L'art du trio à la mode belge : une sélection de compacts



Popularisée par Brad Mehldau qui initia en 1997 une série d'albums intitulée "The Art Of The Trio", l'expression "Art du Trio" se réfère généralement au trio piano - basse - batterie. Il y est question d'échanges triangulaires, d'interaction, de connivence télépathique, de création spontanée émulée par l'écoute mutuelle des musiciens. En fait, tout trio, quels qu'en soient les instruments qui le composent, constitue une formule à part en raison de l'espace de liberté qu'il installe. Hors des contraintes imposées par des ensembles plus large, le jazz en trio devient alors synonyme de liberté. En voici quelques uns, la majorité avec piano bien sûr mais aussi dans d'autres configurations moins usitées et parfois même saugrenues. Tous poussent l'esthétique du trio jusqu'au bout de ses possibilités, repoussant même parfois ses limites au-delà de l'imagination. Lyrique ou énergique, créatif et novateur mais aussi bourré de références à des trios célèbres, voici l'art du trio à la mode belge.



Arnould Massart - Philippe Aerts - Philippe Mobers : Three To Get Ready (LP Igloo IGL 029), 1985 - réédition CD (Igloo IGL 166) 2002
Arnould Massart (p), Philippe Aerts (b), Philippe Mober (dr)

Packed Orgy (4:24) - Toujour' (5:06) - Anima (5:16) - Samba De Uma Nota (4:24) - A Garota Da Garota (7:06) - Song For John Merrick (7:55) - Vivement Ce Soir! (3:33) - So Danco Samba (4:54) - La Valse Du Cyclothymique (7:08) - Three To Get Ready (5:48)

De temps en temps, le label Igloo réédite en compact quelques anciens 33 tours de son catalogue devenus aujourd'hui introuvables. Ainsi en est-il de ce Three To Get Ready du trio du pianiste Arnould Massart comprenant le contrebassiste Philippe Aerts et le batteur éclectique Philippe Mobers surtout connu pour ses collaborations avec les chanteuses Axelle Red et Maurane. Enregistré en juin 1985, le répertoire initial de sept titres, dont six sont composés par le pianiste, éclate par sa fraîcheur et sa luminosité. La musique qui a l'élégance de la jeunesse hésite entre un bop enjoué et plaisant et quelque chose de plus sautillant où l'on ne peut s'empêcher de mettre en exergue le dynamisme et la vélocité du leader, la virtuosité du contrebassiste et la cohésion du trio. Sur Samba de uma nota so, une composition d'Antonio Carlos Jobim, la musique prend quelques couleurs latines discrètes mais bien intégrées au style de l'ensemble. Le programme original est complété sur le CD par trois extraits inédits d'une cassette démo enregistrée par le trio sept mois auparavant. On y épinglera une autre composition de Jobim, So danço samba, interprétée avec beaucoup de conviction et de sensualité. Une excellente initiative qui ravira non seulement les collectionneurs mais aussi les amateurs d'un jazz de qualité qui prendront beaucoup de plaisir à découvrir cette musique intemporelle.

[ Three To Get Ready (CD & MP3) ]

Michel Herr : Intuitions (Igloo IGL 073), 1989
Michel Herr (piano, synthétiseur), Hein Van De Geyn (contrebasse), Leroy Lowe (drums)

Thinking Of You (7:09) - Intuition (6:13) - Absence (7:09) - Your Eyes (7:11) - Labyrinthe (5:49) - Le Voyage Oublié (7:50) - Pretext (6:29) - Orange Blossom (5:26) - New Horizons (4:22)

La principale charactéristique de cet album est sa fluidité. La musique coule comme une source, fraîche et changeante. Aux mélodies accomplies et à la grande musicalité du pianiste Michel Herr s'ajoute encore un facteur d'excellence : le jeu du contrebassiste hollandais Hein Van de Geyn à qui on a laissé suffisamment d'espace pour s'exprimer. Avec un tel trio en état de grâce, pas étonnant que ce disque ait reçu en son temps le Prix Sax octroyé par les critiques belges au meilleur disque de l'année. A noter que le Premier Prix du Concours International de Composition de Thèmes de Jazz à Monaco a aussi été attribué au morceau Labyrinthe. A part cela, écoutez un peu Le Voyage Oublié ou Pretext et dites-moi si ce ne sont pas là les expressions d'une vraie rencontre comme le jazz seul sait en offrir.

