Fusion Belge : une sélection de compacts



Mile Davis a enregistré son Bitches Brew en août 1969 et, dès le début des années 70, le jazz avait quasiment terminé sa révolution. Combinant les forces du jazz et du rock en une nouvelle forme musicale créatrice ayant sa propre identité, de grands groupes comme Return To Forever, Mahavishnu Orchestra ou Weather Report se sont constitués pour propager la bonne parole. Mais si le genre a connu un développement quasi parallèle en Angleterre avec Soft Machine ou Nucleus de Ian Carr, il a mis un peu plus de temps pour envahir le continent européen où il a quand même fini par trouver son écho. En Belgique, des musiciens comme Philip Catherine, Jacques Pelzer, Michel Herr, Charles Loos ou Steve Houben se sont convertis à l'électricité et ont fondé de nouveau groupes qui, au-delà de leurs qualités musicales, auront le mérite d'élargir considérablement le public alors raréfié du jazz. Depuis, la fusion a fait partie du développement du jazz belge et, au fil des ans, le genre a continué d'évoluer en donnant naissance à d'excellents albums de plus en plus éclectiques et surprenants. En voici quelques uns qui, localement au moins, ont marqué leur époque.



Open Sky Unit (Duchesne), 1974 - Réédition CD (WhatMusic.Com WMCD-0002), 2002
Jacques Pelzer (sax, fl), Steve Houben (fl, sax), Ron Wilson (el piano, voix), Janot Buchem (b), Michel Grailler (perc), Micheline Pelzer (dr)

Open Sky (5:39) - At Man (10:42) - Valerie (1:32) - Sunshine Star (5:13) - Passion & Compassion (9:40) - Valerie (Only The Melody) (6:22)

Enregistré le 4 octobre 1974 au Jazzland de Liège, Open Sky Unit s'inscrit dans cette mouvance jazz-rock qui, au début des années 70, a remporté un franc succès aux Etats-Unis et qui a forcément eu un impact considérable en Europe. La Belgique plus particulièrement connaît ainsi une florescence de nouveaux groupes, la plupart incluant des jazzmen confirmés, qui s'engouffrent dans la nouvelle fusion : Jack Van Poll et Cosa Nosta, Marc Moulin et Richard Rousselet avec Placebo, Michel Herr et Robert Jeanne dans Solis Lacus, Philip Catherine, Paolo Radoni avec Arkham, Felix Simtaine et Charles Loos dans Abraxis et Jacques Pelzer au sein de ce Open Sky Unit. Ainsi nommé en référence au Open Sky de Dave Liebman, ce groupe est d'abord une affaire de famille puisque, outre Jacques Pelzer, il comprend aussi la fille de Jacques, Micheline Pelzer, à la batterie ainsi que son époux Michel Grailler, grand pianiste mais ici crédité aux percussions et son cousin, le saxophoniste - flûtiste Steve Houben dont c'est l'une des premières apparitions sur disque. S'ajoutent encore le bassiste Janot Buchem ainsi que le pianiste américain Ron Wilson au Fender Rhodes qui, en plus de chanter sur deux titres, s'est également chargé d'écrire toutes les compositions. Ce disque n'a certes pas la perfection sonore d'un enregistrement en studio mais il a par contre la pêche d'un vrai concert : sur une rythmique organique peuplée de congas, les solistes s'en donnent avec joie dans des improvisations de haut vol bourrées d'énergie et de feeling. Sur le titre éponyme, les flûtes et le piano électrique installent un groove d'enfer tandis qu'on regrette que Wilson n'ait pas persévéré comme chanteur tant sa voix est ici bien en place. La pièce de résistance de ce LP est le funky At Man, un instrumental qui dépasse les dix minutes et met bien en évidence les deux saxophonistes qui déploient leurs ailes en lâchant des phrases incisives. Ca crépite encore sur Sunshine Star, une sorte de hit potentiel au funk velouté qui bénéficie surtout du chant bourré de soul de Ron Wilson. Passion & Compassion met la pédale douce avec une longue partie centrale aérienne et quasi-planante tandis que Valerie referme l'album en beauté sur une mélodie superbe habitée de solos de sax et de flûte qui swinguent en douceur sur un tapis coloré de percussions. Dommage qu'Open Sky Unit n'ait pas persévéré dans cette version unique : son jazz-rock accessible était non seulement efficace, varié et plein de mordant mais, plus rare, il était aussi profondément original.

