Manuel Hermia - Manolo Cabras - Joao Lobo : Long Tales And Short Stories (Igloo IGL 224), 2010. L’Esprit Du Val, Le Murmure De l’Orient, Rajazz…. Tous les disques de Manuel Hermia ont une histoire qu’il se plaît parfois à raconter lui-même. Ce n’est d’ailleurs pas tant pour expliquer en détail sa musique que pour lui donner un sens et esquisser les grandes lignes qui ont présidé à sa genèse. Long Tales And Short Stories est un album dédié à la liberté. Personnelle d’abord puisque le saxophoniste y pousse l’enveloppe à la limite du jazz, jetant à tous vents ses états d’âme en une intense autobiographie musicale, déstructurant et recomposant les mélodies au hasard de ses connexions neuroniques. Collective ensuite car, comme le suggère Manuel Hermia à travers une citation de Jean-Paul Sarte, la liberté individuelle n’aurait aucun sens si elle ne prenait aussi en compte celle des autres. Liberté et solidarité deviennent ainsi complémentaires, la liberté du soliste rencontrant celle de ses auxiliaires n’est plus une limite mais un tremplin vers l’infini. The Color Under The Skin en est une magnifique illustration : la contrebasse de l’Italien Manolo Cabras et la batterie du Portugais Joao Lobo déroulent sous les volutes envoûtantes du leader un tapis rythmique aux couleurs miroitantes qui reflète leur propre entendement de la composition. L’échange se produit et la musique respire, vit, bouge, plongeant à l’occasion dans une douce folie partagée. Ce n’est pas pour autant qu’elle soit chaotique ou inaccessible. Bien au contraire, les abstractions qu’elle véhicule montrent une exemplaire fluidité qui procure à l‘auditeur une impression de fraîcheur et d’ouverture sur le monde. Pourtant, elle apparaît aussi vulnérable, mutant parfois en une plainte évocatrice de paysages émotionnels propices à une réflexion intérieure. Ecoutez par exemple Rajazz ≠5+6 : ce soprano qui se plie et se déplie sur lui-même en d’infinies variations essaie de dire quelque chose à propos de John Coltrane que les mots ne pourront jamais traduire. Il existe entre les plages de cet album un fil transparent qui les relie et les ajuste en une longue suite spontanée dont s’échappent par miracle de petites pièces courtes, jouées à la flûte ou au bansuri, comme autant de bulles de spiritualité. Au cœur de cet environnement parfois planant, il faudra aussi compter avec un Crazy Motherfucker au groove mordant, avec un Major Ornette pétri dans la pâte Colemanienne et avec un Rajazz ≠1 court, rugueux et atonal. Mais ce n’est là que quelques aspérités dans la jazzosphère autrement épanouie et quasi cosmique de Manuel Hermia. [ Manuel Hermia sur Igloo Records ] [ Manuel Hermia sur Amazon.fr ] Toine Thys Trio : The End Of Certainty (Bartok Records 001), 2010. Premier album du saxophoniste Toine Thys sous son propre nom, The End Of Certainty a été enregistré en trio avec deux musiciens néerlandais : l’excellent batteur Joost Van Schaaik (qu’on peut écouter aussi sur Automne 08 du pianiste Pascal Mohy ainsi que sur Summer Night de Philip Catherine) et l’organiste Arno Krijger, grand spécialiste de l’orgue Hammond. Enregistrée dans des condition live aux studios « La Fattoria Musica » d’Osnabrück (Allemagne) et mixée ensuite à New York dans le but d’obtenir une sonorité naturelle et une présence maximale, la musique a de l‘épaisseur. Comme on peut l’entendre sur Bloody Mary, premier titre du répertoire, les deux solistes s’entendent à merveille : mélodie jouée à l’unisson, intensité des deux instruments enlacés, perfection dans l‘échange… Ca réchauffe comme si la formation délivrait un concert dans un club intimiste devant un public trop subjugué pour faire le moindre bruit. Sur Turn Out The Stars, une composition de Bill Evans, les deux complices affichent une sensibilité à fleur de peau, Krijger manipulant son orgue avec un incomparable feeling, assurant, en plus des mélodies au clavier, des lignes de basse au pédalier comme savaient si bien le faire autrefois