[ Disco ] [ Intuitions ]

Eric Legnini : Natural Balance (Jazz Club DJC6013 / September Sep 05122), 1991
Eric Legnini (piano), Jean-Louis Rassinfosse (contrebasse), Stéphane Galland (drums)

In Love in Vain (7:29) - Infant Eyes (6:27) - Born (4:24) - Les Grandes Plaines de Là-bas (6:14) - Amnésie (4:52) - Cadence d'un Geste (4:03) - Natural Balance (10:06) - Cyclades (6:16) - My Shining Hour (6:21) - Caravan (8:01)

Avant de devenir un sideman apprécié aux côtés d'Eric Le Lann ou des frères Belmondo et membre permanent du groupe de Stefano Di Battista, avant aussi de s'imposer comme le champion d'un jazz-funk-soul relooké pour les nouvelles générations, Eric Legnini produisait des disques remarqués avec son trio composé de Jean-Louis Rassinfosse à la contrebasse et de Stéphane Galland (ou Bruno Castellucci) à la batterie. Entre les compacts Essentiels (Igloo) et Antraigues (Quetzal), et avant le fameux Rhythm Sphere avec Joe Lovano, le pianiste a enregistré celui-ci en Hollande qui nous permet d'entendre, outre des reprises d'Ellington, de Jerome Kern et de Wayne Shorter, six compositions personnelles aux qualités rythmiques (Born, Les grandes plaines de là-bas) et harmoniques (Cadence d'un geste) incontestables.

[ Disco ] [ Natural Balance ]

Ivan Paduart : Clair Obscur (A Records AL 73105), 1997
Ivan Paduart (piano), Nicolas Thys (basse), Hans van Oosterhout (drums)

Phantom of the Bopera (3:25) - Up on the Air (4:59) - Cat's Paws (5:02) - Days Gone by (6:32) - Rainwaltz (5:26) - Lullaby (3:33) - Evanessence (4:56) - And Now there' s you (4:39)

Avec son jeu imprégné de romantisme qui s'inscrit naturellement dans la lignée de Bill Evans et, plus proche de nous, d'un Enrico Pierranunzi, le fait que le pianiste Ivan Paduart ait dédié entièrement son nouveau compact à Fred Hersch ne surprend qu'à moitié. Auteur lui-même d'un très bel hommage à Bill Evans (Evanessence : A Tribute To Bill Evans) et largement influencé par l'école classique européenne, le pianiste Fred Hertsch a parsemé ses oeuvres de compositions attachantes par leur douceur autant que par la qualité de leur harmonisation. Paduart n'avait dès lors que l'embarras du choix pour puiser dans un riche répertoire de thèmes qui iraient comme un gant à sa sensibilité naturelle. Un tel projet ne saurait que difficilement être révolutionnaire mais Paduart a su s'investir suffisamment pour adjoindre au reflet saisi chez son inspirateur quelque chose de personnel. Clair Obscur porte bien son nom tant la musique offerte, pourtant sophistiquée, dégage une atmosphère poétique faite d'ombre et de lumière que tente de suggérer tant bien que mal la photo crépusculaire de la pochette. Fred Hertsch a parsemé sa discographie déjà abondante de multiples hommages à ceux qui l'ont inspiré, d'Evans à Thelonious Monk. A l'âge de 44 ans, voilà déjà qu'un musicien de 10 années son cadet lui rend hommage à son tour. Et comme ce dernier a lui aussi du talent, on s'amusera à trouver dans sa relecture autant de similarités avec l'original que de différences.