[ Open Sky Unit ]
[ A écouter : Open Sky - Sunshine Star ]

Philip Catherine : September Man (LP Atlantic ATL 40 562), 1975
Philip Catherine (gt), Jasper Van't Hoff (piano, orgue), Charlie Mariano (sax, fl), Palle Mikkelborg (tp), John Lee (el b), Gerry Brown (dr)

Nairam (4:30) - Nineteen Seventy Fourths (9:44) - T.P.C. (4:30) - September Man (0:30) - When It Is : The Beginning (5:59) / The Middle (10:00) / The End (2:43) - Monday 13 (2:05)

Produit par Sacha Distel et enregistré en 1970 à Paris, Stream bénéficie de la présence de Marc Moulin aux claviers mais reste un disque bancal, touche à tout et sans véritable direction artistique. Il en va autrement de September Man qu'on peut considérer comme le premier vrai disque de Philip Catherine. Entouré d'une équipe internationale de choc, Catherine étrenne sa nouvelle guitare Les Paul Custom et invente un style de jazz-rock qui lui est personnel. Peu de solos dans ce disque mais des interplays magnifiques avec une rythmique en état de grâce composée du bassiste John Lee et du batteur Gerry Brown (qui jouera plus tard avec Chick Corea et Stanley Clarke). Les compositions sont atmosphériques (Nairam, Nineteen Seventy Fourths) et font penser aux longues improvisations des premiers disques électriques de Miles Davis, d'autant plus que le trompettiste danois Palle Mikkelborg (compositeur de Aura pour Miles) est de la partie. C'est lui qui a composé la suite When It Is qui occupe la quasi-totalité de la seconde face du LP : d'abord aérienne dans la première section, la musique se débride dans la seconde quand elle est cornaquée par le piano électrique de Jasper Van't Hoff tandis qu'elle retourne à un calme indolent sur la dernière partie avec un Catherine plus acoustique et déjà profondément lyrique. Avec les mêmes acolytes (mais sans Mikkelborg) et dans le même style, le guitariste enregistrera une année plus tard l'album Guitars dans lequel il prendra plus de solos et de risques individuels et qu'il dédiera à Miles Davis. Ces deux disques constituent une œuvre à part dans l'abondante discographique de Philip Catherine. Dommage que ces deux LP n'aient jamais été réédités en compact car cette fusion à la fois nerveuse et élégante est aussi fraîche aujourd'hui qu'elle l'était au début des seventies.

[ Philip Catherine Website ]
[ A écouter : Nairam - Nineteen Seventy Fourths ]

Solis Lacus (LP EMI/IBC), 1975 - Réédition Solis Lacus / Perspective sur 1 CD (B Sharp CDS-B 082), 1992
Richard Rousselet (tp, bugle, percussions), Robert Jeanne (ts, ss), Michel Herr (p, Fender Rhodes), Nick Kletchkovsky (el b), Bruno Castellucci ou Félix Simtaine (dr)

Utopic Cities (7:02) - Peace Please (6:15) - Open Air (5:40) - Little Green Man (4:42) - Sea Of Tranquility (8:45) - Remake (5:10)

