Philippe Moulin : Les Maîtres de la Fusion
Jazz-Funk / Jazz-Rock 1969-1989


[ Edition Phil Harmony Music, 2020]






Chronique

Philippe Moulin a sorti récemment un livre intitulé "Les Maîtres de la Fusion / Jazz-Funk / Jazz-Rock 1969-1989". Il y présente de courtes biographies de quelques artistes qui ont marqué le genre ainsi que des chroniques d'albums jugés essentiels par leur créativité et/ou représentatifs d'une période donnée.

Mais le livre aborde aussi certains aspects qui permettent de mieux appréhender l'éclosion du genre à la fin des années 60. Une brève histoire du jazz est ainsi présentée afin de permettre aux lecteurs de comprendre comme le jazz s'est soudain nourri d'autres styles pour donner naissance à de nouvelles musiques au croisement de plusieurs influences. Certains groupes satellites du rock et du prog ont été inclus comme Joni Mitchell, Steely Dan, Joe Satriani, Yes, Santana, Caravan, Soft Machine, Frank Zappa ou King Crimson. En 286 pages très denses, l'auteur va alors expliquer, année par année, l'évolution de la fusion et proposer des albums qui ont marqué le genre et assuré sa pérennité.

Depuis In A Silent Way sorti en 1969 jusqu'à Jigsaw de Mike Stern enregistré en 1989, les fans y retrouveront avec plaisir des artistes et groupes phares devenus incontournables (Mahavishnu Orchestra, Return To Forever, Weather Report, Headhunters, Larry Coryell, Chick Corea, Herbie Hancock et Miles Davis entre autres) mais aussi quelques raretés qui valent bien la peine d'être recherchées (Horselmat, Harvey Mandel, Gabor Szabo, Cortex, Egba, Caldera ou Gamalon pour n'en citer que quelques-uns). Le livre se termine sur un glossaire expliquant le vocabulaire spécifique de la fusion ainsi que les instruments les plus utilisés dans le genre. Enfin, un index des artistes ainsi qu'une table des matières permettra au lecteur de retrouver facilement ce qu'il cherche.

Présenté en format A4, le livre est agencé clairement et les pochettes en couleur rendent justice aux réalisations artistiques qui ont souvent orné les vinyles originaux (ce qui n'est pas toujours le cas dans ce genre de production). Les chroniques sont bien écrites, fourmillent de détails et, surtout, témoignent de la réelle passion ressentie par l'auteur à leur écoute.

Il y avait déjà le livre fort intéressant de Julie Coryell, "Jazz-Rock Fusion: The People, The Music", mais il n'existe qu'en anglais et ne propose qu'une discographie succincte, et il fait l'impasse sur les styles satellites ainsi que sur le jazz-rock non américain or, comme l'explique Philippe Moulin, la contribution au genre d'artistes et de groupes européens, en particuliers britanniques, a été considérable. Le jazz-rock aurait d'ailleurs ses racines en Grande Bretagne et non en Amérique comme on le croit souvent. En conclusion, si l'on est fan, Les Maîtres de la Fusion / Jazz-Funk / Jazz-Rock est bel et bien aujourd'hui "LE" livre de référence qu'il faut avoir chez soi.

[ Chronique par Pierre Dulieu ]




Interview de Philippe Moulin par Pierre Dulieu

  • Pierre: Bonjour Philippe. Commençons par les présentations. Quel est ton parcours musical et comment as-tu acquis une telle culture dans ce domaine qui t'a permis d'écrire cette première anthologie en français sur le jazz-rock / jazz-funk / fusion ?

    Philippe: Ma passion pour la musique m'est venue très jeune. En 1965, j'avais 10 ans et les chansons des Beatles résonnaient déjà chaque jour dans ma chambre grâce à la belle collection de ma sœur aînée. A cette époque, j'avais la chance d'accéder à son électrophone et j'écoutais dès que possible les 45 tours d'Elvis Presley, des Beatles des Kinks, des Rolling Stones et de Ray Charles. Adolescent, j'ai eu la chance de voir mon premier concert à 15 ans et pas des moindres. J'assistai a un concert du groupe britannique The Who qui passait à Paris au Théâtre des Champs Elysées. Le choc fut immense. Ma vie à cet instant sera bouleversée à jamais et s'orientera irrésistiblement vers la découverte de la musique rock.