[ Clair Obscur ]

Houben - Pirotton - Pougin : We Can't Stop Loving You (Igloo IGL 140), 1998
Steve Houben (sax alto, flûte), Jacques Pirotton (guitare), Stephan Pougin (drums, percussion)

Chi-Chi (1:17) - I'm An Old Cowhand (2:10) - Anthropology (2:14) - When You're Smiling (15:23) - Paddy Carthy's Reel (3:56) - Eleanor Plunkett (3:02) - Indian Club (3:00) - Apache (4:16) - Cherokee (3:18) - Mohawk (5:17) - I Can't Stop Loving You (4:01) - Swedish Schnapps (1:46) - S'wonderful (5:36)

Finalement revenu de son exode folklorique, Steve Houben (as, fl), qui a emmené son batteur avec lui, s'associe au guitariste Jacques Pirotton pour un album iconoclaste. Toutes les conventions sont en effet oubliées, chacun puisant dans ses ressources pour oser des effets polychromes et des contrechants décalés sur un répertoire conçu en forme de clin d'oeil (on y a par exemple associé des compositions dont le seul lien entre elles est que leurs titres font référence aux Indiens d'Amérique). Mais l'humour n'empêche pas que la musique soit prise au sérieux. Véhiculant une énergie contagieuse, leurs versions éclatées de thèmes repris à Gershwin (S'wonderful), aux Shadows (le célèbre Apache), à Johnny Mercer et Bing Crosby (I'm An Old Cowhand) ou à Charlie Parker (Chi-Chi), traversent le ciel serein du jazz belge comme les météorites d'Armaggedon. Sauvage et cultivé, voilà un compact décapant et un retour aussi inattendu que réussi !

[ We Can't Stop Loving You ]

Erik Vermeulen Trio : Songs Of Minutes (WERF 025), 2001
Erik Vermeulen (piano) - Sal La Rocca (contrebasse) - Jan De Haas (drums, percussions)

Evidence (2:59) - Long Time (4:39) - Monk's Dream (4:39) - Come Rain Or Come Shine (7:40) - Three minutes And A Half (3:44) - Before Silence (3:31) - Silence (4:11) - Misterioso (5:22) - The Star Crossed Lovers (3:13) - Bemscha Swing (5:25)

Voici enfin le disque que l'on attendait d'un grand pianiste comme Erik Vermeulen. Sa première oeuvre éditée sous son nom (Erik Vermeulen Icarus Consort : Into Pieces), sans manquer de panache, revendiquait davantage une sensibilité libertaire exprimée au travers d'une douzaine de pièces bâties essentiellement sur des improvisations parfois jouées rubato ou frôlant le jazz free. Après l'avoir apprécié tant de fois en concert ou en sideman aux côté de Bart Defoort - l'excellent compact Moving est encore dans toutes les mémoires - ou au sein du quartet de Ben Sluijs, on attendait bien plus d'un musicien surdoué dont la rigueur et la sève n'ont d'égale que la densité de son expression. Cette fois, c'est au sommet d'une forme éblouissante qu'il nous offre à entendre en trio dix thèmes dont quatre sont empruntés à Thelonious Monk, ce qui n'étonnera pas le moins du monde ceux qui se sont un jour attachés à son jeu imaginatif. Virtuose imprégné de la science du be-bop qu'il maîtrise à la perfection, Vermeulen se distingue encore sur ce nouvel opus par une limpidité des phrases improvisées, que le tempo soit celui d'une ballade (le très beau The Star Crossed Lovers du couple Ellington / Strayhorn) ou celui palpitant d'un Monk's Dream ou d'un incroyable Bemscha Swing éructés comme des braises ardentes à la face de l'auditeur. Au fil de ces superbes digressions, ce sont les ombres de Monk, de Bud Powell ou du grand Herbie Nichols qui reprennent vie. Pour ce disque passionnant qui rend justice à un artiste talentueux, je mets cinq étoiles et c'est amplement mérité.