Jimmy Smith et Larry Young. Parmi les neuf titres aux tempos et climats variés, figurent cinq compositions de Toine Thys dont l’envoûtant Fishy, ainsi nommé parce qu’il évoque par sa mélodie sinueuse l’idée d’un banc de poissons tourbillonnant sur lui-même. Impossible aussi de ne pas citer le superbe All Or Nothing At All, entre autre pour l’assise imaginative du batteur et sa remarquable introduction. Le disque se termine sur une prestation en solo de Toine Thys (U-Turn) qui, par la magie du multi-pistes, y joue simultanément du saxophone ténor, de la clarinette basse et de la flûte, composant ainsi un mini-orchestre symphonique à lui tout seul. Une dernière chose qu’il convient de préciser à propos de The End Of Certainty est qu’il ne s’agit en aucun cas d’une de ces innombrables sessions funky / groove auxquelles l’orgue Hammond est souvent associé, mais plutôt d’un disque de jazz sensible et raffiné aux sonorités originales, davantage axé sur la mise en valeur des thèmes et la qualité des échanges que sur des effets stéréotypés. [ Toine Thys sur MySpace ] Sabin Todorov - Bernard Guyot Duo : Archibald’s Song (Mogno-j041), 2010. Peu de temps après la sortie de son album combinant jazz et voix bulgares (Inside Story 2) voici une nouvelle production du pianiste Sabin Todorov, cette fois en duo avec le saxophoniste Bernard Guyot. Pour cette paire d’amis qui ont tous deux fréquenté le Conservatoire Royal de Bruxelles, le challenge était de taille mais, dès les premières mesures de Crying Game, on sait à quoi s’attendre : les deux complices se comprennent à merveille et, surtout, ils maîtrisent le temps, ce qui signifie qu’ils pourront fort bien se passer l’un et l’autre d’une section rythmique. Mis à part ce titre qui swingue avec une belle vivacité et fait surgir de véritables élans de grâce, le reste du répertoire, plus lyrique, relève d’une poétique de climats et de panoramas. Ecoutez par exemple Au Bord De l’Océan : il rôde dans cette mélodie les mille et un reflets de la mer ainsi que les vagues qui viennent s’échouer sur le sable. Piano et soprano s’entrelacent et s’envolent tout en gardant le souci de la ligne mélodique, fil rouge d’une savante alchimie mi-écrite mi-improvisée. Magnifique aussi est ce Blues Oriental, point de rencontre entre la mélancolie de la note bleue et les modulations savantes de la musique classique arabe revues à l’aune du jazz. Là encore, le duo s’emballe, privilégiant une conversation volubile à propos de secrets qui flirtent avec le monde de l’invisible. Plus éthéré, La Colomba est une longue plainte crépusculaire dominée par les notes cristallines du piano et le son tremblant d’un saxophone empreint de spiritualité, le tout avec juste ce qu’il faut de réverbération dans l’enregistrement comme si Manfred Eicher lui-même avait présidé la séance. En fin de compte, c’est dans Dark Story que le duo révèle le mieux son pouvoir évocateur : ici, au cœur de la nuit, on perçoit encore plus qu’ailleurs le mystère du clair-obscur, quand on est à mi-chemin entre l’ombre et la lumière, entre la connaissance et l’oubli, entre la peur et la sécurité. Cette superbe musique passionnée et poétique, qui euphorise par ses atmosphères plurielles, ne doit pas rester ignorée. [ Commander chez Mogno Records ] Koen De Cauter, Fapy Lafertin & Group : Django!! (WERF 083), 2010. Le guitariste Fapy Lafertin nous avait déjà légué un magnifique premier album, édité par le label De Werf, en hommage à Django Reinhardt (Django!, WERF 045). A l’époque de ce premier enregistrement réalisé à l’Ancienne Belgique en juin 2004, Lafertin était secondé par une autre guitariste, parisien et gaucher, nommé Patrick Saussois. Mais en mars 2009, le leader d’Alma Sinti et fondateur du label Djaz records a été victime d'un accident vasculaire cérébral qui l’a mis dans l’incapacité de jouer sa musique et, si ce second disque est toujours dans l’ensemble dédié à Django, la composition Moonray d’Artie Shaw est, quant à elle, offerte en