Entre jazz cuivré classique et fusion, Solis Lacus est d'abord un super-groupe réunissant des pointures comme Michel Herr aux claviers, Richard Rousselet à la trompette, Robert Jeanne au saxophone et Bruno Castellucci ou Félix Simtaine à la batterie en plus de Nick Kletchkovsky (Placebo) à la basse électrique. Le jeu de Michel Herr au Fender Rhodes est d'une limpidité exemplaire, procurant à l'ensemble un groove constant et souterrain (Open Air et Peace Please). Felix Simtaine installe un rythme funky jubilatoire (Remake) tandis que Rousselet s'impose par son sens mélodique aiguisé et sa sonorité claire (Utopic Cities). Même quand le quintet met la pédale douce sur un Sea of Tranquility affublé d'une introduction atmosphérique, ça continue à swinguer avec humeur. Pas étonnant qu'avec cette musique à la fois moderne et accessible, Michel Herr et ses acolytes aient réussi en plein milieu des seventies à ramener une partie du public dans le giron du jazz. Et la meilleure c'est qu'aujourd'hui, 35 années plus tard, Solis Lacus n'a encore pris aucune ride.

[ Solis Lacus / Perspective (CD) ]
[ A écouter : Utopic Cities - Sea Of Tranquility ]

Abraxis LP (IBC/EMI), 1976
Dirk Bogaert (flûte, vocal), Paul Elias (gt), Jean-Paul Musette (el b), Charles Loos (Fender Rhodes, miniMoog, piano), Jack Mauer ou Tony Malisan (dr)

Clear Hours (2:37) - Valse de la Mort (20:05) - Sweetank (4:29) - Billy the Keith (4:00) - Jeronimo (1:58) - Bolle Winkel (6:40) - Arhumba (3:42)

Qui le croirait ? Charles Loos, pianiste éclectique aujourd'hui réputé pour ses mélodies précieuses, son néo-classicisme et son goût pour les parfums latins, a commencé sa carrière discographique en jouant du jazz-rock, d'abord avec le groupe Cos et ensuite avec Abraxis. Toutefois, on reconnaît déjà son style intimiste au lyrisme très particulier dans certains morceaux parmi les plus jazz de cet album comme Arhumba ou Valse de la Mort dans lesquels il improvise longuement sur un piano acoustique. Mais Abraxis, c'est aussi le batteur Jack Mauer, le bassiste électrique Jean-Paul Musette et le flûtiste Dirk Bogaert. Des noms plus ou moins connus des amateurs puisqu'ils ont tous les trois fait partie d'un groupe de rock progressif mythique dénommé Waterloo tandis que certains d'entre eux ont aussi joué avec Cos, Placebo et Pazop. Seul Paul Elias est une énigme à moins que ce ne soit le même qui joua avec le chanteur Paul Louka. Sur Clear Hours et Sweetank, sa guitare électrique a une sonorité psychédélique plus rock que jazz qui tranche sur les autres instruments. Sinon, ça tourne bien avec des solos courts de flûte, de guitare et de claviers qui s'entrecroisent et se répondent à la façon d'un petit Mahavishnu Orchestra. Dirk Bogaert, déjà remarqué chez Waterloo, est un flûtiste de première avec une sonorité expressive à mi-chemin entre celles de Ian Anderson et de Roland Kirk. Sa prestation sur l'excellent Bolle Winkel est en tout cas remarquable. Loos, au Minimoog, au Fender Rhodes ou au piano acoustique s'avère également un soliste tranchant capable de saillies pianistiques incisives dont on ne le soupçonnerait guère capable à l'écoute de ses œuvres plus récentes. Plus je l'écoute et plus je me dis que cet album, aujourd'hui quasiment introuvable et jamais réédité en compact, est un must pour tout amateur de fusion accessible et intelligente.

[ A écouter : Sweetank ]

Locurcio / Hertmans Quartet : Buddies (Tonesetters TS004), 1997
Marco Locurcio (el gt), Peter Hertmans (el gt, ac gt, gt synthesizer), Nicolas Thys (b, el b), Hans Van Oosterhout (dr)

Peter Pan (7:13) - Buddies (4:56) - Song For Stella (4:43) - Let The Cat Out! (9:10) - Bye-Bye Tune (5:40) - Intro To Song Three (1:29) - Song Three (7:17) - Traces (5:56) - Every Second (6:23) - Have You Seen Louis? (5:05