[ Commander chez De Werf ]

Charles Loos Trio : French Graces (Lyrae Records LY0206-C / MPM Triomus), 2003
Charles Loos (piano), Sebastiaan Cooymans (contrebasse), Bruno Castellucci (drums)

L'Eté Indien (6:08) - La Javanaise (5:10) - Chez Laurette (5:06) - Comment Te Dire Adieu (6:09) - Mon Voisin (5:09) - L'Aigle Noir (4:54) - Les Copains d'abord (3:55) - La Chanson Des Vieux Amants (5:58) - Ma Préférence (3:49) - La Chanson Des Jumelles (3:59) - Un Jour Tu Verras (4:53)

A l'instar de l'Âme des Poètes, Charles Loos consacre ce disque à une interprétation en trio d'un répertoire de chansons tirées de la variété française. Certaines sont déjà bien calibrées pour une relecture en jazz comme La Javanaise de Gainsbourg, l'incontournable Les Copains d'Abord de Brassens ou la fameuse Chanson des Jumelles de Michel Legrand. D'autres le sont moins comme les inattendus Chez Laurette de Michel Delpech, L'Aigle Noir de Barbara ou Ma Préférence de Julien Clerc. Dans tous les cas, les thèmes se reconnaissent immédiatement, exposés qu'ils sont dans un classicisme sans âge qui fait fi de toute mode et de toute tendance. Loos, qui est un amoureux des thèmes chantants, improvise dans un style alerte qui, par sa verve et sa gaieté, procure le même plaisir immédiat qu'on ressent à chaque écoute d'un bon vieux standard comme Tea For Two interprété par Fats Waller ou Oscar Peterson. Efficacement soutenu par Bas Cooijmans à la contrebasse et Bruno Castellucci à la batterie, le pianiste n'hésite jamais sur la marche à suivre pour ses improvisations : respect, sentimentalité, poésie, simplicité et bonne humeur sont au rendez-vous. Tout ça compose un disque que tous les salons de thé devraient passer en boucle. Mais on peut aussi l'écouter chez soi tant cette musique fraîche et mélodieuse s'infiltre avec bonheur dans les ambiances familiales sans susciter ni émoi ni lassitude.

[ Commander chez Lyrae Records ]

Eric Legnini Trio : Miss Soul (Label Bleu LBLC 6686), 2006
Eric Legnini (p), Rosario Bonaccorso ou Mathias Allamane (b), Franck Agulhon (dr)

The Memphis Dude (3:26) - Sugar Ray (3:46) - Home Sweet Soul (4:00) - For All We Know (4:49) - Joga (4:44) - Horace vorace (4:02) - La strada (5:28) - Miss Soul (3:56) - Daahoud (3:32) - Prelude to a Kiss (5:42) - Back Home (4:31) - Lisbon Stomp (7:46)