    En 1978, je rentre comme disquaire en plein Paris, à la FNAC Montparnasse, véritable temple culturel à l'époque. J'y découvre en profondeur la musique classique, le jazz, le blues, la musique soul, le funk, la chanson française et les musiques du monde. Mais ce n'est pas tout : je constate que le rock ne m'avait pas encore livré tous ses secrets. En 1997, je crée enfin ma propre boutique à Paris (6ème) sous le nom de « Soul Kitchen Music », un clin d'œil au groupe The Doors. J'accueille, je conseille et je partage naturellement mon savoir avec passion. En 2003, je collabore en tant que consultant musical avec l'Observatoire de la Cité de la Musique. En 2004, la conjoncture me contraint à fermer mon magasin (l'effondrement progressif du disque vinyle amorcé depuis le milieu des années 80 perdure encore à cette époque, la vente des compact-discs également dû à la sortie sur le marché français des graveurs de CD ! Il faut ajouter à cela un plan Vigipirate à rallonge instauré dans le quartier suite aux attentats du 11septembre 2011 et j'en passe). Après une difficile période de chômage entrecoupée de jobs plus ou moins alimentaires, je décide de consacrer mon temps à l'élaboration d'un livre sur l'âge d'or du rock. En 2012, mon projet devient réalité avec la parution de « Les Authentiques Trésors du Rock 1965-1979 ». Malgré son prix élevé, ce livre luxueux et massif rencontre un vif succès, car il se démarque des autres du genre de par sa sélection rigoureuse et son franc-parler.

    Également passionné de jazz, surtout au fil des années, en 2016, je décide de m'investir dans un nouveau projet d'écriture sur le jazz et, plus précisément, sur sa fusion électrique amorcée de façon conséquente en 1969. Pour des raisons techniques et historiques, je choisis d'approfondir la période partant de sa genèse avérée en 1969 jusqu'à 1989, dans un premier temps. A l'aube de ma retraite, ma disponibilité, ma culture acquise, ma curiosité et ma ténacité m'ont permis d'effectuer les recherches historiques nécessaires et de passer beaucoup de temps et autant de plaisir à des écoutes approfondies qui ont décuplé mes connaissances de base en la matière. Après un vain parcours du combattant pour tenter de trouver un nouvel éditeur qui soit intéressé par l'ouvrage et son éventuel gain lucratif (l'éditeur de mon premier livre étant parti à la retraite), je pris l'initiative de l'auto-éditer en 2020.



  • Pierre: Le jazz, le rock et le funk ont chacun leur public depuis longtemps mais le jazz-rock, bien qu'ayant aussi un noyau de fans inconditionnels, est plus confidentiel. Pourquoi avoir choisi ce genre en particulier ?

    Philippe: Après la parution de mon premier livre, mon épouse m'incita à me lancer un second défi, celui d'écrire un ouvrage sur le Jazz-Rock. Enthousiasmé par ce nouveau projet, je décidai d'en élargir l'idée en y intégrant la fusion d'albums Jazz-Funk de préférence instrumentale pour plus de cohérence. Dès lors, mon investigation dans l'Univers spécifique du Jazz-Rock et du Jazz-Funk et de ses maîtres avérés pouvait commencer. J'étais conscient que je ne toucherai pas un large public, à l'instar du Rock, mais personne n'avait osé jusque-là écrire de façon approfondie sur le sujet. Je voulais rendre justice à tous ces grands compositeurs et musiciens beaucoup trop souvent ignorés par les médias.


  • Pierre: Comment définirais-tu le jazz-rock et, en tant que genre musical, qu'est-ce qu'il t'apporte de plus par rapport au jazz et au rock ?