Deux potes et leurs guitares électriques plus une rythmique détonante. L'un, plus jazz, cherche son inspiration dans la fusion subtile d'un John Abercrombie et l'autre, plus rock, est amateur de lignes mélodiques et de riffs qui tuent. Ensemble, ils s'entendent pour bouter le feu à dix compositions originales qui s'inscrivent dans la descendance des grands duos de guitare moderne. Pour mettre un peu de piment, Hertmans essaime quelques effets électroniques discrets (Peter Pan) et, quand les ambiances le demandent, il troque sa six cordes électrique par une guitare acoustique dont il joue avec aisance. Pas d'impétuosité déplacée sur cet album. On improvise la plupart du temps sur des tempos moyens ou enlevés mais sans démesure, même si les climats restent très contrastés. Encore plus que les autres, les amateurs de guitares sont évidemment conviés à écouter les échanges fluides et envoûtants entre ces deux musiciens inspirés qui livrent ici ce qu'ils ont de meilleur.

[ Buddies sur le label Tonesetters ]

Jeroen Van Herzeele : Greetings From Mercury (CARBON 7), 1998
Jeroen Van Herzeele (ts), Peter Hertmans (gt), Stéphane Galland (dr), Otti Van Der Werf (el b), Steven Segers (vocal / rap)

India (10:07) - Pondi Cherry (6:37) - Greetings from Mercury (9:40) - Shake the Molecules (8:02) - Selim (2:40) - Slow Trotter (9:28) - Hardcore (5:22)

Jeroen Van Herzeele et son complice Peter Hertmans reviennent chez Carbon 7 qui héberge aussi Aka Moon. Dès lors, la surprise est moins grande quand, à l'écoute du premier titre (appelé India, est-ce vraiment un hasard ?) et après l'introduction aux effets climatiques proches de l'ambient music, le saxophone déclenche la mémoire de Fabrizio Cassol et de son trio mythique. Et la frappe caractéristique de Stéphane Galland, qui tient aussi les baguettes chez Aka Moon, renforce encore la conviction que l'on s'est bien introduit dans l'univers rythmique d'un des groupes les plus particuliers de la scène belge. Mais pas de panique : cet univers là est assez vaste pour que l'on puisse encore tenter d'y trouver des mondes à défricher. Ainsi, sur le second morceau, on découvre, avec les vocaux rap de Steven Segers, des connivences avec les musiques branchées d'aujourd'hui. Inutile toutefois de penser à suivre le flot continu de paroles dont le débit est tellement rapide qu'il ne laisse aucune chance de cerner le sujet. A l'instar de Shake The Molecules et de Hardcore, l'amateur de jazz standard ne s'y retrouvera pas tout de suite et pourtant, le jazz est bien là : il vit entre les plis, nourri par le beat implacable de Galland. Et puis, ce disque recèle deux perles. La première est le titre éponyme du compact où l'on renoue avec une structure plus classique et sur laquelle on se réjouira d'une très bonne intervention de Peter Hertmans à la guitare et d'une autre au saxophone par un Van Herzeele paradoxalement plus libre, plus détendu, et finalement plus proche de ce qu'on se rappelle de lui. La seconde est Slow Trotter, réellement funky, avec plein d'effets spéciaux et un solo de basse électrique jouée en slapping à la Stanley Clarke par le jeune Otti Van Der Werf. Rien que pour ça, cet album électrisant vaut bien le détour !

Ode For Joe : Caribbean Fire Dance (WERF 017), 1999
Peter Hertmans (gt), Jeroen Van Herzeele (ts), Sal la Rocca (b), Jan de Haas (dr)

Y Yo La Quiero (8:02) - Punjab (6:02) - Caribbean Fire Dance (6:15) - You know I Care (6:15) - Gazelle (7:16) - Isotope (6:33) - Afrocentric (8:13)

