En 1985, de retour à Amherst après quatre année passées au Nigéria, Yusef Lateef se concentre sur la composition et, en 1987, il achève sa Little Symphony sur laquelle il joue tous les instruments. Intéressé, Nesuhi Ertegun décide de l'éditer sur le label Atlantic. Combinant l'improvisation libre du jazz et la structure de la musique classique, cette pièce en quatre mouvements se révèle atmosphérique et bien souvent imaginative même si elle est aujourd'hui datée par l'utilisation de claviers électroniques comme le Casio 500 et le synthé Ensoniq Mirage. Elle remportera en tout cas un Grammy Award en 1988 en tant que meilleur album new-age (créée en 1987, la palme de cette nouvelle catégorie sera remportée plus tard par des artistes comme Peter Gabriel, Enya, Mark Isham, Pat Metheny et Jack DeJohnette). Ce succès encouragea Lateef à composer de nouvelles œuvres. Sortiront ainsi successivement sur Atlantic:
Entre-temps, Lateef continue à dispenser un enseignement musical et écrit une nouvelle intitulée Night In The Garden Of Love tout en réfléchissant à créer sa propre firme de disques, ce qu'il fera finalement en 1992. Yal Records a aujourd'hui plus de 35 disques à son catalogue qu'il n'est pas question de détailler dans ces pages mais il y en a quelques uns qui sont incontournables et qu'il faut absolument avoir écouté pour comprendre l'évolution de Yusef Lateef dans la dernière partie de sa carrière musicale. Les premières parutions sont consacrées à des collaborations de Lateef avec des saxophonistes comme René McLean (le fils de Jacky McLean), Ricky Ford, Von Freeman et surtout Archie Shepp. Enregistré en janvier 1992 à Leverett (Massachussetts), Tenors of Yusef Lateef & Archie Shepp confronte les sonorités énormes de deux monstres sacrés du saxophone ténor accompagnés par un trio piano/basse/batterie, le meilleur titre étant la composition de Lateef, Monk Remembrered, écrite en hommage à Thelonious Monk. Au même moment, il enregistre aussi Heart Vision, un album très différent avec Adam Rudolph aux percussions et la chanteuse Nenna Freelon, conçu comme une fusion entre la musique vocale d'Afrique du Sud, la musique d'église afro-américaine (The Bentonia Mississippi Choir) et d'autres expressions diverses incluant des parties électroniques. Ce genre de rencontre entre cultures africaines et afro-américaines restera une constante dans la suite de son œuvre. Dans The African-American Epic Suite sorti en 1993, Lateef donne sa vision de l'odyssée des Africains arrachés à leur terre natale pour servir comme esclaves aux Amériques. Cette suite en quatre mouvements retrace leur parcours depuis la jungle africaine jusqu'à leur liberté finalement acquise sur le sol américain. Avec l'aide de l'Orchestre de la Radio de Cologne et d'un un quartet appelé Eternal Wind composé de Ralph Jones, Frederico Ramos, Adam Rudolph, et Charles Moore, Lateef utilise à nouveau ses multiples connaissances en combinant toutes sortes de styles musicaux d'où émergent des parties percussives, des passages orchestraux, et d'autres improvisés parfois avec une approche free (Transmutation). Cette œuvre ambitieuse, commanditée par le producteur allemand Ulrich Kurth, impressionne par sa richesse tout en mettant en exergue les capacités du leader à fusionner des genres à priori incompatibles. Elle sera plus tard interprétée live au prestigieux Orchestra Hall detroit Detroit en compagnie du Detroit Symphony Orchestra. On retiendra aussi l'excellent Yusef Lateef Plays Ballads, enregistré en 1992, dans lequel le saxophoniste ténor donne sa vision personnelle de ce qu'on appelle une ballade à travers dix nouvelles compositions sur lesquelles il est accompagné par le pianiste Tom McClung, le bassiste Avery Sharpe, le batteur Stephen McCraven et le percussioniste Adam Rudolph.