soutien à Patrick Saussois. Lafertin reste donc le principal soliste à la guitare mais il partage la vedette avec le saxophoniste Koen De Cauter qui, avec son Waso Quartet, fut dès 1975 la cause d’un retour du style « Hot Club de France » au Nord de l'Europe. On retrouve aussi sur ce disque les enfants De Cauter qui jouent depuis 15 ans cette même musique dont ils connaissent toutes les subtilités : Waso est à la guitare rythmique, Dajo à la contrebasse et Myrddin De Cauter à la clarinette. S’ajoutent encore au collectif, Lionel Beuvens à la batterie, Bart Vervaeck à la guitare rythmique et le cornettiste américain Jon Birdsong. Sur 15 titres, le répertoire comprend huit compositions de Django dont les fameux Djangology (1935), Minor Swing (1937), Bolero (1937) et le rare Speevy (1937), tous issus de la période « Quintette du Hot Club de France », ici restitués avec beaucoup de grâce, de swing et de technique. L’incontournable Nuages (enregistré par Django en 1940 en quintette avec batterie et clarinette) est également inclus ainsi que l’ambitieux Mabel (1937), dédié à la chanteuse noire Mabel Mercer, et le pétillant Place de Brouckère livré pour la première fois à Bruxelles en 1942 avec un grand orchestre. Enfin, un titre moins connu, appartenant à la dernière période d’après-guerre de la vie de Django, est proposé : le mystérieux Anouman qui fait référence à une divinité hindoue. D’autres thèmes comme Rêverie de Claude Debussy ou Solveig’s Song de Grieg qui, à un moment ont été des sources d’inspiration pour Django, sont revisitées avec beaucoup d’à propos. Le collectif De Cauter – Lafertin ne se contente pas de reproduire les originaux mais en donne une interprétation singulière combinant les subtilités du guitariste manouche à d’autres trouvailles et enrobant le tout dans un habillage sonore différent et plus moderne que celui du Hot Club, ne serait-ce que par l’inclusion de la batterie. Signalons enfin l’addition au répertoire d’une touche personnelle avec une reprise jazz d’une chanson de George Brassens (Le Vieux Leon), ce qui est une spécialité de Koen De Cauter, ainsi qu’une très belle ballade (Réflexion) chantée par Koen lui-même en mémoire du maître : « le compte des féeries à disparu dans un manoir de ses rêves … ». Tout comme le premier, ce second hommage du label WERF à Django Reinhardt, qui coïncide avec le centième anniversaire de sa naissance, se révèle une vibrante réussite qui plaira à bien plus de monde qu’aux seuls djangophiles. [ Commander chez De Werf ] The Chris Joris Experience : Marie's Momentum (WERF 084), 2010. Rainbow Country, avec Bob Stewart et Reggie Washington, date déjà de 2006 et l’on attendait impatiemment une suite à ce fantastique opus, l’une des plus belles réussites de jazz multiculturel enregistré de ce côté de l’Atlantique. A la place, Marie's Momentum marque le retour du Chris Joris Experience, une formation à géométrie variable davantage centrée sur des solistes belges comme, ici, Frank Vaganée au saxophone et Nico Schepers à la trompette (deux chevilles ouvrières du Brussels Jazz Orchestra). C’est avec plaisir que l’on retrouve au piano Free Desmyter, déjà présent sur les deux disques précédents de l’Experience (Live - Into The Light, 2005 et Out Of The Night, 2003) et qu’on a entre-temps appris à mieux connaître grâce à une première œuvre personnelle en quartet (Something To Share, 2007, Werf 064) très convaincante. En dépit de sa participation à la Troposphère d’Antoine Prawerman, le contrebassiste Axel Gillain est moins connu mais il affiche déjà un son rond et bien plein qui renforce l’assise rythmique du collectif. Quant à Chris Joris, s’il joue du piano sur deux titres, c’est bien d’avantage sur sa batterie complétée par un set de percussions exotiques qu’il se concentre. Si ses instruments de prédilection, le djembé et le bérimbau, sont absents de ce disque, on a par contre droit à des congas, un balafon, un likembé (ou piano à pouces appelé aussi sanza) et des