Ode For Joe, c'est le titre de leur premier compact (Igloo 123) enregistré live au festival de Gaume à Rossignol en 1995 et tout le monde s'en souvient. Rien que des reprises du Joe Henderson de la grande époque Blue Note ou Milestone interprétées avec fougue par un tandem instrumental inusité : une guitare et un saxophone ténor. Joe Henderson lui-même aurait, paraît-il, aimé cet hommage à sa période modale en forme de reconstruction passionnée et originale. Quatre années plus tard, ils remettent le couvert avec la même équipe et une autre série de titres arrachés à l'histoire. Et ça gicle tout autant sinon plus tant les morceaux ont été polis sur scène au cours des années. On s'étonne de l'aisance du jeu, on apprécie la rigueur de la mise en place, on prise le swing intense dérobé au maître, on affectionne les thèmes joués à l'unisson de ces compositions oubliées et on se dit qu'en public ou en studio, Ode For Joe, c'est toujours la fête. C'est l'inventivité dans la tradition, l'occasion d'aller de l'avant avec des souvenirs. C'est le ressac du passé qui propulse dans le futur. Dansez jusqu'au matin et brûlez-vous les ailes aux flammes de ce feu des Caraïbes.

[ Commander chez De Werf ]

Mattis : Heap of Comfort (LYRAE Records), 2001
Nicolas Dory (as, ts), Jacques pili (el b), Marco Locurcio (gt), Jozef Dumoulin (Fender Rhodes), Kris Duerinckx (dr)

Daïquiri (5:44) - Monna Vanna (7:36) - Heap Of Comfort (5:22) - Sak Rose (4:56) - U.L.M. (3:57) - Ode à Lysque (4:54) - Kiss Me Quick (6:53) - Façon de parler (5:24) - Orangeor (5:03) - Annexe (1:26)

Dès le premier titre, Daïquiri, on se croirait projeté une trentaine d'années en arrière, au temps où le jazz se mêlait au rock pour des incandescences électriques orchestrées par des Return To Forever, Mahavishnu Orchestra, Billy Cobham et autres Stanley Clarke. Pourtant, au fur et à mesure des plages, la musique tout en restant électrique se diversifie, intégrant ici des pulsations tranchantes louchant sur le M'Base de Steve Coleman (Façon De Parler et Orangeor) et là des structures harmoniques plus complexes (Ode à Lysque) permettant aux solistes de mieux se mettre en valeur. Nicolas Dory, qui est le compositeur de tous les titres, s'affirme aux saxophones - ténor et alto - comme un talent prometteur tandis que Marco Locurcio, qui nous avait déjà séduit lors d'une précédente aventure discographique en compagnie de Peter Hertmans (Buddies, 1997), confirme sa capacité à jouer aussi bien des notes que des timbres, un peu à la manière d'un John Abercrombie. Quand au Fender-Rhodes de Jozef Dumoulin, Mattis lui doit quelque part son style et sa couleur. Les amateurs de jazz-rock ou funky et des musiques dérivées devraient y trouver leur compte.

[ Mattis sur Lyrae Records ] [ Mattis sur MySpace ]

Aka Moon : Guitars (WERF 031), 2002
Stéphane Galland (dr), Michel Hatzigeorgiou (el b), Fabrizzio Cassol (as), Prasanna (gt), David Gilmore (gt), Pierre Van Dormael (gt)

A La Luce Di Paco - Act 1 (5:02) - A La Luce Di Paco - Act 2 (7:03) - A La Luce Di Paco - Act 3 (4:20) - Jimi's Three Words (8:46) - The Last Call From Jaco (5:47) - Scofield (5:38) - From Influence To Innocence (7:09) - Bill's Dreams (12:06) - Yang-Yin-Yang (4:15) - Three Oceans (5:07)