Ca fait longtemps qu'on l'attendait celui-là. En fait, on en était resté aux premiers albums, par ailleurs tous excellents, du pianiste hutois sortis sous son nom au début des années 90 : Essentiels (Igloo, 1989), Natural Balance (Jazz Club, 1991, réédité en 2003 chez September Records), Antraigues (Quetzal, 1994) et Rhythm Sphere (Igloo, 1994) avec Joe Lovano. Après, ce fut la rencontre avec des musiciens italiens et le début d'une longue carrière en sideman aux côtés de musiciens prestigieux comme Stefano di Battista, Flavio Boltro ou encore Stéphane Belmondo dont il fut le compagnon pour quelques uns de leurs plus beaux disques. Il y cinq ans, la rumeur de la parution d'un compact sous son nom sur le label légendaire Blue Note en fit saliver plus d'un mais, hélas, pour d'obscures raisons, l'album ne vit jamais le jour. Aujourd'hui, Miss Soul sort enfin chez Label Bleu et c'est bien plus que de simples retrouvailles : la redécouverte d'un formidable pianiste doté d'une énergie incroyable, d'un phrasé précis et concis et d'un swing naturel au balancement irrésistible. La ligne directrice de cet album est un hommage à un pianiste énigmatique mais génial, Phineas Newborn Jr, dont le style inclassable tient d'un Be-bop nourri de swing et de Blues, un peu à l'instar d'un Oscar Perterson à qui sa virtuosité permet de le comparer. En plus de reprendre deux de ses compositions (Sugar Ray et Back Home qu'on peut écouter sur l'album Back Home de Newborn paru en 1976 chez Contemporary), Eric Legnini lui dédie aussi un morceau original, The Memphis Dude. Sinon, Legnini illustre le titre de son disque en proposant des morceaux au groove irrésistible qui portent leurs noms comme des étendards : Horace Vorace, Miss Soul et Home Sweet Soul inspirés par les maîtres du Hard Bop / Soul Jazz que furent Horace Silver ou Bobby Timmons. Et pour faire bonne mesure, le pianiste ne manque pas de rappeler ses origines italiennes sur sa composition La Strada, son respect pour le jazz classique avec Prelude To A Kiss d'Ellington sans oublier un clin d'œil à Esbjörn Svensson avec une interprétation personnelle du Joga de Bjork. Magnifiquement secondé par Rosario Bonaccorso ou Mathias Allamane à la Contrebasse et par Franck Agulhon à la Batterie, Eric Legnini a enregistré un disque magnifique au son parfait. Et si cette musique provoque chez l'auditeur une intense jubilation, c'est parce qu'on y perçoit l'âme authentique du jazz. C'est rare et c'est bon !

[ Miss Soul (CD & MP3) ]

Cattleya : Diary (Prova), 2007
Michel Bisceglia (piano), Volker Heinze (b), Harald Ingenhag (dr)

Diary (5:28) - Song For Pablo (5:19) - I Call You (3:40) - Inner (4:50) - Nouvelle (7:56) - Red Eye (6:55) - Relax Song (4:53) - Whiter Shade Of Pale (5:26) - A Table (5:26) - Trio Impro (1:45)

Ce trio affiche une affection certaine pour l'œuvre du romancier français Marcel Proust. Leur premier album était intitulé Le Temps Perdu (PAO, 2000), le second Madeleine (Rent a Dog, 2002) et eux-mêmes se sont attribués le nom de Catlleya d'après la célèbre orchidée utilisée par Proust comme le symbole de la passion amoureuse dans son roman « A la recherche du temps perdu ». Composé du contrebassiste Volker Heinze, du batteur Harald Ingenhag – tout deux Allemands - et du pianiste d'origine italienne Michel Bisceglia, ce trio qui existe depuis plus d'une décennie, démontre sur ce troisième opus que ses membres ont eu le temps d'apprendre à se connaître. Les trois hommes témoignent en effet d'une belle empathie qui rend la musique particulièrement vivante. On dit souvent que, plus qu'une affaire d'individualités (comme c'est le cas dans la chanson), les grandes réussites en jazz sont dues aux ensembles et à la qualité des échanges entre les musiciens. Ici, on est comblé car ce trio fonctionne vraiment comme s'il était une entité unique. Le répertoire est composé de neuf partitions originales composées par Bisceglia ou Ingenhag, la dixième étant une reprise du fameux tube de Procol Harum, A Whiter Shade of Pale, rendu dans une très belle version jazzy arrangée par Bisceglia. Si l'on excepte deux ou trois titres au tempo relativement plus entraînant (Diary, Song For Pablo et le très court Trio Impro), cette musique impressionniste, alanguie parfois, romantique toujours, pourrait bien être le compagnon sonore idéal des romans de Proust et on comprend mieux à son écoute le lien qui les unit : les improvisations tournent comme les phrases de l'auteur, longues et dotées d'une respiration propre. Le temps se dilue et se contracte, effaçant toute trace de son cheminement tandis que la musique qui coule doucement fait oublier l'instant qui passe. D'un abord très accessible, cet excellent album a paraît-il déjà fait vibrer la presse d'outre-Rhin. Au vu de ses qualités, nul doute que le reste de l'Europe saura également l'apprécier.