batas qui sont des tambours sacrés à deux peaux utilisés aussi bien par les Yorubas du Nigéria que lors des cérémonies de la Santeria à Cuba. S’il intègre comme d’habitude des éléments ethniques (Mulatina et ses percussions caraïbes ou Serengeti Rain et son solo de flûte joué par Eric Person sur un accompagnement au balafon), le nouveau répertoire sonne globalement plus jazz qu’auparavant, avec des ballades (Marie's Momentum et 4 Steps For Ivy), des épisodes franchement bop (Isi Bop), d’autres post-bop (Naked Raku habité par un magnifique solo de piano) et même de petites percées free peuplées de dissonances (The Call). A noter aussi le superbe Alfonsina Y El Mar chanté en espagnol avec beaucoup d’émotion par la jeune Kimberly Dhondt : écrite par Ariel Ramírez et Félix Luna, cette chanson raconte la légende d’Alfonsina Storni, une poétesse célèbre en Argentine qui se suicida en marchant dans l’océan dans l’esprit de ses poèmes sombres et romantiques. Avec ce Marie's Momentum, Chris Joris nous offre une fois encore un disque contrasté aux ambiances plurielles, musicalement riche et zébré de trouvailles sonores inédites. [ Commander chez De Werf ] Jean-Louis Rassinfosse / Jean-Philippe Collard-Neven : Braining storm (Fuga Libera FUG607), 2010. Globalement, le jazz de chambre inspiré par la musique classique occidentale, Braining Storm ne se résume pourtant pas à cette étiquette. Il y a aussi de la fusion douce dans cette musique, comme la conçoit un Pat Metheny par exemple, c'est-à-dire acoustique, riche en mélodies agréables, exotique parfois et toujours accessible. La frappe légère et les percussions de Xavier Desandre-Navarre, aux effluves parfois africaines, y sont pour quelque chose de même que les vocalises et les sifflements de Fabrice Alleman qui virevoltent au-dessus des instruments (sur Feria notamment). Les lignes de basse coulent des quatre cordes avec la fluidité habituelle propre à Jean-Louis Rassinfosse tandis qu’Alleman s’affirme de plus en plus comme un virtuose de la clarinette dont il joue comme un charmeur de serpents. Quand à Jean-Philippe Collard-Neven, son jeu à la fois sensible et fougueux au piano acoustique est le fil rouge de ces compositions qu’il a, pour la plupart, écrites lui-même et il joue aussi du Fender Rhodes sur Strange Bossa, ajoutant encore une petite touche fusionnelle supplémentaire à l’ensemble. Classique, blues ou jazz, swinguant ou lyrique, ce mélange des genres ne nuit pas. Au contraire, il procure l’ivresse d’une promenade dans un paysage aux lumières changeantes tandis que l’absence de formalisme entraîne une impression de surprise permanente. Et tout cela avec un humour pince-sans-rire dont on sait par ailleurs le contrebassiste belge très friand : ainsi, par ces temps incertains sur l’avenir du plat pays, était-il judicieux d’intituler une plage « Loosing Belgium » même si cela peut être interprété aussi bien comme une marque de cynisme que comme un rappel à l’ordre adressé à nos politiciens. Enregistré par un des plus brillants quartets du moment, Braining Storm fait mouche sur tous les plans en nous léguant une musique raffinée, inspirée, poétique, joyeuse et qui, surtout, fait plaisir à entendre. [ Braining Storm (CD & MP3) ] Weber Iago : Nehmat (Solo Piano) (Mogno j038), 2010.Les hasards de l’édition ont voulu qu’en même temps que les « piano works » de Charles Loos, sorte aussi cet album enregistré en solo par le pianiste d’origine brésilienne Weber Iago. La pièce maîtresse de Nehmat est une suite dédiée à la Belgique, pays où il se produit et enregistre depuis 2000 en solo (Two Hands, One Heart, Mogno, 2000), en duo avec Charles Loos (O Sonho e o Sorriso, Igloo, 2001) ou au sein d’un quartet local avec le flûtiste Pierre Bernard, le bassiste Henri Greindl et le batteur Tonio Reina (Spring Will Stay Here, Mogno, 2003). De façon surprenante, la musique traduit cette ambiance nostalgique propre au plat pays « avec ses cathédrales pour uniques montagnes et de noirs