Aka Moon, rendu à sa formule triangulaire patinée par une décennie de complicité, surprend une fois de plus par un projet emballant. Car si le moteur est toujours celui qui nous a si souvent emporté dans des spirales passionnément créatrices, l'équipage comprend cette fois trois nouveaux acolytes qui ont consenti à se plier aux règles de base d'un voyage en terre pygmée. Trois musiciens, trois solistes, trois guitaristes avec des voix originales mises au service d'une idée, d'un rêve, d'une passion. L'Indien Prasanna, l'Américain David Gilmore et, bien sûr, le Belge Pierre Van Dormael s'insèrent aujourd'hui avec un égal bonheur dans les compositions de Fabrizio Cassol, abandonnant leurs guitares respectives à l'incroyable énergie de sa pensée musicale. Que les amateurs qui jetteront un regard sur les titres inscrits sur la pochette ne se fassent aucune illusion : ils font certes référence à des guitaristes modernes et célèbres, à des princes de l'instrument comme Paco de Lucia, John Scofield, Jaco Pastorius ou Jimi Hendrix mais il ne s'agit là que d'un hommage spirituel car la musique, elle, reste l'incarnation du seul et unique Aka Moon, avec ses rythmes complexes et tranchants, son dynamisme, ses ouvertures orientales, sa mise en place rigoureuse, son souffle et son urgence, sa densité de sens et d'identité, et enfin cette distance naïve par rapport à toutes les modes et tendances. C'est ainsi que l'on bâtit une œuvre qui subsiste dans la mémoire collective : en restituant une vision de plus en plus précise et en s'appropriant avec un profond respect et une ferveur innocente toute l'énergie et la substance créatrice de ceux qui vous approchent. Avec un piano, des guitares, un grand orchestre ou tous les peuples du monde en face de lui, Aka Moon ne cède rien sur son désir.

[ Guitars ]

Marco Locurcio : Jama (LYRAE Records), 2004
Marco Locurcio (gt), Jeroen Van Herzeele (sax), Jozef Dumoulin (piano & Fender Rhodes), Fabio Locurcio (tabla), Maxime Lenssens (dr), Nicolas Lherbette (b) + invités

Music Is Love (5:19) - Too Much Sugar - (5:36) - Panico (5:45) - Before (2:17) - The End (6:47) - Jama IV (5:47) - Jama II (5:28) - Jama I (8:18) - Jama VI (8:03)

Marco Locurcio n'est pas qu'un bon guitariste, il a aussi des idées. Le premier titre, Music Is Love, démarre sur une mélodie ultra simple jouée au sax sur fonds de Fender Rhodes mais qui installe un climat majestueux et presque planant avec ces cordes et ces drôles de percussions en décalage. De cet espace sonore subtilement agencé et peuplé de murmures surgit périodiquement la guitare électrique du leader qui s'envole en de captivantes montées en puissance. Un départ sur les chapeaux de roue qu'on a immédiatement envie de réentendre. Le second titre, Too Much Sugar, est plus sage et met davantage en exergue les qualités de soliste du guitariste et celles déjà bien connues du saxophoniste Jeroen van Herzeele parfaitement à l'aise dans ce genre de musique qui n'est pas étrangère à celle de ses propres groupes comme Ode For Joe ou Greetings From Mercury. Et ça repart avec Panico, ses percussions et ses étranges soli de guitare et de sax qui évoquent un mélange de free-jazz, de mélodies orientales et d'autres couleurs exotiques non identifiables. On se repose ensuite avec Before, méditatif à souhait avec sa partie de violoncelle, qui n'est qu'une introduction pour The End, remarquable composition aérée toute en finesse et en suspension. Et on entre dans Jama, une suite en quatre mouvements qui donne son nom au disque. Un riff de guitare à la Dire Straits et c'est parti entre rock et jazz avec une section rythmique de choc toute entière dévouée à propulser les solistes. Le reste se joue en tempo médium, la musique coulant des mains expertes des musiciens comme la lumière du soleil. La tendance générale est une sorte de jazz-rock ou rock-jazz (appelez-ça comme vous voudrez car on reste la plupart du temps à la frange de l'un ou l'autre genre). Les textures électroacoustiques sont particulièrement soignées sans parler des brillantes interventions des solistes au piano, au sax et à la guitare. Marco Locurcio fut un jour l'élève de Peter Hertmans et la filiation reste perceptible. On pense donc inéluctablement à John Abercrombie, à Gateway ou à certains disques de Peter Erskine et même dans une moindre mesure à John Scofield. Mais pas l'ombre d'une critique ici car, si les références sont utiles pour décrire la musique, on se dit aussi et surtout que Locurcio a conçu un disque cohérent, sans cliché ni prétention, et probablement très proche de ce qu'il aime vraiment jouer. En conclusion, Jama est un disque emballant et bien emballé dans un digipack léger d'une conception simple mais originale (Il éjecte le cédé quand on le déplie). Certes, la pochette est blanche et donc salissante mais ce n'est pas grave : elle ne risque pas d'accumuler la poussière sur votre étagère.

