Dans l'histoire du jazz, Money Jungle a une place à part. L'idée du producteur Alan Douglas était d'organiser un choc générationnel et de confronter le jazz mainstream et le moderne en faisant jouer un trio composé de Duke Ellington au piano (64 ans en 1962, date de l'enregistrement), de Charles Mingus (40 ans) à la contrebasse et de Max Roach (38 ans) à la batterie. L'histoire qu'on raconte est que Charles Mingus est entré dans une colère noire quand il a appris que Duke ne souhaitait pas mettre une de ses compositions au répertoire. Complètement hors de lui, Mingus joua comme s'il voulait éclater la musique. Duke, lui, remplit son contrat avec sérénité tandis que Max Roach, conscient de la tension palpable, fit ce qu'il pouvait pour cimenter le tout. Il en est résulté un disque d'une grande originalité, Mingus rendant souvent ces versions inoubliables (comme Fleurette Africaine) en dépassant son rôle d'accompagnateur pour devenir une voix essentielle au cœur de l'interprétation.
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Une des caractéristiques parmi les surprenantes de Wayne Shorter est sa totale imprévisibilité, non seulement au plan des mélodies, des arrangements, des improvisations mais aussi au niveau du style et du timbre du saxophone ténor qu'il va retenir pour un morceau particulier. On peut s'en rendre compte en écoutant deux titres fort éloignés l'un de l'autre. Le premier est Call Sheet Blues qu'il a enregistré au moment du tournage du film Round Midnight de Bertrand Tavernier. Accompagné par la basse de Ron Carter, il commence le morceau par un jeu nonchalant, primitif, bluesy et plein de souffle qui n'est pas sans évoquer l'approche d'un Archie Shepp. Le second est Teru, une ballade extraite de son album Adam's Apple : Wayne y adopte cette fois un son maîtrisé et très doux qui rappelle toute la suavité d'un Stan Getz. C'est le mystère Wayne Shorter : musicien insaisissable qui, toute sa vie, a continué à explorer les possibilités d'un instrument dont il s'était déjà rendu maître dès le milieu des années 60.
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Cette photo de Wayne Shorter a été prise par Francis Wolff le 15 février 1964 dans le studio Van Gelder d'Englewood Cliffs (NJ). Lee Morgan y conduisait une session pour son album Search For The New Land sorti chez Blue Note en juillet 1966. Mais cette photo n'a pas été utilisée pour ce disque. Elle a été tronquée de manière à ne garder que le visage en gros plan de Wayne et a servi pour la pochette de son propre album The All Seeing Eye sorti quelques mois plus tard en octobre 1966. Réécoutez Morgan The Pirate qui fut enregistré le jour où la photo originale de Wayne fut prise. A 3'30", Wayne y prend un solo de sax ténor inséré entre celui du guitariste Grant Green et celui du pianiste Herbie Hancock. C'est du grand art !
Lee Morgan / Wayne Shorter : Morgan The Pirate
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« Tony était le feu. Ron et Herbie étaient les ancrages. Wayne était l'homme des idées, le conceptuel de nos idées musicales. Je n'étais que le leader qui nous avait rassemblés… Wayne Shorter était alors la seule personne à savoir écrire comme Bird, la seule. Quand il est arrivé das le groupe, tout ça s'est mis à croître bien plus vite, Wayne est un vrai compositeur. Il écrit la partition d'orchestre, les parties de chacun, exactement comme il veut que ça sonne… Wayne ne fait confiance à personne en matière d'interprétation de sa musique ; il apportait la partition complète et chacun recopiait sa partie… Wayne ne pouvait pas faire chez Art Blakey ce qu'il faisait chez moi. Dans mon groupe, le compositeur s'est épanoui. Voilà pourquoi je dis qu'il était le catalyseur musical intellectuel du groupe, par les arrangements qu'il faisait de ses compositions que nous enregistrions. » (Miles Davis à propos de son second quintet, Autobiographie, 1989)
Miles Davis Quintet : E.S.P. (Extra Sensory Perception)
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Wayne shorter était un grand fan de science-fiction, de bandes dessinées et de super-héros (un ancien cahier de 1949 – il avait alors 15 ans - rempli de ses dessins en témoigne ainsi qu'une interview parue dans Jazz Mag en juillet 2022). En 2018, pour son dernier disque sorti sous son nom, le saxophoniste avait décidé de combiner son amour de la BD/SF et de la musique en sortant un disque accompagné d'un roman graphique illustré par Randy Duburke (Marvel et DC Comics). Wayne a enregistré Emanon (« no name » à l'envers, en référence à un titre de Dizzy Gillespie) avec son quartet habituel (Perez/Patitucci/Blade) en plus d'un orchestre de 34 pupitres (Orpheus Chamber Orchestra).
