - Landfermann - Burgwinkel (WERF 104), 2012
Frederik Leroux (guitare), Robert Landfermann (contrebasse), Jonas Burgwinkel (drums)
Unresolved (5:09) - Stumble (5:10) - Ample (2:35) - One (2:05) - Brume (2:17) - Ambitransitive (2:42) - Two Voices (5:33) - Toxy (3:35) - Morb (5:47) - Two (2:00) - Adrift (3:03)
Le guitariste flamand Frederik Leroux et ses deux complices allemands de longue date, le contrebassiste Robert Landfermann et le batteur Jonas Burgwinkel, explorent dans ce nouveau disque sans nom une musique vague et difficile à décrire. Ce sont en fait des paysages sonores aux contours peu définis qui se déploient dans nos oreilles plutôt que des compositions précises et, en ce sens, les titres des première et dernière plages, Unresolved et Adrift, conviennent bien pour préciser les enjeux : une « dérive irrésolue » dans un territoire onirique abstrait où la part de cinématique n'est sûrement pas absente. Minimalisme et ambiances atmosphériques sont au rendez-vous ainsi que des parties free improvisées qui se succèdent à priori sans schéma formel préétabli (Stumble). Dans ces entrelacs de sonorités étranges, la batterie est bien souvent le fil rouge auquel on se raccroche quand on est perdu, un fil solide tant la frappe de Burgwinkel est exemplaire de dynamisme et d'aisance dans un tel milieu déstructuré (Ample, Ambitransitive). Quand la musique devient plus ordonnée, comme dans Morb, les compétences individuelles et leur interaction en trio sont mieux mises en relief même si la musique reste toujours en dehors des codes habituels du jazz. Two fait penser aux expériences menées jadis par Gilbert Isbin sur des guitares acoustiques préparées tandis qu'Adrift conclut le répertoire par une errance dans les méandres sombres et mystérieux d'un tableau surréaliste. Intéressant dans le genre « musique pour film imaginaire » mais à l'autre bout du spectre du Sound Tracks, accessible et ensoleillé, du Yves Peeters Group dont Frederik Leroux fait également partie.
[ Leroux / Landfermann / Burgwinkel (MP3) ] |
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