    Philippe: Le Jazz-Rock est, par définition à cette période une musique instrumentale, ce qui rend le genre on ne peut plus universel. Cette forme de musique fusionnelle emprunte essentiellement au Rock et au Blues, à ses rythmes binaires et ses sonorités très diverses, pour se confondre avec le Jazz à travers ses différents styles, comme le swing, le be-bop, le hard-bop ou le latin-jazz, en faisant la part belle aux solistes au sein de chaque formation. Cela apporte un plus, si on le compare à titre d'exemple au rock progressif aux sonorités quelquefois Jazz, mais souvent chanté. Les musiciens de Jazz-Rock ont souvent une technicité supérieure et plus variée par rapport à ceux du Rock, tant au niveau des sections rythmiques basse/batterie que des solistes.


  • Pierre: La technique existe aussi dans le rock mais disons qu'elle est la plupart du temps moins démonstrative et que la priorité reste quand même donnée aux mélodies et aux harmonies (voir les Beatles par exemple). C'est sans doute la raison pour laquelle le jazz-rock reste confidentiel. Cela dit, les meilleurs disques de jazz-rock ne sont-ils pas ceux qui, en plus de la technicité, offrent aussi de vraies compositions riches en mélodie et en harmonie (comme chez Chick Corea par exemple). Qu'en penses-tu ?

    Philippe: Oui effectivement, des artistes comme Miles Davis, Chick Corea, Herbie Hancock, Stanley Clarke, Billy Cobham, Jean-Luc Ponty, Steely Dan, Al Di Meola, Terje Rypdal et bien d'autres encore ont gravé de grandes compositions de jazz rock, riches en mélodie et en harmonie, comme tu le soulignes fort bien Pierre avec, de surcroît, des sonorités innovantes comme ce fut le cas avec les Beatles, Jimi Hendrix, Soft Machine, les Who, Frank Zappa, Santana, Pink Floyd, Yes ou bien encore Jeff Beck dans ses interprétations et reprises aussi profondes qu'éblouissantes comme She's a Woman (1975) et Cause We've Ended As Lovers (1975), bien que parfois complexes pour un néophyte et autres puristes. D'ailleurs, en ce qui concerne Frank Zappa, Santana, Steely Dan et Jeff Beck, leur carrière et leurs albums sont orientés autant sur le rock que sur le jazz.

    Certaines compositions des artistes jazz cités précédemment sont devenues avec le temps de grands standards intemporels [à titre d'exemples : Stratus (1973) de de Billy Cobham, Chameleon (1973) et Hang Up Your Hang Ups (1975) de Herbie Hancock, Black Market (1976) et Birdland (1977) de Weather Report, School Days (1976) de Stanley Clarke, The Pump (1980) par Jeff Beck] au sein de la fascinante mosaïque du jazz électrique fusionnel moderne que l'on appelle jazz rock, jazz funk, jazz/funk/rock ou plus simplement actuellement jazz fusion, car le rock et le funk ne sont pas les seuls genres de musiques à intégrer la fusion jazz en constante évolution.


  • Pierre: Comme le montre fort bien ton livre, le jazz-rock / fusion a des racines et ramifications qui s'étendent dans d'autres genres comme le jazz moderne (Steps Ahead, Pat Metheny), le soul-funk (George Duke, Lonnie Liston Smith …), la musique latine (Santana, Deodato…) et le rock classique (Steely Dan), folk (Joni Mitchell), progressiste (Caravan, Yes, Gong…), psychédélique (Harvey Mandel), voire expérimental (Soft Machine) et même métal (Joe Satriani, Derek Sherinian). Il est parfois difficile de catégoriser tous ces artistes et albums différents. Comment et sur quels critères as-tu basé ta sélection ?

    Philippe: Mon choix est certes subjectif ; je me suis néanmoins efforcé de retenir des albums homogènes et créatifs, dans un large éventail de styles et d'artistes qui en définit le genre à une période donnée. Cela permet une vision vaste mais sélective pour le lecteur face à des artistes ayant approché à court, moyen ou long termes ce style de musique avec plus ou moins de réussite artistique.


  • Pierre: Certains de ces albums sont d'ailleurs tellement différents dans leur approche qu'il est difficile d'imaginer qu'une seule personne puisse embrasser et apprécier tous ces styles à la fois. Qu'en penses-tu ?