clochers comme mâts de cocagne où des diables en pierre décrochent les nuages ». Iago y déploie une grande virtuosité qu’il met au service de la musique sans aucun effet démonstratif. Rien que ce bel hommage vaut à lui seul l’achat de cet album. Egalement magnifique est Sinos, dédié à Pierre Van Dormael récemment décédé. La mélodie austère et l’improvisation en demi-teintes s’étendent sur sept longues minutes pendant lesquelles plane l’ombre du grand guitariste. Le répertoire comprend d’autres titres où se mêlent les influences classiques et jazz d’un pianiste au style impressionniste impossible à caractériser. A noter aussi l’étonnant Soul Print sur lequel transparaît sa science du rythme dans une approche percussive de l’instrument plutôt impressionnante. Bien que dans un autre genre, ce disque est tout aussi indispensable que celui de Loos : ces deux albums combleront pour les mois à venir les amateurs de belle musique classicisante et de piano acoustique explorés en solitaire. [ Commander chez Mogno Records ] Sabin Todorov : Inside Story 2 (Igloo IGL 221), 2010. Sabin Todorov est originaire de Bulgarie et, sur son précédent album également intitulé Inside Story (Igloo IGL 203, 2008), sa musique était déjà imprégnée du folklore de son pays natal. Sur ce deuxième opus, le pianiste a fait un pas plus loin puisqu'il a associé son trio à un jeune groupe vocal bulgare (le Bulgarka Junior Quartet) dont les chansons traditionnelles composent la trame des compositions. La première fois, cette combinaison résonne aussi bizarrement que l'association entre le chœur vocal et le septet jazz de Max Roach sur l'album It's Time paru jadis chez Impulse. Mais après quelques écoutes, on comprend mieux la démarche de Sabin Todorov même si les chœurs, qui évoquent aussi bien des chants de Noël que des lamentations ou des chansons d'amour, restent anachroniques par rapport aux parties instrumentales improvisées, surtout quand Todorov utilise le Fender Rhodes au lieu du piano acoustique (Lament ou Beautiful Horses). La transition est toutefois facilitée par la présence, au saxophone et à la flûte, de Steve Houben, spécialiste des musiques traditionnelles d'Europe, qui rend plus fluide et harmonieux le passage entre les deux formes d'expression. Au fil de l'écoute, on en vient progressivement à apprécier cet étrange mariage surtout quand les voix, la rythmique, le saxophone et le piano s'entrelacent et contribuent ensemble à des ambiances mélancoliques comme sur Kosovo Field où l'émotion surgit de toute part. A noter aussi la superbe composition méditative écrite par le leader et intitulée Prayer, la seule du répertoire à ne pas comporter d'arrangements vocaux. Certains titres peuvent paraître plus réussis que d'autres (Ritual et Beautiful Horses sont en particulier magnifiques) mais, dans l'ensemble, cet album ambitieux et profondément original accroche de plus en plus au fur et à mesure qu'on s'en imprègne. Un souffle poétique traverse indéniablement ce projet conçu par un artiste qui revendique et se réapproprie avec talent l'héritage de sa culture : bravo ! [Sabin Todorov sur MySpace ] [ Commander chez Igloo ] Charles Loos : Piano Works (Mogno j039), 2010. Malgré une discographie bien remplie, Charles Loos n’a que très rarement enregistré en piano solo (on se souvient de l’excellent So Happy, The Curve sorti en 2004 sorti en collaboration avec Fred Wilbo). C’est donc avec plaisir qu’on le retrouve ici dans cet exercice difficile qu’il pratique parfois sur scène et dans lequel on sait qu’il excelle. Pas de ligne directrice dans ce répertoire où le pianiste change de tempo et de style au fil des compositions. Quatre titres (Rumba, Le Zap, Fox-Trot et Valse Musette) sont des mouvements extraits d’un ballet intitulé « Noir / Instantané » composé en 2003 pour le Ballet de Liège. Enjouée et élégante, la musique y est inspirée par différents styles populaires, le plus proche du jazz étant évidemment ce superbe et court Fox Trot sautillant