[ Jama ]
[ A écouter : Jama II ]

Slang : Karmasutra (Indépendant – SL004), 2009
François Garny (el b, chant) - Manuel Hermia (sax, flûte, chant) - Michel Seba (dr, percussions, chant)

Raga Raga (4:56) - KB's (5:21) - Chevalier (5:47) - Diga Me (4:11) - Karmasutra (9:33) - Never Change (4:19) - Les cinq doigts de la main (6:23) - L'odeur de la peau (7:15) - Complètement à l'Est (5:02) - I'm a Dog (3:43)

Au croisement du rock, des musiques ethniques et du jazz, Slang est un cas à part sur la scène belge. Sa musique métissée dégage avant tout une énergie énorme (je me souviens d'un concert pluvieux sur la Grand Place de Bruxelles, dans le cadre du Jazz Marathon, où le public, hypnotisé par les sons et les images du light show, dansait carrément sur les tables). Dans cet enregistrement en studio, les impulsions du trio sont à peine plus contrôlées : la basse de François Garny est grondante, les saxophones et flûtes de Manuel Hermia tranchants ou dépaysants et les percussions de Michel Seba toujours aussi arborescentes et tentaculaires. En dépit de quelques parties chantées qui n'apportent pas grand-chose, la fête est bien présente, rougeoyante, décapante, électrique et vitale dans sa démesure. Si les influences indiennes, auxquelles on sait Manu Hermia fort sensible, colorent le morceau éponyme, le reste relève davantage d'un groove moderne peuplé des multiples sources qui ont fertilisé l'imagination des musiciens. Le couac saxophonique de KB's a beau sonner comme un manifeste iconoclaste, la musique n'en est pas moins passionnante car les musiciens s'amusent peut-être avec le public mais pas aux dépens de leur intégrité artistique. Ecoutez Complètement à l'Est par exemple : le solo de flûte de Manuel Hermia n'allie-il pas un dynamisme extraordinaire à un art maîtrisé de l'improvisation? Et dans Les Cinq Doigts de la Main, le solo de sax ne retrouve t'il pas la vigueur et les préoccupations rythmiques propres au M'Base de Steve Coleman ou, plus près de chez nous, de Fabrizio Cassol? Brassant un peu plus large qu'on ne pourrait le croire, Karmasutra ne se résume pas à un hymne au voodoo ni à une autre célébration païenne, c'est une expérience sensuelle et collective d'intégration musicale qui rompt avec les traditions et déboule à toute pompe sur les routes du binaire alambiqué. Ecoutez-les et, surtout, allez les voir en live !

[ Slang Website ] [ Karmasutra MP3 sur Amazon ]

Qu4tre : May (mogno-j043), 2011
Nicolas Kummert (sax); Marco Locurcio (guitares); Jacques Pili (basse & contrebasse); Teun Verbruggen (drums)

May (4:33) - No Trespassing (5:15) - Balthaz Arts (4:32) - Fermé à Clefs (4:23) - CEB (6:19) - La Nonna (4:35) - Neige (6:12) - Jeebuck (4:14) - About Me (5:55)