    Philippe: Oui, c'est exact. Mais on peut le dire tout autant pour le Rock, dans lequel il y a d'énormes différences musicales entre par exemple Elvis Presley, les Beatles, Jimi Hendrix, The Doors, Santana, Franck Zappa, Pink Floyd, J.J. Cale ou Randy Newman. Et tout autant en ce qui concerne le Jazz, entre Louis Armstrong, Django Reinhardt, Duke Ellington, Charlie Parker, Miles Davis, Thelonious Monk ou John Coltrane.

    Pour ma part, bien qu'étant très exigeant musicalement, j'aime toutes ces différences de styles lorsqu'ils me touchent profondément. Cela passe avant tout par la créativité, la tonalité, le groove, la production, la qualité de l'enregistrement et enfin l'émotion que tous ces éléments apportent.

    La curiosité, l'ouverture musicale et le fait d'écouter énormément de genres musicaux dans leur contexte historique respectif permet entre autres, de comprendre et de s'enrichir l'esprit afin d'apprécier pleinement tous ces styles à la fois.


  • Pierre: A partir des années 80, la fusion a "fusionné" dans un jazz-pop appelé "smooth" que certains déconsidèrent pour sa simplicité d'approche et ses sonorités douces et agréables. On y trouve pourtant de très bonnes productions (comme Bob James, Lee Ritenour, Larry Carlton et Jeff Lorber d'ailleurs chroniqués dans le livre). Quel est ton sentiment à cet égard ? J'imagine que tu en parleras davantage dans le volume 2 ?

    Philippe: Une grande partie du mouvement Jazz-Fusion original des années 60-70, essentiellement gorgé de Funk et de Rock, va disparaître ou changer radicalement de sonorité dans les années 80. En effet, l'omniprésence de claviers synthétiques joués de manière simplifiée et utilisés dans l'arrangement des compositions par les producteurs et les musiciens en sera la cause principale. De cette mascarade, émergera le Jazz FM et le Smooth-Jazz pour le meilleur et pour le pire… J'ai donc sélectionné le meilleur ( qui reste une minorité) à travers des artistes comme effectivement Bob James, Lee Ritenour, Larry Carlton ou Jeff Lorber, aux regards de leurs plus belles réussites d'albums dans ce style. Le volume 2 « 1990 à nos jours » ira bien au-delà de ce style trop souvent aseptisé et prévisible. De nouvelles combinaisons ont vu le jour.


  • Pierre: Ton livre est dans l'ensemble plutôt objectif et présente une quasi-intégralité des disques parus dans le genre pour la période considérée. Mais parmi ceux chroniqués dans ton livre, si tu devais faire un choix plus subjectif de 5 albums pour l'île déserte, quels seraient-il ?

    Philippe: Je m'attendais à une question piège, mais celle-ci est on ne peut plus ardue pour moi ! Cinq seulement ?! Soit : 1) Miles Davis : In The Silent Way (1969); 2) Weather Report : Mysterious Traveller (1974); 3) Herbie Hancock : Man-Child (1975); 4) Jeff Beck Blow by Blow (1975); 5) Jean-Luc Ponty : Aurora (1975).


  • Pierre: Excellent choix. Voilà 5 albums qu'on peut écouter en boucle et qui sont dans des styles finalement très différents. Et puisque beaucoup d'amateurs pensent à juste titre que le jazz et la fusion s'apprécient le mieux en live, quels seraient ta sélection de cinq CD/DVD/Blu-ray captés en concert ?

    Philippe: 1) Herbie Hancock : Flood, 1975 (Vinyle/Cd); 2) The John Scofield Band : Pick Hits Live, 1987 (Vinyle/Cd); 3) Weather Report : At Montreux, 1976 (DVD); 4) Billy Cobham : Glass Menagerie, live in Riazzino, 1981 (DVD); 5) Jeff Beck, Carlos Santana, Steve Lukather : The Nagano Session, 1986 (DVD).


  • Pierre: Est-ce que tu continues à suivre l'actualité du genre en écoutant les nouvelles productions ? Et si oui, quels sont les nouveaux groupes qui t'ont particulièrement marqué ces dernières années ?