Le percussionniste manuel Adam Rudolph que Lateef rencontra en 1988 à New-York lors d'un concert avec Eternal Wind, est également un des pionniers de la fusion entre jazz et musiques ethniques (africaines et indiennes en particulier). Comme Lateef pour les instruments à vent, Rudolph maîtrise une foule incalculable d'instruments de percussion incluant entres autres congas, djembe, udu, bendir, tablas et talking drum. C'est donc tout naturellement que les deux hommes ont entamé une collaboration qui devait les amener à enregistrer plusieurs disques sous leurs deux noms. Parmi les plus réussis, figurent:
Bien que les disques précités suffisent pour prendre la mesure des créations de Yusef Lateef pendant les années 90, les complétistes pourront toujours écouter d'autres albums enregistrés pour Yal Records durant cette période: aucun n'est fondamentalement mauvais même si tous ne sont pas essentiels. Citons pour mémoire :
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En 2005, alors qu'on ne l'attendait plus, Yusef Lateef rencontre à Paris les frères Belmondo pour l'enregistrement d'un double album admirable intitulé Influence qui sortira sur B-Flat Recordings. La musique à la fois belle et complexe est un hommage à cette figure emblématique de l'ouverture du jazz sur le monde et ses multiples cultures qu'était Yusef Lateef. Le premier CD offre des compositions des deux frères ainsi qu'une superbe interprétation de Si Tout Ceci N'est Qu'un Pauvre Rêve de Lili Boulanger tandis que le second est réservé à deux nouvelles compositions de Lateef composées pour l'occasion (An Afternoon In Chattanooga et Le Jardin) ainsi qu'à une suite rassemblant quatre anciens morceaux choisis dans sa longue discographie: Morning, Metaphor, Iqbal et Brother John. La fusion entre les univers parfaitement compatibles de Lateef et des Belmondo est parfaite, la musique à la fois riche d'histoire et d'émotion, dégageant en finale sérénité, amour et tolérance, trois valeurs essentielles qui constituent depuis toujours une partie indissociable du personnage du gentil géant.
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Alors qu'il vient d'être nommé en 2010 "Jazz Master" par the National Endowment for the Arts (une agence culturelle fédérale des États-Unis qu'on peut traduire par le Fonds National pour les Arts), on le retrouve en 2011 au Festival de Marciac, où il est invité à jouer pour la première fois avec un autre monstre sacré du jazz: le pianiste Ahmad Jamal. Ce concert sera reproduit l'année suivante sur la scène de l'Olympia de Paris où il donnera lieu cette fois à un double CD intitulé Ahmad Jamal & Yusef Lateef: Live At The Olympia, June 27, 2012. En fait, Lateef ne joue que dans la seconde partie du concert reprise sur le deuxième compact de l'album. Même s'il est clair que l'on n'a plus affaire au saxophoniste rugissant des années 60 et 70, Yusef Lateef, alors âgé de 91 ans, n'a rien perdu de son aura ni de son excentricité. Poussant Jamal hors de sa zone de confort, il improvise au ténor et à la flûte sur les rythmes africains d'Exatogi, et à la flûte encore sur le méditatif Masara avant de se lancer dans des interprétations vocales très personnelles sur Trouble in Mind (qu'il jouait autrefois au hautbois chez Cannonball Adderley) et sur un étonnant Brother Hold Your Light qui ressemble à une longue incantation entre blues et gospel. Bien qu'il ait continué à se produire quasiment jusqu'à sa mort (il a encore participé en avril 2013 à un programme à Brooklyn avec Adam Rudolph pour célébrer ses 75 années de musique), on peut considérer cet enregistrement historique comme sa dernière grande prestation populaire.
Agé de 93 ans, Yusef Lateef s'est éteint le 23 décembre 2013 chez lui à Shaftesbury (Massachussetts). A suivre : Yusef Lateef - Partie IV : vidéos, musique, photos, bibliographie, art Partie I : de Détroit au label Impulse! (1920 - 1966) Partie II : du label Atlantic au Nigéria (1967 - 1985) |