Ce quartet existe depuis 2002 et son premier disque éponyme est paru en 2003 (Mogno J010). La configuration est depuis restée la même si l'on excepte le remplacement du batteur Lieven Venken, parti vivre à New York, par Teun Verbruggen. Après un second album intitulé Submarine (Jati JTQ501) sorti en 2005, Quatre délivre un troisième compact dans le même style de fusion tous azimuts qui caractérisait les deux premiers. Rien de convenu dans cette musique obsédante développée sur des rythmiques hypnotiques parfois plus rock que jazz. Le groupe a un son unique qu'il doit à la conjonction de ses diverses composantes. D'abord, le saxophoniste ténor Nicolas Kummert qui est au centre du dispositif, s'imposant par une sonorité ample et ses phrases étirées en spirale, déclinant avec volupté des mélodies sensuelles qui s'enchâssent dans le tempo binaire. Le guitariste Marco Locurcio ensuite dont le jeu en accords très sonique et contrasté contribue lui aussi à l'installation de climats entêtants. Ses solos électriques ancrent par ailleurs cette musique dans une fusion progressive rajeunie où groove alternatif et lyrisme distancié se télescopent avec bonheur. Et quand il passe à la guitare acoustique comme sur About Me, c'est pour renforcer d'une façon naturelle la délicatesse et le charme de la composition. Quant à la rythmique, elle se plie au projet et s'exécute dans une veine résolument moderne. Aucune virtuosité inutile ici : le groupe est soudé et contribue d'un seul tenant à la musicalité de ces neuf miniatures, contemplatives (No Trespassing, CEB) ou plus énergiques (May, Jeebuck) mais toutes élaborées avec un goût remarquable. On notera en passant le très beau La Nonna qui est une réinterprétation du mélancolique Il Nonno qui clôturait le premier disque enregistré en 2002, tissant ainsi un lien vers le passé. Quatre continue son parcours avec passion, atteignant ici une plénitude qui laisse présager de futurs beaux concerts et d'autres albums aussi passionnants. Y a t'il quelqu'un dans la salle qui pourrait demander aux animateurs radiophoniques d'inclure ce genre de musique dans leur programmation ?

[ Commander chez MOGNO Records ]

Fox : Blasting Zone Ahead (mogno-j048), 2013
François Delporte (guitares); Olivier Stalon (basses); Xavier Rogé (drums)

Fraxavol 15μg (3:56) - Rapture of the Deep (5:31) - Time Warp (8:28) - Chewing My Steak (5:42) - Julie In The Sky With Diamonds (4:45) - Tethys - part one (4:27) - Tethys - part two (1:28) - S10 (3:16) - Gulliver (4:03)

Une ligne de basse pour le groove, une batterie mordante tout de suite après et la guitare hirsute qui part dans tous les sens. On retrouve l'essence de la fusion bourrée à la dopamine comme la pratiquait autrefois les trios électriques de Larry Coryell, Scott Henderson ou John Scofield. C'est écrit dans le titre et dans les notes la pochette : on joue fort, sans concession ni inhibition tandis que l'objectif est clairement d'enregistrer une épopée sonique en dynamitant le confort du studio pour retrouver l'énergie des concerts. Tony Williams, McLaughlin et Larry Young ne faisaient pas autre chose à la fin des années 60. Ceci dit, le groove est profond comme on pourra en juger sur Rapture Of The Deep ou sur Julie In The Sky With Diamonds. François Delporte, déjà apprécié au sein d'aRTET, domine son sujet, parcourant son manche avec souplesse dans un jeu où résonne l'héritage des maîtres de la fusion. Sur Time Warp, qui porte bien son nom, les sons sont distordus comme en provenance d'une autre dimension temporelle tandis que Gulliver s'affiche comme une angoissante poursuite urbaine qui s'interrompt brutalement dans un crash frontal. Quant à la rythmique qui propulsa jadis en orbite le Quetzal du saxophoniste Fred Delplancq, elle a le souffle qu'il faut pour porter à bout de bras les saillies du guitariste. Mais ce qui rend ce disque attachant c'est qu'au-delà de la performance, qui a aussi son charme, on y trouvera également un brin d'humour (la fin de Tethys Part One vous en dira plus) ainsi qu'une ouverture salutaire sur diverses formes musicales comme le funk, la soul, le rock psychédélique et même le hard-bop. Attention toutefois : Blasting Zone Ahead est un exercice de haute voltige tellement jubilatoire que, sur l'autoroute, l'aiguille du compteur dérive toute seule dans le rouge.

[ Commander chez MOGNO Records ]
[ A écouter : Blasting Zone Ahead : teaser ]

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