    Philippe: Oui, bien sûr. Mon second volume allant de 1990 à nos jours représente un travail considérable. Je suis actuellement dans la phase de sélection. Depuis quelques années, j'écoute des centaines d'albums de Fusion-Jazz instrumentale. J'ai déjà retenu beaucoup d'artistes postérieurs aux années 80, tels que Jonas Hellborg & Shawn Lane, G.H.S., Jeff Richman, Simon Phillips, Tom Coster, Greg Howe et beaucoup d'autres encore, connus par les grands passionnés du genre. De nouveaux artistes émergent chaque année, de grands albums en découlent et j'en réserve la grande surprise à mes futurs lecteurs.

Trois Chroniques par Philippe Moulin, extraites du livre "Les Maîtres de la Fusion"

Larry Coryell : Barefoot Boy
(Philips), 1971

Barefoot Boy produit par Bob Thiele avec, comme ingénieur du son Eddy Kramer, est enregistré dans le fameux studio Electric Lady, conçu et élaboré par Jimi Hendrix en 1970. Fortement inspiré par ce dernier, Larry Coryell incorpore parfaitement à son jeu les effets sonores du voodoo child. Cet album demeure l'une des plus grandes réussites artistiques et commerciales du guitariste, toutes époques confondues s'entend, tant par l'interprétation exceptionnelle des trois morceaux qui le composent que par sa grande musicalité, aussi inspirée qu'intemporelle.

Tout commence par l'immense et hypnotique Gypsy Queen que l'on fixe à jamais dans son esprit dès la première écoute : près de 12 mn de pure folie communicative, une suite sublimée de la version esquissée par Santana sur le disque Abraxas, composée initialement par le guitariste Gabor Szabo. La performance n'est pas due uniquement au jeu illuminé du guitariste. Au passage, il faut saluer également la magnifique performance des musiciens qui l'accompagnent et, tout particulièrement, celle du méconnu Steve Marcus, le saxophoniste ténor/soprano. Egalement présents sur le vinyle : le grand Roy Haynes à la batterie, les deux percussionnistes Harry Wilkinson et Lawrence Killian. Mervin Bronson est à la basse et Micheal Mandel au piano. Les deux autres morceaux sont composés par Larry Coryell. The Great Espace prend la suite. Et quelle suite! Un puisant jazz-blues à l'harmonie subtile occupe l'espace, sax et guitare sont à l'unisson et des riffs de guitare très groove et répétés renforcent les courtes interventions bluesy de Coryell. Puis, Marcus et son sax impérial entrent judicieusement en scène, par à-coups, ses silences renforçant d'autant son jeu vigoureux et les contrastes sonores qu'ils engendrent, à l'image de ceux créés par Miles Davis et Wayne Shorter. Pour finir, la section rythmique basse/batterie et les percussions s'intensifient nettement en fin de plage, invitant l'envoûtante sonorité de guitare wah wah jouée par Larry Coryell à sublimer ce final tribal inattendu. L'imposant Call To The Higher Consciousness occupe entièrement la face verso du vinyle : un morceau de nature moins électrique, plus traditionnel et surtout plus spirituel, où chacun s'exprime à sa guise tout en respectant une certaine cohésion. Une composition au titre évocateur, tout comme celui de l'album (le garçon aux pieds nus…) qui s'impose sur la couverture. Tous deux sont inspirés par la rencontre de Larry Coryell avec le gourou Scri Chinmoy qui aura une influence encore plus grande et durable sur le guitariste du Mahavishnu, John McLaughlin.

Grâce à ce disque en tous points exceptionnels, Larry Coryell s'installe à jamais dans la cour des grands. Vous l'avez compris, cet opus est une référence absolue et demeure essentiel dans l'histoire du jazz-rock-blues, apprécié davantage à sa parution par les amateurs et musiciens de jazz et de blues fusionnel, que par le public rock en général, qui avait déjà fort à faire avec Jimi Hendrix.