[ Diary (CD & MP3) ]

Thomas Champagne : Charon's Boat (Igloo IGL 207), 2008
Thomas Champagne (saxophone alto), Nicholas Yates (contrebasse), Didier Van Uytvanck (drums)

Camel Dance (7:24) - Coffee Man (5:33) - Ballad For Nunci (9:28) - Poutchou (5:03) - Charon's Boat (5:29) - Sansa (3:57) - Hattori (5:24) - Pointless (6:20)

De la part d'un saxophoniste, il faut un certain culot pour oser se lancer dans l'enregistrement d'un premier album sans le support d'un instrument harmonique. Et pourtant, Thomas Champagne l'a fait et, plus étonnant, il réussit au long des 49 minutes que dure cet album à rendre sa musique captivante. C'est qu'un vent de liberté souffle sur ces improvisations qui font parfois penser à Lee Konitz ou à Wayne Shorter. Accompagné très efficacement par deux magnifiques inconnus, Nicholas Yates à la contrebasse et Didier Van Uytvanck à la batterie, Champagne rend hommage à différents courants ayant nourri le jazz, évoquant ainsi le hard bop ou le jazz modal d'une autre époque ou encore les improvisations ouvertes de ceux qui n'ont que faire des barres de mesure. On se laisse facilement convaincre par la richesse du timbre, la fluidité du phrasé et une certaine décontraction dans le discours. Les morceaux s'enchaînent et la notion de temps disparaît : seul subsiste une certaine forme non artificielle de groove et le sentiment de partir à la dérive dans un labyrinthe sonore. Cette musique très aérienne, où chacun veille à laisser aux autres énormément d'espace, serait parfaitement à sa place dans un club de nuit à la lumière tamisée où elle inciterait le public à la détente en installant une solitude conviviale. Dans la déjà longue histoire du jazz belge, il n'existe pas beaucoup d'enregistrements réalisés dans une telle configuration triangulaire. Raison de plus pour s'intéresser de près à ce jeune trio qui promet énormément.

[ Charon's Boat (CD & MP3) ]

Sabin Todorov Trio : Inside Story (Igloo IGL 203), 2008
Sabin Todorov (piano), Sal La Rocca (contrebasse), Lionel Beuvens (drums)

Krivo (4:42) - The Red Carpet (3:54) - The Field (6:21) - Mirage (8:13) - Sad Lullaby (4:33) - La Chenille (5:18) - Insomnia (4:45) - Eclipse (6:11) - Legend (5:00) - Carambol (3:53)

A 42 ans, le pianiste Sabin Todorov a déjà une longue expérience derrière lui. Et ça s'entend ! Son toucher nerveux et incisif devance le tempo propulsé par le contrebassiste vétéran Sal la Rocca et le jeune batteur Lionel Beuvens (dont on peut également apprécier la souplesse de jeu sur le récent Cadences du Peter Hertmans Quartet). Originaire de Bulgarie où il a décroché un diplôme au Conservatoire de Musique Classique de Sofia, Todorov s'est installé en Belgique en 1997 et a continué à perfectionner son art auprès de musiciens de jazz comme Diederik Wissels et Nathalie Loriers. Ses compositions recèlent des bribes du folklore de son pays qu'il restitue à travers un jazz de facture moderne : le répertoire commence d'ailleurs par Krivo, un thème alerte emprunté au folklore traditionnel bulgare qui met en exergue les traits distinctifs du musicien. Et il se termine par un Carambol alerte aux allures de danse villageoise. Entre ces deux titres, la musique se teinte parfois d'une profonde nostalgie, comme sur Mirage ou Sad Lullaby, et l'on se dit que l'ombre des steppes balkaniques plane encore au-dessus des notes. C'est manifestement de là-bas que l'art de Sabin Todorov tire sa substance même si ses sentiments s'expriment par une large palette d'influences acquises autre part. Certains titres comme Eclipse intègrent une approche plus franchement ouverte avec un piano qui s'égare dans une relative abstraction mélodique évoquant par ailleurs le phénomène cosmique auquel le titre se rapporte. Mais de cet album dont la profondeur et la sensibilité surprennent, on retiendra surtout le projet convaincant de créer une musique très personnelle au croisement de plusieurs cultures et qui parvient sur le fil à marier poésie et sophistication.