qui transporte l’auditeur au temps de la belle époque et qui conviendrait parfaitement pour accompagner les films muets du début du siècle. Variantes Sur Un thème du Nord est en quelque sorte un exercice à base d’une simple mélodie qui évolue en de multiples improvisations nostalgiques. La pièce principale Wasif, en cinq parties, doit son nom au fait qu’elle est tirée d’une longue improvisation que Charles Loos fit huit années plus tôt alors qu’il essayait pour la première fois le nouveau piano Yamaha du studio Wazif où a été enregistré l’essentiel de cet album. La musique y est imprévisible, sans but précis, intégrant différents styles et pourtant toujours reconnaissable comme du Charles Loos. Quant à l’ostinato qui ouvre l’album, c’est une pièce intimiste et méditative de toute beauté. Piano Works est un album de mélodies et d’improvisations enchanteresses à écouter de préférence dans la pénombre et le silence d’un soir d’été. [ Commander chez Mogno Records ] Paolo Loveri : 3 for 1 (Mogno Music J037), 2009 (édition 2010). Même s’il reste encore trop peu connu du grand public, Paolo Loveri a déjà une longue histoire liée à la scène du jazz belge sur laquelle il se produit depuis 1992. Sur le plan discographique toutefois, ce n’est que trop rarement qu’on a pu l’apprécier, d’abord en duo avec Fabrice Alleman pour deux albums édités chez Lyrae en 1996 et 2001 (Duo et On The Funny Side Of The Strings), aujourd’hui difficilement trouvables, et plus récemment sur l’excellent projet collectif Radoni’s Tribe (Let Me Hear A Simple Song) sur lequel il rendait hommage à son mentor, Paolo Radoni. Pour son premier disque en leader, Paolo Loveri a invité celui qui, à la fin des années 80, fut son tout premier professeur de guitare en Italie : Pietro Condorelli. C’est donc à un beau duo de six cordes, accompagné par Benoît Vanderstraeten à la basse électrique et Bruno Castellucci à la batterie, qu’on a droit sur cet album intitulé fort à propos 3 For 1. Mis à part le standard de George Gershwin (But Not For Me), les dix autres compositions sont des originaux écrits par Loveri ou Condorellli. Les deux guitares, au son électro-acoustique magnifiquement enregistré, sont évidemment aux avant-postes, improvisant ou exposant des mélodies raffinées dans une esthétique propre à la musique improvisée européenne. De belles mélodies d’ailleurs comme celle de Little Castle, en forme de promenade tranquille, ou de Quartiere Stella au tempo lascif et à l’atmosphère onirique. Sur Tribute To An Unknown Hero, la cadence s’accélère et on pourra comparer les attaques et les styles des deux solistes qui se complètent et s’entrecroisent avec bonheur. Au détour d’un titre (ML Samba), on surprend le quartet à introduire quelques influences latines qui colorent subtilement la musique. Et il y a aussi un bel hommage à Wes Montgomery, intitulé Wes Drive, où l’on retrouve avec plaisir non seulement la technique du maître (ses fameux octaves) mais aussi son groove si particulier que l’inconscient associe bien souvent à la route et au voyage (Movin’ Wes, Movin’ Along, Road Song, …). Des thèmes qui, d’après la pochette, sont aussi à priori le fil conducteur de cet album. 3 For 1 est un disque qui ravira les amateurs de guitares jazz jouées dans un style classique avec toute la technique et la fraîcheur requises. [ Paolo Loveri sur Mogno Records ] Jean Warland & Fabrice Alleman : The Duet (Igloo IGL214), 2009. Bonne idée que de réunir Jean Warland, vétéran de la contrebasse, avec le jeune et bouillonnant saxophoniste clarinettiste Fabrice Alleman, révélé en 1998 par Loop De Loop (Igloo IGL136) enregistré en quartet aux côtés de Michel Herr, Jean-Louis Rassinfosse et Frédéric Jacquemin. Warland, c’est tout un pan de l’histoire du jazz européen : depuis 1945, il a joué avec tout le monde, de Lee Morgan à Dizzy Gillepie en passant par Lucky Thompson, Martial Solal, Johnny Griffin, Don Byas et Kenny Clarke avec qui il entretiendra une relation durable Dans