Larry Carlton : Last Nite
(MCA), 1987

Trois années se sont écoulées depuis la sortie de Friends, le meilleur album de fusion jazz/rock enregistré en studio par Larry Carltonà ce jour. Autant vous dire que ce nouvel opus était attendu. Mais contrairement à d'autres guitaristes comme John McLaughlin, John Scofield ou encore Lee Ritenour, Larry Carlton n'est pas un compositeur très prolifique. C'est donc un nouveau disque live qu'il nous est proposé d'entendre. Et ce Last Nite va peser très lourd dans la discographie du guitariste et tout autant dans l'histoire du jazz en général. Enregistré le soir du 17 février 1986 au jazz club Baked Potato North Hollywood de Los Angeles, le guitariste est entouré d'Abraham Laboriel à la basse, John Robinson à la batterie, Terry Trotter aux claviers, Alex Acuna aux percussions, Jerry Hey et Gary Grant aux trompettes et Mark Russo au saxophone. La prise de son et le mixage final sont confiés à Ric Pekkonen qui accomplit un véritable travail d'orfèvre.

Le répertoire retenu est constitué de six morceaux : quatre compositions de Larry Carlton et deux reprises de Miles Davis. Un miracle se produit dès l'ouverture sur So What : Carlton place délicatement sur son manche les premiers accords joués en boucles de la célèbre mélodie de Miles. Il est rejoint un bref instant par le duo de trompettes jouant à l'unisson les deux fameuses notes de renfort conçues initialement par Miles, puis le reste du groupe se met en place avec beaucoup d'élégance. Le tempo se veut très swing et permet ainsi au guitariste de s'envoler de mille feux sur un tapis sonore à la fois dynamique et aérien. L'impressionnante dextérité du touché de Larry Carlton laisse sans voix. Littéralement habité, le guitariste développe un lyrisme d'une richesse confondante doublé d'un feeling prodigieux. Le Fender Rhodes de Trotter prend ensuite la relève de façon plus convenue. Mais que pouvait-il faire après tant de grâce ? A peine remis d'un tel brûlot, Don't Give Up déboule à fond de cale, tout aussi imparable. Le son est énorme. Ce succulent cocktail de jazz/boogie/blues/rock a de quoi rivaliser avec les grands maîtres de boogie/blues express, souvent prisés et appréciés dans le monde du rock américain avec, souvent en prime, un son de guitare plus gras et un tempo plus appuyé, vu le contexte musical et le style abordé. Je pense entre autres à Rory Gallagher, Billy Gibbons (ZZ Top), Ed King (Lynyrd Skynyrd) ou encore à l'énigmatique Jeff « Skunk » Baxter (Steely Dan et The Doobie Brothers) qui ne sont certainement pas passés à côté de ce disque d'exception. Plus tempéré, The B.P.Blues calme les esprits encore bouleversés par un tel prodige et renvoie à d'autres grosses pointures, allant à titre d'exemple d'Eric Clapton (dans ses grands jours) à Jeff Beck (période blues) en passant par l'incontournable Steve Ray Vaughan. La trompette bouchée de Miles arrive ensuite à point nommé pour « jazzifier » ce blues joué magnifiquement, mais de façon volontairement traditionnelle. Il offre de surcroît un pont idéal pour All Blues, l'autre grande reprise de Miles. Le jeu et les attaques de Carlton se rapprochent ici du trop méconnu Roy Buchanan et de quelques autres guitaristes comme Robben Ford, vous diront certains érudits. Le plaisir continue avec l'introduction de Last Nite sur fond de basse funky développant un groove inéluctable qui annonce encore bien des surprises et autant de bonheur. De nouveau, la guitare de Larry Carlton y atteint des sommets de musicalité ; c'est à en pleurer ! L'inspiration règne en maître et l'imposante improvisation du guitariste touche à chaque instant au sublime. Puis, Emotions Wound Us So évolue ensuite tout en douceur; on quitte le blues des dieux pour une ballade sensuelle de toute beauté.

N'ayons pas peur des mots : Last Nite est un véritable O.V.N.I. dans la sphère des années 80 ! Il n'aura aucune équivalence durant cette décennie si controversée et se définit comme l'un des plus grands albums live de guitare jazz/blues électrique instrumentale de tous les temps. Que dire de plus ?