[ Inside Story (CD & MP3) ]

Pascal Mohy Trio : Automne 08 (Igloo IGL 209), 2009
Pascal Mohy (piano), Sal La Rocca (contrebasse), Joost Van Schaik (drums)

12 Huîtres Boogie (4:47) - Prelude To A Kiss (5:19) - Jojo (4:33) - Ruby My Dear (5:19) - La Polka (4:45) - Just In Time (3:45) - 6.4.2 (5:18) - Naima (5:03) - If I were A Bell (4:36) - Ballade En C (4:00)

Pascal Mohy, on l'a découvert en 2007 au sein du quartet qui accompagne la chanteuse Mélanie De Biasio. Pianiste sensible au toucher délicat, il fut un élément majeur dans la réussite de l'excellente production A Stomach Is Burning (2007 Igloo, réédité en 2008 par Cristal Records). Ici à la tête de son propre trio comprenant le contrebassiste vétéran Sal La Rocca et le batteur Joost Van Schaik, il confirme sa grande sensibilité tout en explorant d'autres facettes de son art. Bien sûr, on retrouve ce côté feutré et intimiste dans lequel il excelle et, à cet égard, le standard de Duke Ellington (Prelude To A Kiss), celui de Thelonious Monk (Ruby My Dear), le Naima de John Coltrane ou sa propre Ballade En C Mineur creusent le sillon d'un lyrisme à fleur de peau, le piano sinueux oscillant constamment entre mélodie légère et improvisation subtile. Mais l'homme, qui fut récompensé du Django D'Or des jeunes talents en 2007, n'est pas qu'un caresseur de notes et possède d'autres cordes à son arc. Ainsi, sa composition personnelle “12 Huîtres Boogie” s'approprie-t'elle l'idiome du blues avec une facilité déconcertante tout en mettant en avant un swing voluptueux qu'on n'aurait guère soupçonné chez ce musicien à priori plus nonchalant que fiévreux. If I Were A Bell, qui débute comme une comptine d'enfant, enfonce le clou avec une improvisation enjouée et bourrée d'idées. La rythmique aide beaucoup en soulignant le jeu dynamique et aéré du leader, contribuant largement au contraste et aux nuances d'une musique particulièrement vivante. On notera aussi la qualité de l'enregistrement qui a privilégié un son rond et chaleureux favorisant la proximité entre l'artiste et celui qui l'écoute. Du beau travail !

[ Automne 08 (CD & MP3) ]

Igor Gehenot Trio : Road Story (Igloo 232), 2012
Igor Gehenot (piano), Sam Gerstmans (contrebasse), Teun Verbruggen (drums)

Promenade (4:41) - Lena (5:42) - A long distance call to JC (5:52) - Highway at 2 (6:15) - Rude Awakening (3:49) - Sofia's Curtains (3:34) - Nuits d'hiver (5:02) - Mister Moogoo (5:17) - Green Valley (5:11) - Vertu (2:45)

