Interview de Philippe Moulin par Pierre Dulieu
Pierre: Bonjour Philippe. Commençons par les présentations. Quel est ton parcours musical et comment as-tu acquis une telle culture dans ce domaine qui t'a permis d'écrire cette première anthologie en français sur le jazz-rock / jazz-funk / fusion ?
Philippe: Ma passion pour la musique m'est venue très jeune. En 1965, j'avais 10 ans et les chansons des Beatles résonnaient déjà chaque jour dans ma chambre grâce à la belle collection de ma sœur aînée. A cette époque, j'avais la chance d'accéder à son électrophone et j'écoutais dès que possible les 45 tours d'Elvis Presley, des Beatles des Kinks, des Rolling Stones et de Ray Charles. Adolescent, j'ai eu la chance de voir mon premier concert à 15 ans et pas des moindres. J'assistai a un concert du groupe britannique The Who qui passait à Paris au Théâtre des Champs Elysées. Le choc fut immense. Ma vie à cet instant sera bouleversée à jamais et s'orientera irrésistiblement vers la découverte de la musique rock.
En 1978, je rentre comme disquaire en plein Paris, à la FNAC Montparnasse, véritable temple culturel à l'époque. J'y découvre en profondeur la musique classique, le jazz, le blues, la musique soul, le funk, la chanson française et les musiques du monde. Mais ce n'est pas tout : je constate que le rock ne m'avait pas encore livré tous ses secrets. En 1997, je crée enfin ma propre boutique à Paris (6ème) sous le nom de « Soul Kitchen Music », un clin d'œil au groupe The Doors. J'accueille, je conseille et je partage naturellement mon savoir avec passion. En 2003, je collabore en tant que consultant musical avec l'Observatoire de la Cité de la Musique. En 2004, la conjoncture me contraint à fermer mon magasin (l'effondrement progressif du disque vinyle amorcé depuis le milieu des années 80 perdure encore à cette époque, la vente des compact-discs également dû à la sortie sur le marché français des graveurs de CD ! Il faut ajouter à cela un plan Vigipirate à rallonge instauré dans le quartier suite aux attentats du 11septembre 2011 et j'en passe). Après une difficile période de chômage entrecoupée de jobs plus ou moins alimentaires, je décide de consacrer mon temps à l'élaboration d'un livre sur l'âge d'or du rock. En 2012, mon projet devient réalité avec la parution de « Les Authentiques Trésors du Rock 1965-1979 ». Malgré son prix élevé, ce livre luxueux et massif rencontre un vif succès, car il se démarque des autres du genre de par sa sélection rigoureuse et son franc-parler.
Également passionné de jazz, surtout au fil des années, en 2016, je décide de m'investir dans un nouveau projet d'écriture sur le jazz et, plus précisément, sur sa fusion électrique amorcée de façon conséquente en 1969. Pour des raisons techniques et historiques, je choisis d'approfondir la période partant de sa genèse avérée en 1969 jusqu'à 1989, dans un premier temps. A l'aube de ma retraite, ma disponibilité, ma culture acquise, ma curiosité et ma ténacité m'ont permis d'effectuer les recherches historiques nécessaires et de passer beaucoup de temps et autant de plaisir à des écoutes approfondies qui ont décuplé mes connaissances de base en la matière. Après un vain parcours du combattant pour tenter de trouver un nouvel éditeur qui soit intéressé par l'ouvrage et son éventuel gain lucratif (l'éditeur de mon premier livre étant parti à la retraite), je pris l'initiative de l'auto-éditer en 2020.
Pierre: Le jazz, le rock et le funk ont chacun leur public depuis longtemps mais le jazz-rock, bien qu'ayant aussi un noyau de fans inconditionnels, est plus confidentiel. Pourquoi avoir choisi ce genre en particulier ?
Philippe: Après la parution de mon premier livre, mon épouse m'incita à me lancer un second défi, celui d'écrire un ouvrage sur le Jazz-Rock. Enthousiasmé par ce nouveau projet, je décidai d'en élargir l'idée en y intégrant la fusion d'albums Jazz-Funk de préférence instrumentale pour plus de cohérence. Dès lors, mon investigation dans l'Univers spécifique du Jazz-Rock et du Jazz-Funk et de ses maîtres avérés pouvait commencer. J'étais conscient que je ne toucherai pas un large public, à l'instar du Rock, mais personne n'avait osé jusque-là écrire de façon approfondie sur le sujet. Je voulais rendre justice à tous ces grands compositeurs et musiciens beaucoup trop souvent ignorés par les médias.