L'œuvre musicale est symphonique, complexe, imprévisible, dense mais aussi cosmique et mystique. Elle accompagne l'histoire d'un philosophe rebelle nommé Emanon qui voyage à travers les mondes en diffusant un message de vérité et d'autonomisation et qui lutte contre les puissances du mal. Dans sa biographie, Shorter, qui est un bouddhiste pratiquant, a expliqué « à ce stade, je cherche à exprimer l'éternité dans la composition ». Dans sa préface à la bande dessinée, Esperanza Spalding écrit « après avoir lu et écouté Emanon, vous pourriez commencer à remarquer des réalités alternatives qui scintillent à travers le monde quotidien qui vous entoure ». Wayne Shorter : The Three Marias (Emanon) live
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S'il existe des associations étranges, celle-ci en est certainement une. Les 13 et 14 mars 1988, le trompettiste Chet Bakker et le saxophoniste ténor Archie Shepp s'étaient associés pour une série de concerts en Europe au sein d'un quintet comprenant le pianiste Horace Parlan, le bassiste Herman Wright et le batteur Clifford Jarvis. C'était un peu réunir l'eau et le feu … le cool et le free ! L'idée de départ était saugrenue et le résultat ne pouvait être que mitigé. L'album enregistré live à cette occasion reste une vraie curiosité mais à certains moments, comme sur Old Devil Moon, les deux musiciens tirent leurs épingles du jeu. Chet Baker ne semble pas avoir été particulièrement perturbé par cette collaboration puisque deux mois plus tard, le 12 mai 1988, il était encore prévu qu'il rejoigne Archie Shepp sur la scène du « Singer Concertzaal » à Laren aux Pays-Bas. Seulement, cette fois-là, il n'est jamais venu et pour cause : il fut retrouvé mort à l'aube du jour suivant sur un trottoir d'Amsterdam.
Archie Shepp & Chet Baker : Old Devil Moon
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En 1958, Marcel Romano, l'impresario de Barney Wilen, passe un disque de Monk à Roger Vadim qui se montre désireux de renouveler l'expérience Louis Malle/Miles Davis pour son propre film : Les Liaisons Dangereuses. Mais Monk n'est pas Miles, il ne compose pas sur le pouce et à la demande. Il traîne et refuse de signer les contrats et quand il accepte, il est trop tard pour écrire de nouvelles musiques. Tant pis, Romano organise en vitesse une séance studio à New York avec Monk, Barney Wilen, Charlie Rouse, Sam Jones et Art Taylor où l'on jouera d'anciens morceaux. Mais quand les bandes arrivent à Paris, c'est l'horreur : la musique ne correspond aux séquences du film dont Monk ne s'est pas soucié et elle est quasiment inutilisable sauf comme musique de fond dans certaines scènes. Il n'y aura pas de second miracle et celui d'Ascenseur Pour l'Echafaud restera unique. Les bandes de Monk ont ensuite été perdues et finalement retrouvées grâce à un jazz détective américain : elles ont fait l'objet d'un double vinyle sorti en 2017 dont la musique, indépendamment du film, est extraordinaire comme en témoigne ce court extrait de Rhythm-a-Ning qui, bien mixé et utilisé, aurait pu faire un formidable générique.
Thelonious Monk : Les Liasons Dangereuses / Rhythm-a-Ning
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