Ce Liégeois de 23 ans a déjà une petite carrière derrière lui : il a gagné le premier prix du concours jeunes talents du Festival de Comblain avec le Metropolitan Quartet en 2009 et a été lauréat 2011 du Sabam jeunesses musicales Jazz Awards "Jeune Talent". De plus, Igor Gehenot a joué régulièrement en trio au Sounds Jazz Club l’année dernière. Road Story est son premier disque et il explique quelque part l’engouement que sa musique provoque chez ceux qui sont allés l’écouter sur scène. C’est que ses compositions envoûtantes racontent quelque chose. Le pianiste vous emmène en « promenade » (c’est le titre de la première plage) et tel un guide appliqué, il ne vous lâche plus jusqu’au terme de la visite. La plupart des dix titres de l’album ont des tempos lents et des nuances subtiles évoquant la pluie, un temps gris ou des ciels plombés à l’instar de la photo de la pochette. Ce sont d’ailleurs les mêmes métaphores climatiques que l’on retrouve dans la très belle vidéo en noir et blanc présentant le morceau Lena sur YouTube. Il est facile alors d’évoquer l’univers du label ECM, l’esthétique du Marcin Wasilewski Trio ou le lyrisme d’un Tord Gustafsen, et par moment, c’est sans doute la meilleure référence que l’on puisse donner. Mais si la musique est lente, elle n’en est pas pour autant minimaliste ou glacée. Au contraire, ce sont des phrases luxuriantes qui s’échappent du piano, des notes enchanteresses qui captivent l’auditeur. Et quand, au beau milieu de ces pièces poétiques déroulées avec aisance, la cadence s’accélère soudain pour un Mister Moogoo un peu inattendu, on sait déjà qu’Igor Gehenot a les moyens de convaincre. Accompagné par Sam Gerstmans (autre Liégeois contrebassiste du Greg Houben trio) et Teun Verbruggen (batteur du Jef Neve Trio), le pianiste, qui n’est encore qu’une jeune pousse, étonne déjà par un art de la retenue qui dissimule probablement une abondance de moyens. Gageons qu’on en saura plus dans peu de temps.

[ Road Story (CD & MP3) ]

TAB : Himeros (Mogno j051), 2014
Alex Beaurain (guitares); Frédéric Becker (saxophones / bansuri); Frédéric Malempré (percussions)

M. Duane (8:07) - Les tourments de Phalaenopsis (6:56) - Instant (6:00) - Mlle Palmer (5:56) - La Râpe et le Clou (7:51) - Punctum (5:37) - Himeros (6:32) - L’Inconnu des 3 (4:45) - Rouge Soie (4:43)

M. Duane, qui ouvre ce recueil, est emblématique de la musique de TAB: un jazz de chambre au lyrisme profond qui fait la part belle à des improvisations dessinées par l'écriture et colorées par la fusion souvent inédite des timbres représentés. Car au fil des plages, ce sont souvent des alliages inattendus qui s'offrent à nous: saxophones ou bansuri, guitares, udu, tapan, cymbales et autres éléments percussifs divers sans batterie classique s'animent en un jeu collectif original dont les arrangements ont été pensés avec minutie. Ecoutez par exemple le bucolique Instant avec son bansuri troublant planant au-dessus des percussions et ce passage de guitare quasi-classique tout en délicatesse primesautière; ou la ritournelle lascive du titre éponyme dont l'exquise délicatesse invite à la flânerie; ou encore La Râpe et le Clou, illuminé par d'incroyables sons étouffés de gong comme on en entend dans les monastères indiens ou tibétains. Quelle musicalité, quel raffinement, et quelle sophistication aussi dans ces petites saynètes ciselées avec amour. Ce disque révèle par ailleurs une connivence quasi miraculeuse entre le guitariste français Alex Beaurain, le saxophoniste Frédéric Becker, et le percussionniste Frédéric Malempré, trois musiciens aux oreilles grandes ouvertes et aux passions multiples qui sont ici parvenus à trouver une unité de ton au charme indéniable. Pendant près d'une heure, le trio impressionniste fait ressentir des images comme autant de photographies riches en couleurs, vagabondes, pastorales, exotiques parfois. Par la grâce et la virtuosité des trois complices, la musique dans sa chantante simplicité apparente devient aérienne, atmosphérique tout en restant tendre et émouvante (après tout, Himeros personnifie le désir amoureux). Heureusement, le répertoire du compact a aussi été pensé dans sa globalité et rien ne vient jamais perturber la magie de cette musique du matin calme qui apaise l'humeur et incite au bonheur.

[ Himeros sur Mogno Records ] ] [ A écouter : TAB (Official Clip) - Heptone (live) ]

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