Pierre: Comment définirais-tu le jazz-rock et, en tant que genre musical, qu'est-ce qu'il t'apporte de plus par rapport au jazz et au rock ?
Philippe: Le Jazz-Rock est, par définition à cette période une musique instrumentale, ce qui rend le genre on ne peut plus universel. Cette forme de musique fusionnelle emprunte essentiellement au Rock et au Blues, à ses rythmes binaires et ses sonorités très diverses, pour se confondre avec le Jazz à travers ses différents styles, comme le swing, le be-bop, le hard-bop ou le latin-jazz, en faisant la part belle aux solistes au sein de chaque formation. Cela apporte un plus, si on le compare à titre d'exemple au rock progressif aux sonorités quelquefois Jazz, mais souvent chanté. Les musiciens de Jazz-Rock ont souvent une technicité supérieure et plus variée par rapport à ceux du Rock, tant au niveau des sections rythmiques basse/batterie que des solistes.
Pierre: La technique existe aussi dans le rock mais disons qu'elle est la plupart du temps moins démonstrative et que la priorité reste quand même donnée aux mélodies et aux harmonies (voir les Beatles par exemple). C'est sans doute la raison pour laquelle le jazz-rock reste confidentiel. Cela dit, les meilleurs disques de jazz-rock ne sont-ils pas ceux qui, en plus de la technicité, offrent aussi de vraies compositions riches en mélodie et en harmonie (comme chez Chick Corea par exemple). Qu'en penses-tu ?
Philippe: Oui effectivement, des artistes comme Miles Davis, Chick Corea, Herbie Hancock, Stanley Clarke, Billy Cobham, Jean-Luc Ponty, Steely Dan, Al Di Meola, Terje Rypdal et bien d'autres encore ont gravé de grandes compositions de jazz rock, riches en mélodie et en harmonie, comme tu le soulignes fort bien Pierre avec, de surcroît, des sonorités innovantes comme ce fut le cas avec les Beatles, Jimi Hendrix, Soft Machine, les Who, Frank Zappa, Santana, Pink Floyd, Yes ou bien encore Jeff Beck dans ses interprétations et reprises aussi profondes qu'éblouissantes comme She's a Woman (1975) et Cause We've Ended As Lovers (1975), bien que parfois complexes pour un néophyte et autres puristes. D'ailleurs, en ce qui concerne Frank Zappa, Santana, Steely Dan et Jeff Beck, leur carrière et leurs albums sont orientés autant sur le rock que sur le jazz.
Certaines compositions des artistes jazz cités précédemment sont devenues avec le temps de grands standards intemporels [à titre d'exemples : Stratus (1973) de de Billy Cobham, Chameleon (1973) et Hang Up Your Hang Ups (1975) de Herbie Hancock, Black Market (1976) et Birdland (1977) de Weather Report, School Days (1976) de Stanley Clarke, The Pump (1980) par Jeff Beck] au sein de la fascinante mosaïque du jazz électrique fusionnel moderne que l'on appelle jazz rock, jazz funk, jazz/funk/rock ou plus simplement actuellement jazz fusion, car le rock et le funk ne sont pas les seuls genres de musiques à intégrer la fusion jazz en constante évolution.
Pierre: Comme le montre fort bien ton livre, le jazz-rock / fusion a des racines et ramifications qui s'étendent dans d'autres genres comme le jazz moderne (Steps Ahead, Pat Metheny), le soul-funk (George Duke, Lonnie Liston Smith …), la musique latine (Santana, Deodato…) et le rock classique (Steely Dan), folk (Joni Mitchell), progressiste (Caravan, Yes, Gong…), psychédélique (Harvey Mandel), voire expérimental (Soft Machine) et même métal (Joe Satriani, Derek Sherinian). Il est parfois difficile de catégoriser tous ces artistes et albums différents. Comment et sur quels critères as-tu basé ta sélection ?
Philippe: Mon choix est certes subjectif ; je me suis néanmoins efforcé de retenir des albums homogènes et créatifs, dans un large éventail de styles et d'artistes qui en définit le genre à une période donnée. Cela permet une vision vaste mais sélective pour le lecteur face à des artistes ayant approché à court, moyen ou long termes ce style de musique avec plus ou moins de réussite artistique.
Pierre: Certains de ces albums sont d'ailleurs tellement différents dans leur approche qu'il est difficile d'imaginer qu'une seule personne puisse embrasser et apprécier tous ces styles à la fois. Qu'en penses-tu ?