l’histoire plus restreinte du jazz belge, son nom est associé a des musiciens historiques comme Jean Omer, Fud Candrix, Jack Sels, Sadi ou Francy Boland (à lire dans Bass Hits, les mémoires du contrebassiste qui viennent d’être publiées aux éditions Le Cri). Pas de nouvelles compositions dans cette rencontre à nu mais un répertoire de standards soigneusement choisis comme véhicules propices à de fructueux échanges. On pourrait s’attendre à une session convenue entre deux générations distinctes mais ce n’est pas le cas, les deux compères dialoguent avec une fraîcheur et une aisance incomparables, sculptant l’éphémère en de nouvelles et intrigantes beautés. Au fil des titres, Alleman passe du ténor au soprano ou à la clarinette mais, quelque soit l’instrument choisi, il swingue avec bonheur sur les mélodies intemporelles de Duke Ellington, Irving Berlin, Gus Arnheim ou Blosson Dearie. Dix titres sur douze sont en duo tandis que les deux autres bénéficient de la présence du batteur Frédéric Jacquemin (Let's Face The Music And Dance) ou du tromboniste Phil Abraham, ce dernier regorgeant de finesse et de sensibilité sur le fameux Sleeping Bee de Harold Arlen. The Duet est un disque chaleureux et épanoui conçu sous la bonne étoile double du talent et de la complicité. [ The Duet sur MySpace ] [ Commander chez Igloo ] Pascal Mohy Trio : Automne 08 (Igloo IGL209), 2009. Pascal Mohy, on l’a découvert en 2007 au sein du quartet qui accompagne la chanteuse Mélanie De Biasio. Pianiste sensible au toucher délicat, il fut un élément majeur dans la réussite de l’excellente production A Stomach Is Burning (2007 Igloo, réédité en 2008 par Cristal Records). Ici à la tête de son propre trio comprenant le contrebassiste vétéran Sal La Rocca et le batteur Joost Van Schaik, il confirme sa grande sensibilité tout en explorant d’autres facettes de son art. Bien sûr, on retrouve ce côté feutré et intimiste dans lequel il excelle et, à cet égard, le standard de Duke Ellington (Prelude To A Kiss), celui de Thelonious Monk (Ruby My Dear), le Naima de John Coltrane ou sa propre Ballade En C Mineur creusent le sillon d’un lyrisme à fleur de peau, le piano sinueux oscillant constamment entre mélodie légère et improvisation subtile. Mais l’homme, qui fut récompensé du Django D'Or des jeunes talents en 2007, n’est pas qu’un caresseur de notes et possède d’autres cordes à son arc. Ainsi, sa composition personnelle “12 Huîtres Boogie” s’approprie-t’elle l’idiome du blues avec une facilité déconcertante tout en mettant en avant un swing voluptueux qu’on n’aurait guère soupçonné chez ce musicien à priori plus nonchalant que fiévreux. If I Were A Bell, qui débute comme une comptine d’enfant, enfonce le clou avec une improvisation enjouée et bourrée d’idées. La rythmique aide beaucoup en soulignant le jeu dynamique et aéré du leader, contribuant largement au contraste et aux nuances d’une musique particulièrement vivante. On notera aussi la qualité de l’enregistrement qui a privilégié un son rond et chaleureux favorisant la proximité entre l’artiste et celui qui l’écoute. Du beau travail ! [ Commander chez Igloo Records ] Brick Quartet (Chopstick Records), 2009. Sous cette pochette anonyme, dont l’art suranné ne laisse rien deviner de ce qu’on trouvera à l’intérieur, se cache un quartet qui compose et improvise une musique au bord de deux mondes : celui de la musique classique moderne et celui du jazz. La composition du groupe reflète cette ambivalence puisque le guitariste et membre fondateur Mathias Van de Wiele côtoie le saxophoniste et flûtiste Ben Sluijs et le violoncelliste Lode Vercampt, le trio étant soutenu par la batterie de Dimitri Simoen. Si Ben Sluijs n’est plus à présenter aux amateurs de jazz belge, Van de Wiele n’en est pas pour autant un inconnu : c’est lui qui officiait en tant que guitariste dans un autre groupe turbulent dont on a vanté dans ces pages le potentiel et l’originalité : Moker (dont le compact Konglong a été sélectionné en