La première pochette d'Alex Steinweiss pour Columbia Records illustre un disque consacré à la musique de Rodgers and Hart. Le titre, les artistes et le nom du label sont écrits en lettres lumineuses sur le chapiteau d'une salle de spectacle, lui même incrusté sur les sillons rouges d'un disque : une oeuvre étonnante pour un premier design. |
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On ne juge pas un livre à sa couverture …. ni un disque à sa pochette ! Mais il faut avouer qu'une belle image évocatrice exposée dans un bac attire indéniablement le futur auditeur en lui faisant miroiter une musique qui se hissera parfois, et parfois pas, à la hauteur du graphisme.
L'histoire de la pochette de disque commence à une époque où le jazz était encore un art populaire. En 1939, un directeur artistique de Columbia Records nommé Alex Steinweiss a soudain l'intuition géniale qu'un disque 78 tours, s'il était emballé dans une pochette illustrée, serait beaucoup plus attractif que les enveloppes en papier épais brun ou gris, trouées au centre, sur lesquelles figurent simplement dans un style dépouillé le nom du musicien et de son œuvre. Désormais, ces tristes emballages, appelés par dérision « tombstones » dans les milieux de la production phonographique, sont condamnés à disparaître peu à peu. En 1947, Steinweiss mettra au point la première pochette illustrée d'un LP (Long Play Record) censée par un graphisme approprié donner une représentation visuelle d'un contenu qui ne s'adresse qu'à l'oreille. L'influence de la pochette décorée sur l'accroissement des ventes ne faisant aucun doute, son modèle deviendra le standard pour tous les disques à paraître dans les quarante prochaines années et ce jusqu'à l'apparition du disque compact qui en modifiera les règles jusque là bien établies. Et Steinweiss lui-même composera plus de 1000 pochettes durant sa prolifique carrière de designer dont certaines seulement dans le domaine du jazz notamment pour Louis Armstrong, Duke Ellington, Benny Goodman et Count Basie.
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James Flora Gene Krupa And His Orchestra (Columbia Records) This Is Benny Goodman And His Orchestra (RCA Victor), 1951 ? Shorty Rogers & Andre Previn : Collaboration (RCA Victor), 1956
Plusieurs styles de graphisme vont se développer dans les années 50 symbolisant les différents genres musicaux où parfois la façon dont les musiciens voient leurs propres créations. Ainsi, la musique classique se verra t'elle souvent affubler de pochettes avec des paysages bucoliques inspirant lyrisme et sérénité, celles du rock de la fin des années 60 se couvriront de fleurs et de dessins psychédéliques, le rock progressif s'inspirera davantage de la science fiction et du fantastique … etc. Par ailleurs, les pochettes seront aussi le reflet des époques sociales qui vont se succéder : le swing de l'après guerre, les débuts du rock dans les 60's, la science, le voyage spatial et l'homme dans la lune ainsi que le Flower Power des 70's suivis par la dérision, la désillusion et la violence des années 80 …. Après tout, comme l'a souligné bien plus tôt le peintre Wassily Kandinsky (1866 – 1944), peinture et musique ne sont que deux façons de se représenter d'une manière abstraite le monde dans lequel nous vivons et la rencontre de ces deux formes artistiques sur un unique objet, le disque en l'occurrence, apparaît finalement aussi naturelle qu'inéluctable. Des peintres aussi célèbres que Salvador Dali ou Andy Warhol l'ont d'ailleurs bien compris et apporteront par la suite leur contribution au développement de l'illustration musicale.