Philippe: Oui, c'est exact. Mais on peut le dire tout autant pour le Rock, dans lequel il y a d'énormes différences musicales entre par exemple Elvis Presley, les Beatles, Jimi Hendrix, The Doors, Santana, Franck Zappa, Pink Floyd, J.J. Cale ou Randy Newman. Et tout autant en ce qui concerne le Jazz, entre Louis Armstrong, Django Reinhardt, Duke Ellington, Charlie Parker, Miles Davis, Thelonious Monk ou John Coltrane.
Pour ma part, bien qu'étant très exigeant musicalement, j'aime toutes ces différences de styles lorsqu'ils me touchent profondément. Cela passe avant tout par la créativité, la tonalité, le groove, la production, la qualité de l'enregistrement et enfin l'émotion que tous ces éléments apportent.
La curiosité, l'ouverture musicale et le fait d'écouter énormément de genres musicaux dans leur contexte historique respectif permet entre autres, de comprendre et de s'enrichir l'esprit afin d'apprécier pleinement tous ces styles à la fois.
Pierre: A partir des années 80, la fusion a "fusionné" dans un jazz-pop appelé "smooth" que certains déconsidèrent pour sa simplicité d'approche et ses sonorités douces et agréables. On y trouve pourtant de très bonnes productions (comme Bob James, Lee Ritenour, Larry Carlton et Jeff Lorber d'ailleurs chroniqués dans le livre). Quel est ton sentiment à cet égard ? J'imagine que tu en parleras davantage dans le volume 2 ?
Philippe: Une grande partie du mouvement Jazz-Fusion original des années 60-70, essentiellement gorgé de Funk et de Rock, va disparaître ou changer radicalement de sonorité dans les années 80. En effet, l'omniprésence de claviers synthétiques joués de manière simplifiée et utilisés dans l'arrangement des compositions par les producteurs et les musiciens en sera la cause principale. De cette mascarade, émergera le Jazz FM et le Smooth-Jazz pour le meilleur et pour le pire… J'ai donc sélectionné le meilleur ( qui reste une minorité) à travers des artistes comme effectivement Bob James, Lee Ritenour, Larry Carlton ou Jeff Lorber, aux regards de leurs plus belles réussites d'albums dans ce style. Le volume 2 « 1990 à nos jours » ira bien au-delà de ce style trop souvent aseptisé et prévisible. De nouvelles combinaisons ont vu le jour.
Pierre: Ton livre est dans l'ensemble plutôt objectif et présente une quasi-intégralité des disques parus dans le genre pour la période considérée. Mais parmi ceux chroniqués dans ton livre, si tu devais faire un choix plus subjectif de 5 albums pour l'île déserte, quels seraient-il ?
Philippe: Je m'attendais à une question piège, mais celle-ci est on ne peut plus ardue pour moi ! Cinq seulement ?! Soit : 1) Miles Davis : In The Silent Way (1969); 2) Weather Report : Mysterious Traveller (1974); 3) Herbie Hancock : Man-Child (1975); 4) Jeff Beck Blow by Blow (1975); 5) Jean-Luc Ponty : Aurora (1975).
Pierre: Excellent choix. Voilà 5 albums qu'on peut écouter en boucle et qui sont dans des styles finalement très différents. Et puisque beaucoup d'amateurs pensent à juste titre que le jazz et la fusion s'apprécient le mieux en live, quels seraient ta sélection de cinq CD/DVD/Blu-ray captés en concert ?
Philippe: 1) Herbie Hancock : Flood, 1975 (Vinyle/Cd); 2) The John Scofield Band : Pick Hits Live, 1987 (Vinyle/Cd); 3) Weather Report : At Montreux, 1976 (DVD); 4) Billy Cobham : Glass Menagerie, live in Riazzino, 1981 (DVD); 5) Jeff Beck, Carlos Santana, Steve Lukather : The Nagano Session, 1986 (DVD).
Pierre: Est-ce que tu continues à suivre l'actualité du genre en écoutant les nouvelles productions ? Et si oui, quels sont les nouveaux groupes qui t'ont particulièrement marqué ces dernières années ?
Philippe: Oui, bien sûr. Mon second volume allant de 1990 à nos jours représente un travail considérable. Je suis actuellement dans la phase de sélection. Depuis quelques années, j'écoute des centaines d'albums de Fusion-Jazz instrumentale. J'ai déjà retenu beaucoup d'artistes postérieurs aux années 80, tels que Jonas Hellborg & Shawn Lane, G.H.S., Jeff Richman, Simon Phillips, Tom Coster, Greg Howe et beaucoup d'autres encore, connus par les grands passionnés du genre. De nouveaux artistes émergent chaque année, de grands albums en découlent et j'en réserve la grande surprise à mes futurs lecteurs.
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