mars 2006 comme disque du mois). Et, bien que le style soit ici différent de celui de Moker, on retrouve sur cet album le même esprit combinant le goût de l’aventure à une approche iconoclaste. Et ça fonctionne ! Ecoutez Pressure qui débute le répertoire sur les chapeaux de roue : la guitare électrique du leader, le violoncelle et le saxophone se succèdent dans des embardées conduites à un train d’enfer qui laissent des traces sur l’asphalte. Changement de décor avec Giants Talk, le seul titre composé par Lode Vercampt, qui installe une atmosphère menaçante avec ses harmonies sombres et énigmatiques. Opgedoekt est pourvu d’un groove lancinant avec cette fois une guitare acoustique aux avant-postes. Les quatre titres suivants (I-Nyanga, Op is op…, D-Mi et Druk) sont totalement improvisés de manière collective par le quartet et on a forcément un peu difficile à suivre même si la musique reste cinématique, porteuse d’images et d’émotions. Le long Mountain Shock, qui commence par un solo de flûte de Sluijs, est davantage structuré et s’étend en un immense paysage sonore dont on n'aperçoit pas les limites. Le meilleur est pour la fin avec Opgelucht, un thème plaisant et enjoué sur lequel les quatre complices swinguent avec bonheur. Original, contrasté et courageux mais aussi risqué, imprévisible et complexe. Donc, à écouter avant d’emporter ! [ Brick Quartet Website ] L'âme des poètes : Ceci n'est pas une chanson belge (IGLOO IGL 218), 2009. Coucou, les revoilou ! Toujours souriants et plus espiègles que jamais, les membres de l’âme des poètes proposent une nouvelle galette qui réunit des chansons belges de tout genre et de toute époque. Si Johnny Tu n’est pas un ange de Vaya Con Dios, ici rendu avec une souplesse féline, ou Cœur de loup de Philippe Lafontaine, enluminé d’un solo de guitare magistral, paraissent des choix évidents sinon incontournables, on avait de quoi s’interroger à la lecture des titres de quelques autres sélections comme Chef un p’tit verre on a soif du Grand Jojo ou C’est ma vie de Salvatore Adamo. Et bien, le plus étonnant est que ça fonctionne. A peine reconnaît-on la mélodie qu’on est parti sur les chapeaux de roue dans des improvisations débridées, à la guitare par un Fabien Degryse en grande forme et au saxophone soprano par un Pierre Vaiana bouillonnant. Quant à Jean-Louis Rassinfosse, son air coquin sur la photo du digipack en dit long sur le plaisir qu’il a pris à réinterpréter en jazz ces vieilleries d’un autre temps. Ils vont même jusqu’à assumer leur belgitude en reprenant des chansons qui défendirent nos couleurs à l’Eurovision : Mon amour pour toi de Fud Leclerc qui remporta la sixième place en 1960, Eurovision de Marc Moulin et Telex en 1980 et J’aime la vie de Sandra Kim qui décrocha la première place en 1986. Rien à voir avec le jazz penserez-vous ? Erreur ! Nos trois impénitents n’en démordent pas : donnez leur une chanson quelle qu’elle soit, même à trois accords, et ils en feront un standard du jazz (belge). Les arrangements sont aussi variés qu’impeccables. Prenez par exemple la chanson à boire du Grand Jojo qui est transformée en complainte malienne lancinante ou L'amour Ça fait chanter la vie de Jean Vallée (encore un autre succès de l’Eurovision) enrobé d’accords de bossa nova ou encore Marcinelle de Paul Louka revisité dans l’esprit de Thelonious Monk. Et puis, l’album contient aussi une vraie perle en forme d’hommage au premier guitariste et membre fondateur du trio : Pierre Van Dormael qui composa en 1978 ce Tout petit la planète pour l’inénarrable Plastic Bertrand. La musique, à peine reconnaissable, prend ici une intonation mystérieuse comme si le groupe s’interrogeait sur le destin de leur ancien compagnon décédé en 2008 d’un cancer. Pardonnez-leur cet humour potache qui colle à leur projet, ces trois là ont un cœur qui bat et le pouvoir secret de muter en or pur le plus commun des matériaux. [ Commander chez Igloo ] |
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