James Flora, qui fut recruté par Steinweiss chez Columbia en 1942, conçut dans les années 40 des pochettes aux couleurs vives présentant généralement des caricatures de musiciens, les illustrations limitées à une, deux ou trois couleurs étant à l'époque beaucoup plus simples à reproduire que les photographies. Alors que Steinweiss se concentrait davantage sur les disques classiques, Flora lui préférait le jazz. Ses pochettes représentant des caricatures de Kid Ory (son premier design en 1947), Bix Beiderbecke ou Gene Krupa sont restées célèbres. Un peu comme le jazz décrit dans le film animé Les Aristochats, les dessins naïfs de Jim Flora évoquent une joie de vivre, une insouciance et le jazz festif propre au Jazz Hot des années 20 et au swing de la belle époque. Après avoir quitté Columbia, Il travaillera dans les années 50 pour RCA et continuera à dessiner ses pochettes toujours dans un style proche de la bande dessinée insufflant à ses compositions un réel sens du mouvement et une vivacité due à une savante utilisation des couleurs. |
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David Stone Martin Josh White (Stinson), 1950 Art Tatum : The Genius Of Art Tatum (Clef Records), 1953 The Lionel Hampton Quartet (Clef Record), 1953
Ami de Norman Granz, David Stone Martin va imposer son style épuré dans les années 50 pour les labels Clef, Norgran, et Verve, dessinant quelques 400 pochettes de disque, la plupart dans le domaine du jazz. Personne n'a mieux que lui le don de capter l'ambiance d'un sujet ou de reproduire les traits marquants d'un musicien à l'aide d'une simple ligne claire. Ses dessins illustrant les albums de Count Basie, Charlie Parker, Lionel Hampton et ceux d'autres artistes des labels Clef et Verve sont de petits chefs d'œuvre de simplicité et, si les pochettes originales sont activement recherchées par les collectionneurs, elles sont aussi bien connues des amateurs de jazz car elles ont souvent été conservées par le label Verve lors des rééditions de ces disques en compact. La pochette réalisée pour le quartet de Lionel Hampton (Clef) montrant un foisonnement de mailloches en action est un bel exemple de son art : c'est la vélocité du musicien qui est ici représentée par un effet graphique simple mais tellement efficace qu'il donne envie sur-le-champ d'écouter le maître du vibraphone swinguer comme un fou. |
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Burt Goldblatt
Johnny Smith Quintet : Jazz At NBC (Roost Records)
George Wallington Trio (Progressive Records), 1952
Robert Johnson : King Of The Delta Blues Singers (Columbia), 1961
Carmen McRae (Bethlehem), 1955 |
L'alter ego de David Stone Martin s'appelle Burt Goldblatt et il travaille lui pour le label Bethlehem dont il est devenu le Directeur du design en 1953. Il a conçu quelques 3000 pochettes, celles pour Bethlehem incluses. L'illustration d'un album de Carmen McRae en 1955 composée de neuf petites images présentant à divers moments les lèvres de la chanteuse en action ne manque pas d'humour et est restée à juste titre célèbre. Mais ce n'est pas la meilleure. Son dessin particulièrement expressif et sa façon très originale de jouer avec les couleurs et la perspective tiennent parfois du génie comme en témoigne l'une des plus belles pochettes réalisées pour un disque de blues : Robert Johnson, King of the Delta Blues Singers paru chez Columbia. Les teintes brunes, la vue plongeante sur le chanteur enregistrant seul avec sa guitare dans une chambre d'hôtel, l'ombre envahissante : il s'agit là d'une superbe composition très cinématographique dans sa conception et particulièrement bien en phase avec la musique dépouillée de ce précurseur du blues moderne qu'était Robert Johnson. Un autre exemple réussi de conception originale est la pochette réalisée pour le pianiste George Wallington montrant le contrebassiste Curly Russell et le leader au second plan entre les bras du batteur Max Roach. Ici, c'est l'image qui grâce à sa conception osée et originale frappe avant le texte : l'impact est immédiat et émotionnel. Quand on voit ces pochettes dans un bac à disques, on est tenté de se rapprocher pour lire les informations concernant les titres et les musiciens et c'est sans doute le but recherché : car une fois piégé, il y a beaucoup de chance pour que l'amateur achète ce disque plutôt qu'un autre. |
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William Claxton
Art Pepper : Meets The Rhythm Section (Contemporary Records), 1957
Chet Baker : Chet Baker & Crew (Pacific Jazz), 1956
Bob Brookmeyer Quintet : Traditionalism Revisited (Pacific Jazz), 1957
Sonny Rollins : Way Out West (Contemporary Records), 1957 |
Le procédé d'impression en offset et l'amélioration des techniques photographiques aidant, la pochette de disque commence à s'ouvrir largement à la photographie à partir du milieu des années 50. Le jazz aussi s'est transformé : les grands orchestres de l'après guerre, peu photogéniques, ont laissé la place à des combos de trois, quatre ou cinq musiciens et les disques porteront désormais de plus en plus souvent le nom du leader de la session imprimé sur une photo prise au cours de la session ou d'un concert. Du coup, le style des pochettes va lui aussi changer et l'on aura recours de plus en plus souvent à des photographes professionnels pour décorer les albums. Deux noms vont immédiatement apparaître comme des figures de proue en imposant un nouveau standard pour le disque de jazz. L'un est William Claxton et l'autre, le plus célèbre des designers de l'histoire du disque de jazz, s'appelle Reid Miles.