John Abercrombie : Timeless
(MCA), 1987

John Abercrombie, guitariste/compositeur américain, né le 16 décembre 1944 à Port Chester dans l'état de New York, apprend seul à jouer de la guitare à l'âge de quatorze ans, attiré par le rock'n roll de Chuck Berry et d'Elvis Presley. Peu de temps s'écoule avant que son professeur de musique lui fasse découvrir le jazz de Miles Davis, celui de Dave Brubeck et de beaucoup d'autres. Il découvre également le guitariste Jim Hall et décide d'aller étudier au Berklee College of Music où il restera de 1962 à 1966. Il devient professionnel à partir de l'année 1967, puis joue en 1969 avec des musiciens tels que Randy Brecker ou Billy Cobham. Il retrouvera ce dernier lors des enregistrements de Crosswinds, Total Eclipse et Shabazz, trois disques de Cobham sortis en 1974. Il rencontre également Gato Barbieri, Stanley Clarke et Chico Hamilton. Il effectue avec ce dernier sa première aventure en Europe en 1970, lors du quatrième festival de jazz à Montreux. L'année suivante, il joue avec, entre autres, Gil Evans.

En 1974, parallèlement aux sessions d'enregistrement avec Cobham, il forme un trio de choc avec Jan Hammer aux claviers et Jack DeJohnette à la batterie. Les 21 et 22 juin, le guitariste enregistre au Generation Sound Studio de New York son premier album Timeless produit par Manfred Eicher, le fondateur du prestigieux label ECM. Le disque ne sortira que l'année suivante, habillé d'une paisible et gracieuse couverture, l'une des marques de fabrique du label. Cet opus symbolise ce que le guitariste a fait de mieux en matière de jazz/fusion. Sur l'ouverture agitée de Lungs, une composition de Jan Hammer, certains n'y verront qu'un simple exercice de style, alors que d'autres y décèleront des grands moments de duels épiques, semblables à ceux gravés par le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin. L'orgue Hammond et le synthétiseur de Hammer y croisent gaiement le fer avec la guitare alerte et sauvage d'Abercrombie. Passé ce tour de chauffe effréné, merveilleusement canalisé par les fûts et les cymbales de DeJohnette, le rythme s'estompe, faisant place à son jeu de batterie particulièrement minutieux et aéré, renforcé par la délicate discrétion de ses deux co-équipiers. Puis, une troisième phase sonore prend forme sur un rythme groovy et funky, où la guitare d'Abercrombie diffuse un blues psychédélique envoûtant, proche de ceux immortalisés par Jimi Hendrix, Miles Davis, voire le groupe Parliament.

Plus à l'image du paisible graphisme de couverture, Love Song signé par Abercrombie, vous convie ensuite à une toute autre ambiance musicale, plus acoustique et d'une extrême beauté. Piano forte et guitare forment ici un duo de charme irrésistible, où chaque note, chaque silence vous interpellent, vous émeuvent pour ne plus vous lâcher. Jan Hammer y dévoile son immense talent de pianiste acoustique, un registre inhabituel pour lui, chargé d'une sensibilité à fleur de peau et d'un touché de maître. Puis, Ralph's Piano Waltz, un jazz plus traditionnel chargé de swing pur jus met en scène tour à tour la guitare et l'orgue Hammond, revisitant le style sans toutefois le transcender. Sur Red And Orange, l'ombre du Mahavishnu est de retour et nous ramène à une sonorité plus brutale, sur un rythme vigoureusement jazz/rock. Dès l'ouverture, une ligne de basse massive martèle le tempo et annonce effectivement la couleur… Claviers et guitare se lancent à nouveau dans une course exaltée, accompagnés de mains de maître par le percussionniste. Abercrombie nous sort le grand jeu sur cette composition signée par Hammer. Retour au duo acoustique avec le nostalgique et contrasté Remembering où le piano forte de Hammer fait encore des merveilles sur une composition encore écrite par Abercrombie dans laquelle cet instrument domine à nouveau. Cette magnifique ballade, proche de Love Song, est jouée quant à elle de façon plus dynamique et appuyée. Une fort belle réussite où une fois de plus les silences en renforcent d'autant la trame. Arrive ensuite Timeless le titre éponyme qui mérite bien son appellation. Il nous invite à un dernier et sublime voyage, plus mystique où l'inspiration du trio nous submerge à chaque seconde. Composition admirable gorgée de mystère : sa progression jouée tout en retenue, aussi majestueuse que spirituelle, s'avère réellement touchée par la grâce. Intemporel ? Oui, le mot est juste.

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