Le nom de William Claxton reste lié au jazz de la West Coast et plus particulièrement aux labels Contemporary et Pacific Jazz. Le soleil de Californie et le bleu du Pacifique aidant, on préfère là-bas les photographies en couleur et les pochettes affichent bien souvent des panachés de teintes vives qui s'opposent au jazz blanc et noir tel qu'on le représente à New York et dans l'Est. Claxton flashe les jazzmen de Los Angeles de préférence à l'extérieur et en pleine lumière ou en action dans les clubs locaux et parfois même dans leur propre maison. Et comme il aime le jazz et ceux qui le jouent, les musiciens le lui rendent bien et se prêtent volontiers à des mises en scène dont certaines sont restées célèbres comme Chet Baker jouant de la trompette sur un yacht (Chet Baker & Crew) ou Sonny Rollins, en visite sur la Côte Ouest, posant comme John Wayne dans le désert avec un Stetson, un colt et … son saxophone (Sonny Rollins : Way Out West). Devenu à force de les côtoyer l'ami intime des artistes, ses clichés chaleureux et empathiques ressemblent à ceux d'un album de famille. |
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Prestige & Riverside
Booker Ervin : The Song Book (Prestige), 1964 - Photography & Design : Don Schlitten
Gene Ammons : Boss Tenor (Prestige), 1960 - Design : Peter Grant
Eddie Davis with Shirley Scott : Smokin' (Prestige), 1964 - Design : Don Schlitten - Photography : Herb Snitzer
Bill Evans Trio : Sunday at the Village Vanguard (Riverside), 1961 - Design : Ken Deardoff - Photo : Donald Silverstein
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On terminera cette première partie consacrée à la pochette de jazz par quelques albums appartenant à deux célèbres labels de New York qui, avec Blue Note, dominèrent le post-bop de la seconde moitié des années 50 et du début des 60's : Riverside et Prestige. Ces deux labels affichent invariablement des photographies des musiciens sur les pochettes de leurs productions et, vu le nombre de sessions enregistrées ayant fait l'objet d'une édition phonographique, on obtient forcément une grande variété de styles même si ces collections ont indéniablement un cachet qui les fait reconnaître des amateurs au premier coup d'œil. On a choisi pour les représenter ici quatre pochettes classiques, en noir et blanc ou bichromes, parce qu'elles contrastent fortement avec celles multicolores des disques de la Côte Ouest. Après tout, sur le plan du jazz, l'Amérique était en ce temps là bien coupée en deux : le soul-jazz, l'avant-garde et une intensité certaine à l'Est ; le cool, le goût des arrangements précieux et un certain dilettantisme à l'Ouest. |
Partie II : Andy Warhol - Reid Miles, Francis Wolff et le label Blue Note - Le Label Impluse! - Charles stewart - Chuck Stewart Pete Turner et le label CTI - Mati Klarwein - Dieter Rehm, Mayo Bucher & ECM - Mogno Records et les labels européens.
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